Romain Caillet est chercheur et consultant sur les questions islamistes. Basé à Beyrouth, il est également doctorant associé à l’Institut français du Proche-Orient. Farhad Khosrokhavar est sociologue franco-iranien, directeur de recherche à l’EHESS, et auteur de Quand Al Qaïda parle : témoignages derrière les barreaux.
Près de mille jeunes sont partis de France pour faire le djihad. Des jeunes qui se trouvent dans une crise identitaire si profonde que la mission sacrée qu’ils se sont donnée a pour eux valeur de planche de salut et justifie tout, même les crimes les plus abominables.
Mourad Fares, « sergent-recruteur » du djihad et originaire de Thonon-les-Bains en Haute-Savoie, a été arrêté en août 2014 en Turquie et mis en examen le jeudi 11 septembre à Paris. En février dernier, il donnait une interview au magazine « Vice » où il détaillait, entre autres, ses motivations au djihad. Une plongée inédite dans le système des valeurs et la psychologie de ces jeunes occidentaux qui ont choisi de partir combattre au côté de leurs « frères ».
Se pose inévitablement en premier lieu la question de l’identité de ces personnes avant qu’elles ne deviennent djihadistes. Des gens normaux, des frères, des amis ou des connaissances si l’on en croit les propos du journaliste à l’origine de l’interview, Johan Prud’homme, qui désigne son ancien camarade, avant qu’il ne s’engage, comme étant « très instruit », quelqu’un « très au fait de la religion musulmane » mais chez qui « nulle trace d’extrémisme » ne régnait. Un jeune homme somme toute comme les autres, qui buvait, fumait et sortait le soir en boîte de nuit.
Atlantico : Qui sont ces djihadistes, à l’origine? Quelles étaient à leur vie et leurs aspirations, et pourquoi ont-il décidé de partir en « croisande » ?
Farhad Khosrokhava : Il y a deux types de jeunes occidentaux non musulmans qui partent faire le djihad. Les premiers sont des jeunes qui habitent aux alentours de cités à majorité musulmane. Ils grandissent entourés d’amis musulmans et s’assimilent à eux, miment leur comportement : ils ne mangent pas de porc, ne boivent pas d’alcool et s’essayent au jeun du Ramadan. Pour se prouver à eux-mêmes qu’ils sont de vrais musulmans, ils ont tendance à faire de l’excès de zèle et à se radicaliser bien plus que les autres.
La deuxième catégorie concerne plus les gens appartenant aux classes moyennes. Ils ne sont pas radicalisés par les cités mais par l’Internet. Actuellement l’islam est la seule idéologie militante qui demeure dans le monde. L’extrême gauche a presque disparu en Occident. Avant il y avait les décembristes, les communistes, les anarchistes… Désormais, même les trotskistes ne battent plus le pavé que pour des histoires de salaires ou de droits syndicaux.
L’extrémisme djihadiste permet donc de redonner un idéal de révolution, anti-impérialiste, à ces jeunes européens en perte d’identité. Le djihadisme leur donne une vision dichotomique, leur dit enfin quoi faire, ce qui est bien, ce qui est mal. Enfin, chez ces Occidentaux qui vont faire le djihad, il y a aussi une dimension humanitaire. Il ne s’agit pas de personnes qui veulent assouvir une folie meurtrière à la Merah ou à la Nemmouche, mais d’êtres humains qui veulent aller prêter main forte à leurs « frères » sur le terrain, des frères qu’ils sentent malmenés, maltraités.
Romain Caillet : Il est clair qu’il s’agit pour la plupart de jeunes qui n’ont pas forcément d’attaches familiales et professionnelles fortes. Rien ne les retient dans leur pays, et ils aspirent à participer à l’édification d’un Etat islamique et à venir en aide à une population opprimée à laquelle ils s’identifient par la religion. D’autres partent également parce qu’ils recherchent l’aventure et le besoin de mourir en martyr pour une cause qui les animent, à savoir la défense d’une religion qu’ils considèrent comme étant l’unique légitime.
Il est utile de préciser par ailleurs que l’aspect communautaire évoqué par les termes de Mourad Fares lorsqu’il dit que dans l’Islam, il n’y a « ni frontière, ni nationalisme » n’est pas spécifique aux djihadistes. Bien entendu, cela joue également un rôle important dans leurs motivations, mais en réalité cela dépasse la question du djihadisme. Tous les mouvements islamistes considèrent qu’il n’y a qu’une seule communauté musulmane, en dépit des différences ethniques qui peuvent être assez fortes d’un pays à l’autre, et que les frontières ont été inventées par les occidentaux. Au Moyen-Orient, la plupart des pays, comme la Jordanie ou le Liban, sont des créations occidentales. Seuls certains pays, à l’instar de l’Egypte ou du Maroc, ont conservé leurs frontières et leur identité culturelle depuis plusieurs siècles.
L’identité de ces jeunes djihadistes ne diffère pas non plus de celle de l’écrivain, essayiste et journaliste Michael Muhammad Knight, converti à l’Islam et sur le point de partir faire le djihad contre la Russie dans les années 1990. Cependant, les motivations divergent radicalement. A travers une tribune intitulée « I understand why Westerners are joining jihadi movements like ISIS. I was almost one of them » (« Je comprends pourquoi des Occidentaux rejoignent des mouvement djihadistes comme l’Etat islamique. J’ai failli être l’un d’entre eux ») publiée dans le Washington Post, il y explique son parcours.
Pour Michael Muhammad Knight, tout a changé il y a vingt ans. Alors qu’il est encore un adolescent américain comme les autres, étudiant dans un lycée catholique, la résistance tchétchène contre les Russes commence à prendre de l’ampleur. Chaque jour, la télévision fait défiler des images de « destructions et de souffrance ». Révolté par de tels clichés, le jeune homme se met en tête de rejoindre la résistance tchétchène et quitte les Etats-Unis. Il se rend alors dans une école coranique au Pakistan, où il se lance dans l’étude des saintes écritures. « Cela peut être difficile à croire mais je pensais à la guerre en termes de compassion. Comme de nombreux Américains qui ont servi dans les forces armées par amour de leur pays, je voulais combattre l’oppression et protéger la sécurité et la dignité des autres. Je croyais que le monde allait mal. Je plaçais ma foi dans une quelconque solution magique, clamant que le monde irait mieux grâce au renouveau d’un islam authentique et à un système gouvernemental véritablement islamique. Mais je croyais aussi que lutter pour la justice valait plus que ma propre vie », explique-t-il.
« Ce n’est pas un verset que j’ai pu lire dans mon étude du Coran qui m’a donné envie de me battre, mais plutôt mes valeurs américaines. J’ai grandi dans les années 80 sous Reagan. J’ai grandi en regardant les dessins animés G.I Joe, dont les chansons disaient : « Bats-toi pour la liberté, partout où il y a des problèmes ». J’étais sûr que ces individus avaient le droit et la légitimité d’intervenir dans quelque endroit du monde où ils pensaient que la liberté, la justice et l’égalité étaient menacées », raconte l’écrivain.
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