L’engagement à vie est une singularité catholique

Françoise Dekeuwer-Défossez, dans La Croix du 25 août 2014

Depuis longtemps, vous travaillez sur le lien affectif et familial. Comment l’avezvous vu évoluer ?

Françoise Dekeuwer-Défossez : Le lien est toujours essentiel pour chacun. La famille est devenue le cœur Cde ce à quoi les gens tiennent. La vie de célibataire qui, à une cer taine époque, pouvait paraître libre et légère, n’est plus du tout connotée ainsi. Si les célibataires sont nombreux, la plupart cherchent l’âme sœur. Peut-être parce que, dans notre société éparpillée, les solidarités de village, de voisinage ou de travail s’émiettent. La famille est ressentie comme le lien indispensable parce qu’il subsiste après tous les autres. Mais il se transforme énormément, avec un basculement du lien de couple vers le lien de filiation, qui nous relie à nos parents et à nos enfants. Les liens de couple restent certes nécessaires, importants, mais on les sait désormais fragiles. Chacun sait qu’il n’est malheureusement pas certain qu’ils durent toute la vie. L’entrée en famille se fait de manière progressive : les jeunes couples vivent ensemble, puis achètent une maison, font ensuite un bébé et enfin, parfois, se marient. Juridiquement, cela pose de nombreuses questions.

Le lien de couple est devenu juridiquement secondaire ?

F. D.-D.: C’est le lien de filiation qui fonde désormais la famille. Il est perçu, contrairement au lien de couple, comme très solide. Dans un monde mouvant, la filiation est perçue comme immuable. Entre la stabilité des liens de filiation et la fugacité des liens de couple, il existe une contradiction. Les séparations vont écarteler le lien de filiation entre deux personnes qui vont contracter de nouvelles unions.

Écarteler ?

F. D.-D. : Il faut oser écrire ce mot. L’enfant est toujours devant une division. Il n’échappe pas aux conflits de loyauté, d’autant que rares sont les parents qui résistent à la tentation d’impliquer l’enfant dans leur contentieux.

La notion d’engagement à vie disparaîtrait-elle ?

F. D.-D.: Cette notion a existé en Europe catholique du XIIe au XXe siècle. Partout ailleurs dans le monde, elle n’existe pas. Toutes les sociétés connaissent des formes de divorce, très diverses. Seule l’Église catholique a cru, à un moment donné, pouvoir imposer un autre système. En théorie, cela a fonctionné. Pratiquement, il y a eu beaucoup d’accommodements avec la règle.

L’engagement à vie serait une singularité catholique ?

F. D.-D. : Absolument. Cela correspond à un moment de l’histoire, soutenu par une théologie particulière. Cette vision du monde estaujourd’hui questionnée. Un fondement théologique a imprégné l a s o c i é t é , e t a u jourd’hui, il ne fonctionne plus dans la société occidentale, ni même chez les catholiques. Sauf chez les plus engagés. C’est pour moi la fin d’un cycle.

Dans cette évolution, quel rôle joue le droit ? Précède-t-il la vie ou bien l’organise-t-il ?

F. D.-D.: Le droit est le fruit d’une société, et en même temps il la régit. Il ne peut pas imposer des choses contraires à ce qu’une société vit. Lorsqu’il le tente, il est peu efficace, il patine. C’est flagrant en France dans le domaine de l’égalité professionnelle entre hommes et femmes. Dans le domaine de la famille, le droit s’est voulu suiviste, accompagnant le divorce et la montée des concubinages. Mais ce n’est pas parce que le divorce est devenu juridiquement plus facile qu’il s’est multiplié. Les Français ont tendance à surestimer l’aptitude du droit à modeler les comportements. La montée des divorces avait commencé avant 1975. Depuis 2004, ils sont devenus plus faciles et le taux de « divorcialité » n’a pas augmenté. En 2013, le nombre de divorces a même un peu diminué.

Mais notre instabilité législative est une catastrophe : pourquoi respecter une loi qui existe depuis trois mois et dont on sait qu’elle sera modifiée dans six mois? Depuis le CPE, sous Villepin, on sait qu’une loi votée peut être retirée sous la pression de la rue. Depuis, on considère qu’une loi votée peut être « dévotée », devenant le produit d’un rapport de force sujet à évolution. Même dans le droit de la famille. Sur le mariage pour tous, des juristes de haut niveau travaillent actuellement sur une éventuelle abrogation de la loi.

Face à l’éparpillement de groupuscules représentants légitimes d’intérêts opposés, comment faire une loi qui ne serait pas perçue comme le fruit d’un rapport de force ? Ne glissons-nous pas du règne d’une loi commune pérenne à une multiplication de contrats particuliers à durée limitée ?

F. D.-D. : C’est la théorie de la contractualisation de la famille. Cela n’est pas nouveau : le mariage a toujours été un contrat, comme les partages successoraux.

Mais si le contrat se fait en dehors de la loi, il peut être très inégalitaire, et devenir un instrument d’oppression, étant l’expression d’un rapport de force, et ne préserve pas du changement d’avis. Fonder le droit de la famille sur un engagement est risqué. Parce que l’homme est fragile et changeant. Si l’on fonde la filiation non pas sur les gènes mais sur l’engagement des parents, il arrivera un jour où les parents répudieront les enfants qui leur seront devenus insupportables (et vice versa) : on l’observe déjà dans le cas de l’adoption. Si le lien de filiation est rompu, l’enfant se retrouve « en l’air ». Trop fonder la filiation sur l’engagement la fragiliserait.