« Cela conduit à effacer la différence, non pas entre l’humain et l’animal, mais entre les personnes et les choses’… A l’occasion de la sortie de son dernier livre, il s’exprime sur les implications de la loi Taubira.
Original en italien: http://www.avvenire.it
——
Avec l’essai « Le Propre de l’homme. Sur une Légitimité menacée » qui vient d’être publié en France par Flammarion, le célèbre philosophe Rémi Brague a ajouté une nouvelle pierre à sa critique de la dérive contemporaine d’empreinte « anti-humaniste », parfois teintée de nihilisme ou de relativisme radical. Pour le penseur, professeur à Paris et à Munich, dans le projet de loi socialiste français très contesté sur le mariage et l’adoption homosexuels, résonne aussi en partie un processus plus général de fond qui, particulièrement en Europe, tend à dévaloriser la légitimité humaine.
– Dans votre dernier essai, vous retracez l’histoire d’une menace de grande envergure contre notre conception traditionnelle de ce qui est «humain». D’où vient cette menace?
«En dernière instance, paradoxalement, elle vient du succès même du projet humaniste, dans sa phase finale. Pas celui qui soulignait la dignité de l’homme, dans la Bible, chez les Pères de l’Église et les penseurs médiévaux, puis au XVe siècle. Mais déjà un peu celui qui se lançait à la conquête de la nature, avec Francis Bacon. Ensuite, bien sûr, celui qui ne tolère rien de supérieur à l’homme: ni nature ni anges, ni Dieu. Mais, ce faisant, l’homme est privé de tout point de référence. L’homme ne peut plus savoir s’il est bon de continuer à exister et, par conséquent, s’il faut continuer l’aventure humaine en assurant la reproduction de l’espèce».
– Cette menace nous souffle dans le cou, aussi en ce début de millénaire?
« Et comment! Elle est même plus présente que jamais. Il y a tout d’abord la présence de moyens tout à fait concrets pour en finir avec l’humanité: les armes nucléaires et les armes biologiques, la pollution terrestre, et enfin, plus discrètement, l’hiver démographique. Cela affecte principalement les régions les plus développées, les plus instruites, les plus démocratiques. Dans le pire des cas, il risque de se produire l’extinction pure et simple de l’espèce, ou au moins une sorte de sélection parmi les plus stupides. Ensuite, il y a le rêve de surmonter l’humain, un rêve au moins aussi vieux que Nietzsche. Aujourd’hui, ce rêve d’un « surhomme » est renforcée par les progrès de la biologie. Enfin, il y a un doute de l’homme sur lui-même. L’homme ne sait plus trop bien s’il diffère radicalement de l’animal. Et tant mieux s’il vaut vraiment plus. Une certaine «écologie profonde» rêve de sacrifier l’humain à la Terre asimilée à une sorte de divinité».
– Quels sont les acteurs ou les facteurs sociaux qui agissent pour effacer la distinction entre ce qui est humain et ce qui l’est pas?
«Le monde scientifique a parfaitement raison lorsqu’il cherche les traces du pré-humain dans l’homme, ou, au contraire, les préfigurations du comportement humain, par exemple chez certains grands primates. Je serais en revanche un peu plus sévère avec les divulgateurs qui ricanent avec une joie mauvaise: « Vous voyez, en fin de compte, vous n’êtes rien d’autre que des arrivistes, des singes qui ont eu de la chance ». Depuis la Première Guerre mondiale, des auteurs influents ont attaqué l’idée d' »humanisme ». Je me réfère au poète russe Alexandre Blok, qui a inventé le mot « anti-humanisme ». Dans les années soixante, dans un climat intellectuel déjà préparé par la Lettre sur l’humanisme d’Heidegger, Louis Althusser et Michel Foucault, à un tout autre niveau de profondeur, a attaqué, pour des raisons différentes, ce qu’ils appelaient « humanisme », sans du reste le définir vraiment».
– Disposons-nous de sentinelles devant cette offensive silencieuse?
« A ma modeste place, j’espère être l’une d’elles. Mais je me garde de mes amis, mes « alliés objectifs ». Car il y a parmi eux des personnages maladroits qui tonnent contre l’anti-humanisme sans dire précisément pourquoi nous devons défendre l’humain. Il y a ceux qui luttent pour les droits de l’homme, ce qui est une bonne chose, mais ils sont incapables d’expliquer pourquoi l’homme a des droits. Et puis il y a ceux qui ne prennent pas en compte ce qu’il y a de vrai dans la protestation écologique et le souci de respecter les autres créatures».
– Jusqu’à quel point le débat en cours en France autour du projet de loi Taubira sur le mariage et l’adoption homosexuels est-il en résonance avec le défi de fond que vous analysez?
« Jusqu’à un certain point. La majorité des défenseurs de la loi sont animés par de bons sentiments, comme le désir d’égalité ou la compassion pour des gens longtemps méprisés. Mais la loi a sa propre logique interne. Autoriser l’adoption par des couples homosexuels, donc forcément non féconds, conduit inévitablement à la procréation artificielle (dite « médicalement assistée ») et la location d’utérus (dite « gestation pour autrui »). L’enfant devient ainsi un objet que l’on fabrique et achète, un bien de confort auquel on a « droit ». Cela conduit à effacer la différence, non pas entre l’humain et l’animal, mais entre les personnes et les choses. Nos socialistes (qui devraient en réalité être appelé «sociétaliste » comme c’est actuellement en usage en France, distinguant ici entre ceux qui espéraient des réformes sociales, et ceux qui font la promotion de « réformes de la société », note de l’auteur de l’article) marchent ainsi vers le triomphe suprême du capitalisme: l’homme qui est devenu marchandise »
– Pour vous, de nouvelles articulations entre la raison, d’une part, et un sentiment à la fois humaniste et religieux, sont-elles possibles …
« Plus que possibles, elles sont nécessaires si l’humanité veut avant tout survivre. Et ensuite si elle vraiment rester humaine, c’est-à-dire rationnelle. Lancer des appels à la nature ou à l’instinct pour assurer l’avenir de l’humanité, confier à l’irrationnel le sort de l' »animal rationnel », est un rejet de la raison, une véritable trahison de la philosophie».
– Sommes-nous bien équipés, si l’on peut dire, pour développer une « pensée du bien »?
« Nous pouvons commencer en puisant aux sources de notre culture. J’ai conclu mon livre avec une méditation du premier récit de la création dans la Genèse, au terme duquel Dieu déclare que ce qu’Il avait fait était «très bon». On peut également invoquer le platonisme avec son « Idée du Bien ». Mais il faudrait tout repenser en profondeur, pour pouvoir le reproposer avec l’espoir de convaincre».