Autorité des Ecritures, autorité de l’Église, autorité du Christ

«Dis nous par quelle autorité tu fais cela? » (Lc 20,2)

Père Marc Rastouin s.j.

Revue Sources Vives, La Parole et ma vie, Revue des Fraternités Monastiques de Jérusalem, n° 170, pp. 5-13.

Quelle autorité accorder au canon des Écritures ? Pourquoi certains écrits chrétiens n’ont-ils pas été retenus dans le canon ?

Qui dans l’Église en a décidé et sur la base de quels critères ? En quoi l’autorité que nous reconnaissons à nos Écritures canoniques renvoie effectivement à l’autorité du Christ sans la masquer ? Ces vieilles questions sont revenues au premier plan, d’une part en raison de la découverte des manuscrits de Qumran en 1947, et d’autre part en raison de la grande mode des écrits gnostiques chrétiens depuis une trentaine d’années. Il est si tentant de vouloir, comme l’on dit ‘accéder directement aux textes’, sans passer par la médiation d’une Église, vue comme prompte à la dissimulation. Pourtant, sans les communautés porteuses du canon, pas d’Écritures. «D’un point de vue historique, il n’est pas possible de dire que la Bible est au fondement de la foi de l’Église. C’est la Synagogue et l’Église qui ont constitué le canon des Écritures et non l’inverse. C’est l’Église qui a donné autorité à l’Écriture. Cela n’exclut pas qu’elle puisse après coup se soumettre à son autorité», écrivaient voici quelques mois des pasteurs protestants français[1]. En effet notre conception du rapport entre l’Écriture et la communauté lectrice n’est plus la même depuis Gadamer et Ricœur. Il y a un renvoi mutuel entre communauté, credo et livre. Dans un premier temps, il convient d’insister sur le statut second d’une Écriture qui renvoie à un autre qu’elle-même. Dans un second temps, pourra être rappelé comment historiquement s’est constitué le canon catholique des Écritures.

Écritures et vérité

Un premier rappel s’impose : l’autorité des Écritures ne dépend pas de ‘l’authenticité’, de la possible reconstitution archéologique des sources du texte. À deux niveaux. Que l’auteur du livre biblique soit ou non Pierre ou Paul et, pour ce qui est des Évangiles, que l’origine de la phrase remonte au Jésus historique ou pas, cela ne change rien au statut du texte. Affirmer l’origine de telle parole dans un discours de Jésus est un exercice de probabilités passionnant mais finalement assez vain[2]. Pour lire l’Écriture, il faut l’Esprit. Pas d’accès au Christ sans Esprit Saint. Pas d’accès au corps des Écritures sans passer par le corps de l’Église. En effet, les Écritures ont leur vérité en dehors d’elles-mêmes. Elles pointent vers un être qui y est présent mais les déborde. En ce sens elles sont sacramentelles, signes tangibles mais fragiles d’une réalité à venir. Si c’est de Dieu qu’elles proviennent, c’est à Dieu qu’elles doivent conduire et non retenir à elles. Il est triste de voir des chrétiens avoir un rapport quasi idolâtrique aux Écritures, semblant s’accrocher à la matérialité d’un texte qui ne parle que par l’Esprit et qui ne veut exister que pour renvoyer à un autre. C’est une question douloureuse: comment se fait-il que tant de chrétiens aient soit un rapport faussé, presque idolâtrique à l’Écriture, soit, pour un grand nombre, tout bonnement une absence de rapport et une certaine indifférence vis-à-vis d’elles?

Les Écritures canoniques nous renvoient à notre tradition ecclésiale et vice versa. Au fait que la foi est toujours transmise par des frères aînés. Même Paul, si enclin à souligner la révélation directe qu’il a reçue de Dieu – «l’Évangile … je ne l’ai ni reçu ni appris d’un homme, mais par une révélation de Jésus Christ» (Ga 1, 11-12) – n’hésitera pas à dire: «je vous ai transmis ce que j’ai moi-même reçu» (1 Co 15, 3). Il dit cela du corps du Christ mais cela vaut tout autant du corps des Écritures qu’il cite comme un donné. Il y a un rapport entre le corps sacramentel du Christ reçu dans l’Eucharistie et le corps des Écritures. Tous deux n’existent que dans le corps du Christ qu’est la communauté et renvoient à un Christ qui se tient auprès de Dieu. Les Écritures ne nous ‘donnent’ pas la vérité mais nous croyons que, dans l’Esprit, nous pouvons être conduits à la Vérité par les Écritures. La formulation de la 2e à Timothée est ici remarquable: «Tu connais les Saintes Écritures; elles ont le pouvoir de te communiquer la sagesse qui conduit au salut par la foi qui est dans le Christ Jésus» (2 Tm 3, 15). Elles existent pour conduire à la foi, pour mener au salut, lequel est dans le Christ. La vérité des Écritures est encore en avant de nous tant il est vrai que ce n’est qu’au terme que leur vérité l’emportera sur leurs obscurités [3].

L’autorité des Écritures ne consiste pas en un ‘se tenir sous’ les Écritures, somme sous un maître ou un pédagogue (cf. Ga 3, 24). Elles ne sont pas une nouvelle Loi mais un Évangile de liberté. La liberté chrétienne consiste précisément à sortir de l’état d’être ‘sous’ pour entrer dans l’état d’être ‘en’, à passer de la soumission à une existence vraiment libre parce que collaborant avec l’Esprit. «Si vous êtes conduits par l’Esprit, vous n’êtes pas sous … » (Ga 5, 18). Comme le montrent les lettres de Paul, les êtres humains sont ‘sous’ la Loi, ‘sous’ le péché, ‘sous’ la domination des ‘éléments du monde’ et ont à accéder à ‘l’être-en Christ’. Ces petits mots «en Christ» rythment le texte paulinien et en disent le sens. Pourtant, objectera-t-on, Paul lui-même n’a-t-il pas autorité sur ses communautés ? Paradoxalement l’autorité qui subsiste est celle de celui qui a engendré à la foi. C’est à partir de ce statut unique que Paul peut se prévaloir d’une autorité [4] : «Quand vous auriez dix mille pédagogues dans le Christ, vous n’auriez pas plusieurs pères, attendu que c’est moi qui vous ai engendrés par l’Évangile» (1 Co 4, 15).

Analogiquement les Écritures n’ont autorité que dans la mesure où elles font naître et renvoient à la foi. C’est pour cela qu’elles nous sont données. Et la foi s’exprime dans la louange d’une famille rassemblée. Historiquement comme existentiellement, la liturgie précède le canon. C’est à partir de la Parole proclamée avec autorité que l’Écriture vit, que vit le Christ ressuscité qui est l’unique et véritable Verbe de Dieu, Parole de Dieu. Par dévotion envers la personne de l’apôtre Paul se constituèrent des collections de ses lettres. Souvenirs tout à la fois de l’efficacité de son message apostolique et de l’intense affectivité qui l’unissait à ses enfants bien-aimés (cf. 1 Co 4, 14). Autorité enracinée dans la gratitude et l’affection avant toute décision de l’Église. Puis certains composèrent soigneusement (Luc) le récit de la vie du Christ à la lumière de Pâques pour renvoyer au Christ, à ce Messie «passé en faisant le bien» (Ac 10,38). Pour transmettre une parole qui avait autorité. «Car il parlait avec autorité, non comme leurs scribes» (Mt 7,29). Nous trouvons un autre paradoxe au centre de la vie du Christ. Lui qui a vécu en digne fils d’Israël, soumis à la Loi, humble et citant comme autorité, les Écritures déjà canoniques de sa foi, a eu une Parole brûlante d’une autorité unique, fruit d’une intimité inédite avec son Père. L’autorité des Écritures devait être renvoyée à son auteur premier, le Dieu qui en était à l’origine, comme le montre la discussion sur le divorce (cf. Mt 19). Mais concrètement comment en est-on arrivé à notre Nouveau Testament actuel ?

Un livre constitué par la foi

Quand s’est constitué spontanément un corpus d’écrits, de dimension variée suivant les Églises locales, des difficultés ont surgi, pratiques en premier lieu. Liturgiquement certaines Églises lisaient dans le culte certains textes, d’autres non. Or les chrétiens, et leurs textes, circulaient. Une réceptivité de ces textes s’engageait. De même qu’il y avait koinonia, communion des biens matériels avec des quêtes au profit d’Églises plus pauvres (cf. 2 Co 8 ; Rm 15 … ), de même il y avait koinonia des biens spirituels, des précieux manuscrits. Peu à peu se diffusèrent les écrits qui étaient jugés les plus dignes d’être lus liturgiquement, et se constituèrent des listes. Les coagulations se firent d’abord sur une base régionale puis de plus en plus large. Les persécutions romaines se concentrèrent souvent d’ailleurs sur les livres des chrétiens qu’il fallait obtenir (contre récompense souvent) et brûler [5]. Avec la paix vint le moment des décisions et des conciles. Reste ainsi dans l’histoire le Concile de Carthage en 397. Sont tout naturellement exclus les livres n’ayant qu’une faible diffusion et cantonnés à des groupes hérétiques tels les gnostiques d’Égypte, si populaires aujourd’hui alors que ces écrits transmettent une vision dualiste de l’homme et du monde méprisante envers la chair et envers la femme comme en témoigne le dernier logion du texte appelé à tort ‘Évangile’ de Thomas. En effet pour qu’un texte soit un évangile, il ne suffit pas que le nom du Christ y soit, il faut encore qu’il ait en son cœur le mystère pascal, la mort et de la résurrection du Christ. Ce n’est pas le cas des écrits gnostiques qui ont pour fin la transmission d’un enseignement réservé à un petit cercle des élus. Le Christ devient un maître de sagesse, un détenteur de mystères cachés, qui disparaît à un moment donné en confiant les derniers niveaux de sagesse à quelques initiés. Cela a peu à voir avec le mouvement des Évangiles. Un homme parle publiquement et s’adresse à tous. Il est vrai qu’il raconte certaines paraboles uniquement aux disciples et aux Douze mais il ne s’agit pas d’un enseignement qui serait de soi réservé. C’est publiquement que le Christ a parlé à Israël: «j’ai parlé ouvertement au monde» (Jn 18, 20).

Pourquoi sont-ils à la mode ces écrits gnostiques sur le Christ et tous les écrits marginaux de l’histoire chrétienne? Parce qu’il est tentant dans notre contexte culturel de vouloir avoir un accès direct à la vérité d’un texte sans la médiation de l’Église. Se paient sans doute ainsi d’une certaine façon les siècles où l’Église a voulu limiter et contrôler l’accès aux Écritures. Il s’agit en tout cas d’une illusion certes typiquement moderne mais historiquement et herméneutiquement vaine. L’Église, la communauté, précède l’Écriture. Pour Israël comme pour l’Église. L’Église a hérité d’abord des Écritures avant d’en codifier la liste. Elle s’en est nourrie, par le pain des Écritures précédant le pain eucharistique, avant de faire des canons. On pourrait adapter aux Écritures la célèbre maxime d’Henri de Lubac sur l’eucharistie: ‘C’est l’Écriture qui fait l’Église mais c’est l’Église qui fait les Écritures’. Il faudrait affiner la formule car le fondement n’est ni les Écritures ni l’Église, mais le Christ vivant auquel elles renvoient et dont elles témoignent. C’est en tant qu’elles mènent au Christ que les Écritures ont une autorité, et fort grande, car elles nous mettent en contact avec la foi vive des premiers chrétiens.

Cette priorité de l’action de Dieu et de la personne vivante du Christ se lit bien dans ce verset de Galates : «vous qui avez connu Dieu – ou plutôt qui avez été connus par Lui» (4, 9). Nous  cherchons le moyen de connaître Dieu directement, pour que son autorité soit connue sans mélange ni barrière. Mais en réalité c’est lui qui vient nous connaître le premier. Et il le fait par la Parole qui touche le cœur. C’est cette Parole qui fait renaître. C’est pourquoi, alors même qu’il n’a baptisé quasiment personne, Paul peut dire qu’il a fait naître à la Parole. Ainsi ce qui est premier, c’est la foi. C’est là foi que, dans le Christ, l’autorité qui se dégage vient de Dieu, l’autorité de quelqu’un qui se fait serviteur. Comme Dieu s’est caché et s’est fait humble dans sa création. Ce qui est le lieu de naissance de la foi, c’est la Parole proclamée dans l’Église. Ce qui vient ensuite, c’est le livre constitué par la foi. Le périmètre de la foi délimite le périmètre des Écritures. Suivant quels critères ? Les livres canoniques ont été retenus parce qu’ils étaient liés à la génération apostolique (fût-ce par pseudépigraphie), parce qu’ils étaient lus dans un grand nombre d’Églises et parce qu’ils n’étaient pas utilisés par les hérétiques et étaient en conformité avec la foi apostolique [6]. Ainsi pour le premier critère, la lettre de Clément de Rome aux Corinthiens, datée de 95 environ et beau témoignage de la foi, n’a finalement pas été retenue bien qu’ayant été en usage liturgique dans certaines Églises. En second lieu, le livre juif d’Hénoch connu en certaines Églises (et conservé dans le canon éthiopien) n’a finalement pas été retenu. En troisième lieu, le livre de l’Apocalypse, au genre littéraire unique, a suscité un grand débat car (hier comme aujourd’hui!) il était souvent déformé par les hérétiques. Certaines Églises ont dit qu’il serait mieux de le lire mais sans le considérer comme canonique pour ne pas faciliter les élucubrations des hérétiques. Mais son lien à la tradition johannique, son ancienneté et son usage liturgique fréquent l’ont emporté et il a été retenu comme canonique. Les Écritures canoniques sont témoins du Christ et n’existent que pour nous conduire aux origines de la foi en lui afin de vivre de cette même foi.

La foi sans l’Écriture ?

Mais une dernière question pourrait être posée. Peut-on vivre cette expérience du Christ, cet accès à la foi, sans passer par les Écritures? Peut-on accéder à la foi sans passer par les Écritures ? Une expérience peut être rappelée ici. Celle d’Edith Stein: c’est en lisant la vie de sainte Thérèse d’Avila par elle-même que va se cristalliser son cheminement intérieur. Elle avait été auparavant marquée par la foi d’une amie, Anna Reinach, dont le mari avait été tué au front et qui faisait montre d’un courage et d’une foi exemplaires. D’autres témoins vivants avaient été des relais jusqu’à cette lecture qui lui montrait que le contact avec le divin changeait effectivement une vie. Ce sont toujours des vivants qui mènent à la vie. Ce sont des vivants, même lorsqu’ils sont déjà morts, qui mènent au Vivant. Ainsi nous voyons que les saints aussi sont des portes d’accès à la foi. Les saints ont une autorité qui leur vient de la vie. Ils sont des témoins humains de cette foi. Des gens dont la vie fait autorité tant elle témoigne de la grandeur de l’homme et de Dieu. L’Esprit Saint vit dans les livres saints comme il vit dans les saints.

Pour conclure il est bon cependant de relire ce que disait Paul Beauchamp de la grandeur de l’Écriture par rapport aux saints : «Dans les humains que la voix du peuple chrétien appelle saints et saintes, nous trouvons le même Esprit que dans les Écritures. Nous pourrons éprouver, à lire leur vie et souvent leurs livres, les mêmes difficultés qu’à lire la Bible … Celui qui surmonte l’épreuve qu’apporte la lecture biblique sera bien inspiré d’affronter dans le même esprit le témoignage de la vie des saints. Le canon des Écritures et les saints canonisés se retrouvent dans la même racine, la même radicalité. Mais les Écritures nous en disent autant sur les pécheurs que sur les saints et ceci est irremplaçable» [7].


[1] Cf. A HOUZIAUX et alii, Y a-t-il un salut pour les salauds? Et 14 autres questions banales mais difficiles, Paris, Empêcheurs de Penser en Rond, 2007, p. 21.

[2] Ceux qui s’intéressent à l’histoire de la rédaction des Évangiles et à ce que l’on peut (peut-être) savoir sur le Jésus historique, liront la somme magistrale de J. P MEIER, Un certain juif Jésus, 3 vol, Paris, Cerf, 2004-2005.

[3] On lira le suggestif article de P. GISEL, «Statut de l’Écriture et vérité en Christianisme», RSR 95 (2007) 373-392, qui dit bien ce caractère sacramentel de l’Écriture et son renvoi à un au-delà du texte: «Se répondent à distance et non sans analogie, le corps de Jésus (passé), le corps des Écritures (construit), le corps sacramentaire (symbolique), le corps ecclésial (institutionnel) et le corps croyant (singulier ou en première personne) … Jésus, l’Écriture, le sacrement, l’Église et le croyant sont des lieux donnés, contingents, où Dieu et l’humain sont à déchiffrer. Ce sont des lieux historiques mais il n’y en a pas d’autres – ni d’autres sortes – sans quoi en christianisme on ne renverrait pas à Dieu mais à de l’idole» (pp. 385-386).

[4] Sur l’autorité apostolique de Paul, on pourra lire l’article de J.-N. ALETTI «L’autorité apostolique de Paul: Théorie et pratique», in A. VANHOYE (éd.), L’apôtre Paul. Personalité, style et conception du ministère, BETL 73 (Leuven, Peeters, 1986) 229-246, qui conclut à propos des consignes éthiques données par Paul: «Paul ne fait que rappeler aux chrétiens ce qui les constitue dans leur être nouveau, leur indéfectible lien à Jésus Christ. L’autorité est encore celle de l’Évangile» (p. 246).

[5] Sur ce phénomène peu connu, voir le livre passionnant de M.-F. BASLEZ, Les persécutions dans l’Antiquité: Victimes, héros, martyrs, Paris, Fayard, 2007.

[6] Sur les critères de la canonicité, et plus généralement l’importance théologique du canon, on pourra lire l’excellent article de B. SESBOUÉ «Essai de théologie systématique sur le Canon des Écritures», in C. THEOBALD et alii (éd), Le canon des Écritures: études historiques, exégétiques et systématiques, Paris, Cerf, 1990, 523-539, ainsi que «La canonisation des Écritures et la reconnaissance de leur inspiration. Une approche historico-théologique», RSR 92 (2004) 13-44.

[7] P BEAUCHAMP, Parler d’Écritures Saintes, Paris, Seuil, 1987, p. 119.