« Les musulmans doivent accepter de changer de paradigme »
Omero Marongiu-Perria. La croix du 31 mai 2018
Ancien membre des Frères musulmans, docteur en sociologie, spécialiste de l’islam de France
Aujourd’hui, les partisans d’une refonte de l’exégèse s’affrontent avec les défenseurs de la continuité de la tradition exégétique sur l’utilisation des sciences contemporaines. Le débat de fond est là. Il ne s’agit pas de dire que les anciens commentateurs du Coran avaient tout faux, ni d’essayer de les lire à l’aune des valeurs modernes, mais seulement de les resituer dans leur contexte historique, comme le font la plupart des autres grandes religions.
Hélas, chez les musulmans, le travail d’historicisation est difficile : on continue à lire les exégèses du Moyen Âge en pensant qu’elles sont encore opératoires telles quelles pour orienter nos comportements. Il faudrait pouvoir reconnaître à un auteur fameux comme Ibn Taymiyya son apport considérable dans plusieurs disciplines des sciences islamiques, et reconnaître aussi qu’on ne peut plus appliquer ses recommandations dans le domaine des rapports de genre ou des rapports entre musulmans et non-musulmans.
Il n’est pas question de demander aux imams ou aux musulmans de ne pas lire ces auteurs, mais seulement de prendre acte de la vaste histoire de l’exégèse coranique. On estime à environ 300 le nombre des exégètes reconnus, et leur œuvre représente plusieurs milliers de volumes. Mais il ne suffit pas de les lire, il faudrait aussi être capable de les resituer dans leur contexte pour comprendre l’évolution de la pensée islamique. Rares sont ceux qui en sont capables… Or, se contenter de les reprendre à tout bout de champ, en « sacralisant » leur lecture du Coran, c’est aller droit dans le mur.
Pourquoi ce blocage ? Parce que, pour mener cette historicisation, il faut accepter l’idée que quand nous lisons, nous le faisons toujours à travers un filtre, ou une orientation. Ce que contestent les savants musulmans. Il est pourtant évident que ma lecture, celle d’un individu vivant dans un pays sociabilisé par les droits de l’homme et l’égalité entre hommes et femmes, ne sera pas la même que celle d’un autre qui a vécu au VIIe siècle… Au XVe siècle déjà, Jalal Ad Din Al Suyuti considérait qu’il ne fallait pas confondre la révélation reçue par le prophète Mohammed, qui nous échappe, et le texte que nous avons sous les yeux. Si je dis cela aujourd’hui devant des musulmans, c’est tout juste si je ne me fais pas traiter d’apostat…
Quand je discute avec quelqu’un qui appartient au champ religieux, j’essaie de partir de son prisme. Mais je lui demande aussi dans quel type de société il se projette : une société où on coupe la main du voleur, où on crucifie le bandit, comme le prônent ceux qui veulent « constitutionnaliser » le Coran et régir la société par ses dispositions transformées en « code » ? Il faut que les musulmans acceptent ce changement de paradigme, sinon ils restent dans une forme de porosité avec le projet de Daech.
Recueilli par Anne-Bénédicte Hoffner