Beau texte de l’écrivain, journaliste et éditeur espagnol indépendant César Uribarri. Sur le site benoît-et-moi. Texte original en espagnol : www.religionenlibertad.com
La décadence n’est pas la mélancolie. Ce n’est pas se remémorer un souvenir que l’on pense perdu et que l’on regrette. C’est vivre le présent, qui s’effondre, avec des critères du passé, sans avoir conscience de ce qui se passe, et de ce qui est sur le point d’arriver. C’est pour cela que la décadence porte en elle deux ignorances nécessaires, celle du passé qui s’en est allé et celle du futur qui vient.
Celle du passé parce qu’on cesse de comprendre que cela a été et ne sera plus.
Celle du futur parce que, en voulant s’attacher à ce qui a été, on empêche la possibilité de comprendre tout ce qui est en train de venir, empêchant du même coup l’adaptation au nouveau demain.
Reste alors l’hier, maintenu de force, grotesquement dressé jusqu’à son effondrement, sans comprendre que tout est déjà autre chose.
La décadence se manifeste à l’extérieur d’une façon évidente, mais ce n’est que la conséquence d’une maladie intérieure Les sociétés en décadence ont une maladie bien plus grave que ce qu’on pourrait penser, parce que ce n’est pas une maladie de la connaissance mais plutôt de « l’âme ». Et si les sociétés en décadence ont du mal à percevoir où elles en sont, ce n’est pas par incapacité à analyser, mais parce qu’elles tergiversent sur les fins.
« On méconnait » parce qu’on ne veut pas changer les objectifs, même si leur raison d’être n’a plus de sens. C’est pour cela que toute décadence humaine ou sociale, manifeste une priorité donnée à ce qui est apparent, à la simple matérialité. Et cela, dans le fond, c’est la recherche de la « seule satisfaction », laquelle ne cesse d’être simplement superficialité. Les sociétés en décadence sont donc superficielles, et dans la superficialité, il est commode et facile de ne pas vouloir regarder plus loin, de ne pas vouloir comprendre tout ce qui se passe. On vit le court terme, d’une certaine manière le présent immédiat, et on étouffe ainsi toute possibilité de prendre des décisions correctes, justement parce que le regard à court terme n’est pas autre chose que la prétention de maintenir un présent qui est train de s’effondrer.
Et là réside le grotesque : on continue à utiliser le costume de l’opulence quand les chairs ont abandonné les os. Quoi qu’il en coûte. Parce que la décadence, comme la décadence des familles, commence à se manifester sans cachotteries à l’extérieur: diminution des services sociaux, détérioration des infrastructures, organisations vides de contenu qui se maintiennent dans une artificialité déjà évidente, institutions qui transforment leur survie en leur unique raison d’être… C’est la crise institutionnelle, la crise des services publics, la crise des Etats. Constatation d’une civilisation en décadence dans laquelle l’homme est déjà tombé.
Tel est le panorama actuel.
Malheureusement, seul l’effondrement institutionnel et économique se transformera en signal d’alarme. Ce sera la perte du statut économique qui portera à la constatation de la dégradation de l’Occident, parce que cette dégradation morale dans laquelle nous baignons s’est transformée en image quotidienne de la normalité à laquelle on ne prête pas attention, quand elle est cause de la décadence et son propre objectif. La dégradation comme objectif, dans la mesure où les démocraties occidentales imposent rigoureusement des valeurs de négation de la transcendance, de matérialisme a-religieux si ce n’est antireligieux. Alors la dégradation morale de l’homme, l’immoralité rendue naturelle, la laideur récurrente, l’injustice sociale, les crimes légaux consentis finissent par être des «dommages collatéraux », d’abord recherchés puis défendus, pour être ultérieurement ingouvernables. Et, à la lumière de la crise financière et de la dette dans laquelle nous sommes immergés, il semble que la seule chose que l’on essaie de maintenir debout c’est l’édifice lui-même dont on avait la jouissance.
S’agit-il alors de restaurer les constructions qui ont fait l’Occident ? De revitaliser son impulsion dominatrice ? Il s’agit plutôt de maintenir debout les fruits immédiats de cette force: la richesse et l’opulence. Mais la décadence présente laisse apparaître que toutes ces constructions, matérielles et spirituelles, se maintiennent comme un cadavre sans impulsion vitale. Et que les tentatives pour recomposer ce qu’il y avait sont pensées d’une façon perverse, parce qu’il s’agit de restaurer la chose elle-même qui a abattu l’homme dans la boue. Parce que la décadence empêche de voir que ce que nous avons aujourd’hui est la construction d’un choix préalable et désiré: l’absence de Dieu.
Restaurer les mêmes institutions, les mêmes décisions, s’engager selon les mêmes principes, ne peut conduire qu’à rendre pires les choses ; des sociétés sans Dieu, sans morale, sans principes. Ou mieux, avec les uniques principes placés dans la possession, la jouissance et le profit. Et une force vitale qui tend à la satisfaction de l’éternel présent ne comprend pas que non seulement elle ne peut se terminer qu’en perdant son impulsion vitale mais qu’elle s’autodétruira dans la défense des égoïsmes du plus fort, dans la mesure où ont été créées des structures sociales pour défendre et maintenir ces égoïsmes dont il est impossible de sortir. Avec le fait aggravant que toute société décadente voulant maintenir le temps immobile, ne comprend pas qu’elle continue à prendre des décisions vers le futur, chargées de destruction. Elle maintient simplement la structure corrompue, jusqu’à ce qu’elle ne tienne plus, et alors toutes les misères sur lesquelles elle s’est construite, sortent à la lumière avec son effondrement.
Un exemple qui met cela en évidence est l’idéal de l’Etat-providence, d’une retraite en or: des retraites et la santé, des voyages et des loisirs. Mais la chute de la natalité [dont l’Espagne continue à être un modèle ] va empêcher leur continuité justement par le fait de s’adapter au court terme, par le fait d’être livrés aux idéaux du monde. La femme immergée dans un monde du travail, esclave de conditions qui exigent de s’y consacrer totalement, avec des salaires toujours plus bas, finit par opter pour la voie facile (à l’intérieur de sa dureté et des difficultés) de retarder les enfants, d’en avoir moins ou simplement de ne pas en avoir. Ainsi est rompu le fil de la continuité des sociétés, en même temps que la famille, cellule essentielle de la paix sociale, se fissure. En fin de compte, la retraite dorée elle-même se transforme en un objectif politique qu’il sera impossible de maintenir. La raison d’être de tant d’effort et sacrifice disparaît, en laissant les sociétés trompées dans leurs courts objectifs et sacrifiées en vain. On les privera de la touche finale apparente (la retraite) mais avant ils auront perdu leur sens (la famille).
La décadence peut apparaître comme une erreur dans les décisions, dans le processus d’exécution, sans voir que le mal est dans le principe même, dans les objectifs mêmes qui ont été tracés, dans le plan même qui a été dressé. C’est une question de temps avant que les sociétés privées de transcendance, de justice, de défense de l’essentiel (la famille en premier lieu, avant les sociétés elles-mêmes), ne finissent soumises aux diktats du puissant. Et enracinées dans le désir matériel, elles finiront par devenir des apparences de richesse, sans voir qu’on leur a volé la dignité, la liberté et l’âme. Sans voir ni pouvoir le voir, parce qu’à partir de la décadence, on regarde le présent en voulant imiter ce qui est passé, cause et origine du mal lui-même dont on souffre.
L’Occident en décadence s’est transformé en un jouet cassé, qui sera peut-être emporté par son incapacité même à se régénérer. Parce que toute civilisation faible reste soumise à ses propres tensions, de sorte que plus cette société est complexe, plus sa rupture sera aisée, avec la rupture d’un seul lien essentiel. Aujourd’hui le lien essentiel de l’Occident qui manifeste le plus de signaux de décomposition est la famille, et avec la gravité des mesures qui sont en train d’être adoptées, elles vont dans la droite ligne de sa destruction. Et c’est le mariage (ndt l’on peut bien sûr y mettre des guillemets virtuels) homosexuel, l’augmentation de la charge fiscale sans prendre en compte la réalité familiale, l’absence de mesures qui favorisent la maternité, et le foyer avec une mère à la maison… Mais la rupture peut être antérieure, étant donnée la complexité des mécanismes qui soutiennent la modernité. De plus, la décadence elle-même qui ne veut conserver que ce qu’elle a détenu, se trouvera désarmée face à ces groupes minoritaires et dissolvants qui prétendent atteindre depuis l’intérieur de nouveaux et violents objectifs (ndr : les indignés ?). L’Espagne l’expérimentera durement avec la tension nationaliste (ndt l’on dirait en France, la tension indépendantiste, en fait des revendications qui servent bien sûr le Système en fragilisant les nations et en favorisant les conflits locaux, provoquant une dissolution accélérée des entités historiques seules capables de se défendre contre les prédateurs du mondialisme). Mais cet aveuglement à l’anticipation des effondrements empêchera aussi la compréhension des mouvements depuis l’extérieur, externes à l’Occident, qui essayeront de tirer profit des dépouilles des anciens royaumes. Les conflits internationaux iront en se propageant comme des étincelles, peu à peu, car on percevra la stupide inanition incapable de se défendre. D’entrée, incapable de défendre des valeurs supérieures parce qu’au préalable on les a méprisées et on les a jetées au sol comme des horreurs.
Qui peut réveiller de cette décadence ? Paradoxalement la décadence elle-même. La perte des pervers paradis matériels finira pas laisser les peuples seuls face à leur âme, et cette dure rencontre face à sa réalité la plus intime favorisera le réveil des valeurs spirituelles, la faim de transcendance, la faim de Dieu, qui a rendu possible la construction de l’Occident. Oui, dans ce sens, ces paroles de Benoît XVI, disant que l’Espagnol a Dieu dans son ADN, sont une consolation pour des temps de pauvreté, dans la mesure où quand l’Espagnol n’aura plus rien à regarder, il regardera de nouveau vers Dieu, initiant ainsi son chemin vers la guérison et la santé.