Farid Abdelkrim, écrivain et humoriste, ancien président des Jeunes musulmans de France, a passé quinze ans au sein des Frères musulmans, puis a décidé de s’en éloigner et d’écrire sur la façon dont il a vécu l’islamisme.
Interview dans La Croix du 11 août 2018, recueilli par Anne-Bénédicte Hoffner
« J’ai une responsabilité dans la radicalisation de l’islam en France », avez-vous écrit dans une tribune publiée par Le Monde en septembre 2016. De quelle « radicalité » parliez-vous alors ?
Farid Abdelkrim : Après la première vague d’attentats terroristes en France, alors que la société se déchirait entre, d’un côté, ceux qui incriminaient et, de l’autre, ceux qui clamaient leur innocence, j’ai décidé de me poser la question de ma propre responsabilité dans ce qui était arrivé, sur ma complicité, certes relative mais réelle, dans la production et la diffusion d’un discours de rupture auprès de jeunes en quête de sens.
Celui que j’ai porté pendant mes quinze années chez les Frères musulmans était un discours de haine à l’égard de l’Occident, considéré comme responsable de tous nos maux en raison de son athéisme, son matérialisme et sa permissivité (notamment à l’égard des femmes), coupable d’avoir démantelé le califat et colonisé les terres de l’islam ; un discours par conséquent revanchard à l’égard de la France, condamnant un néocolonialisme en banlieue, convoquant racisme, discriminations et stigmatisation à l’appui de la victimisation des musulmans ; un discours enfin déniant toute responsabilité aux musulmans eux-mêmes, mais faisant la part belle aux thèses complotistes et conspirationnistes et accablant « les juifs »…
Pourquoi avoir choisi cet islam-là, l’islam politique et revendicatif des Frères musulmans ?
F. A. : Ma première tentative de cheminement, pendant des vacances « au bled » (en Algérie, NDLR), a tout de suite été très intense : un cousin m’a appris à prier et nous avons passé tout l’été à écumer les mosquées, à nous précipiter pour les ablutions aussitôt après avoir entendu l’appel. J’étais attiré par ce monde des mosquées, je voulais me mêler aux adultes, reproduire leurs gestes, apprendre l’arabe, le Coran… Des années plus tard, après mes années de petite délinquance et surtout la mort de Redouane, un aîné du quartier tué par un policier pendant un cambriolage, le souvenir de cet été est revenu comme celui d’un moment de sérénité, de calme.
Dans ma vie, c’était le bazar. Le calme que j’ai retrouvé grâce à la religion m’a aidé à faire taire mes angoisses, et notamment celle que j’éprouvais face à la mort et à la disparition de mon être. Une idée insupportable pour moi, mais je n’ai pas trouvé de lieu pour en parler. En retournant à la mosquée, près de chez moi à Nantes, je me suis retrouvé embarqué chez les Frères musulmans. Et là, tu n’apprends pas à réfléchir et à te questionner mais plutôt à te taire, et à écouter. J’ai été propulsé « ministre de la jeunesse islamique », chargé de « ramener les jeunes à l’islam ». Et puis, avec toutes ces histoires d’Occident, de guerre en Irak, de Palestine, etc. dont on te rebat les oreilles, j’en suis venu à m’oublier, à oublier même ma quête « spirituelle ». Je répétais sans cesse les formules pieuses en arabe, mais en réalité, je me fuyais, je fuyais mon couple qui n’allait pas. Mon ego était assouvi, pas ma quête de Dieu.
Comment en êtes-vous sorti et qu’est-ce qui a changé en vous depuis ?
F. A. : Sortir de ce rôle, de cette comédie n’a pas été simple. J’étais invité, questionné, on m’appelait « le frère Farid Abdelkrim » : j’avais l’impression d’exister. Et j’avais peur de perdre tout cela. Dans de brefs moments de lucidité, j’ai dit des choses qui ont dérangé, par exemple avec ce livre que j’ai écrit sur les jeunes, l’islam et le sexe (1). Le fait même que cela dérange m’a questionné.
Il m’a fallu beaucoup de temps et de courage pour oser m’affronter à cette question : suis-je sûr de ne pas faire fausse route ? C’est quoi faire « bonne » route ? Aujourd’hui, je peux me regarder en face et admettre que je me suis planté : je me suis trompé de prophète, de Coran, d’islam, de Dieu et de France. Aujourd’hui, à travers mes écrits, mes spectacles, j’essaie de rattraper ces quinze années.
Aujourd’hui, votre quête religieuse reste centrale dans votre vie personnelle et professionnelle, comme le montrent vos ouvrages – Pourquoi j’ai cessé d’être islamiste (2) –, vos spectacles – Je vous déclare la paix et Le Chemin de la gare –, ou cette série de vidéos : Un muslim qui te veut du bien. Qu’est-ce qui a changé ?
F.A. : Je me suis rendu compte que les propos que j’ai tenus pendant des heures, sur tout et n’importe quoi (la femme, l’immigration, l’islam, etc.), étaient empreints d’émotion, d’irrationnel, dénués de profondeur et d’esprit critique. J’ai aussi pris conscience de mes limites, je les ai admises et – je dois le reconnaître – c’est infiniment libérateur. Je m’accepte tel que je suis. Qu’est-ce que je sais faire, au fond ? Chanter, faire des blagues, parler en prison avec des détenues revenues de Syrie où elles ont rejoint Daech et les questionner, partir en vacances, faire quelques télés, écrire un bouquin de temps en temps… pas changer le monde. Je peux aussi essayer de m’améliorer un peu. Si je dois me battre, c’est d’abord là que j’ai des chances de marquer des points, même si certains traits de caractère – mon côté colérique, par exemple – sont profondément ancrés en moi.
En tout cas, je ne veux pas renoncer à cette combativité-là.
Je crois aussi qu’il faut rendre au sacré sa dimension intime : la foi doit être pudique d’une certaine façon, sinon elle court le risque de devenir prétentieuse. Au fond, je cherche à ce que ma religion ne constitue plus un obstacle entre moi et les autres. J’ai encore envie de vivre et que ma vie sur terre soit belle et utile. Je ne suis jamais aussi heureux que quand je rencontre quelqu’un qui me sourit et qui veut faire la paix avec moi : il n’y a là rien d’extraordinaire, mais il y a beaucoup de belles choses dans l’ordinaire ! Je crois que Dieu ne veut pas être un obstacle entre nous, c’est nous qui en faisons cela.
Quel est votre rapport à Dieu aujourd’hui ? En quoi votre quête est-elle restée radicale ?
F.A. : Je crois qu’il nous cherche plus que nous ne le cherchons. Je crois qu’il m’a donné le privilège d’exister et que c’est là que le contact s’est établi. Après, toute la question est de savoir ce qu’il peut bien attendre d’un être aussi insignifiant que moi. Qu’est-ce que « faire sa volonté » ? Il y a une imploration que j’aime beaucoup : « Ô Seigneur, ne me laisse pas livré à moi-même ne serait-ce que l’espace d’un instant, même d’un clignement d’œil. » Je la prononce souvent au moment de faire un choix, mais cela ne me suffit pas à toujours faire le bon !
Dieu occupe beaucoup mes pensées, à la manière du dhikr (le « souvenir » de Dieu) des soufis. Je me demande ce qu’il pense de moi, de ce que je suis en train de faire. Je me dis que, s’il est bon, il doit en penser du bien parce qu’il connaît mes faiblesses. Ce que je sais, c’est que Dieu, le Tout Miséricordieux, admet que je me pose ces questions que d’autres jugent blasphématoires. En regardant le Journal d’un curé de campagne, avec Belmondo, j’ai découvert la prière d’André Zirnheld (3) – devenue la prière du parachutiste –, un texte d’une grande humilité et d’une grande justesse. Elle me redonne envie d’avancer, de chercher. J’essaie d’être un croyant rationnel.
Bio express
Quinze ans chez les Frères musulmans
Farid Abdelkrim est né le 25 juin 1967 à Nantes. Malgré les efforts de sa mère, ce dernier d’une famille de cinq garçons traverse une adolescence difficile, marquée par le décès de son père et des questionnements identitaires. Ses années de délinquance prennent fin brutalement lors du décès de Redouane, un aîné du quartier Bellevue, tué par un gendarme en plein cambriolage.
À la mosquée, il fait la connaissance d’un imam proche des Frères musulmans et est invité à les rejoindre. Il entre à l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) et fonde les Jeunes musulmans de France (JMF). Il reprend aussi ses études et passe un DEA en sociologie.
En 2015, il publie Pourquoi j’ai cessé d’être islamiste. Itinéraire au coeur de l’islam en France, et renoue avec la scène. Il est auteur et interprète de deux spectacles : Je vous déclare la paix et Le Chemin de la gare.
(1) Les Jeunes, l’islam et le sexe. « Des réalités cachées », préface de Hassan Iquioussen, Éd. Bayane, 2004.
(2) Pourquoi j’ai cessé d’être islamiste. Itinéraire au cœur de l’islam en France, Éd. Les Points sur les i, 2015.
(3) « (…) Donnez-moi, mon Dieu, ce qui vous reste / Donnez-moi, ce que l’on vous refuse. / Je veux l’insécurité et l’inquiétude / Je veux la tourmente et la bagarre, / Et que vous me les donniez, mon Dieu, / Définitivement. / Que je sois sûr de les avoir toujours / Car je n’aurai pas toujours le courage / De vous les demander. (…) »