Dans La Croix du 3 février 2025
Jean Birnbaum, essayiste, (1) Dernier ouvrage paru : Seuls les enfants changent le monde, Seuil, 170 p. , 17 €.
La baisse de la natalité se confirme en France, alors que notre pays a longtemps fait figure d’exception en ce domaine. Le phénomène se constate d’ailleurs au niveau mondial. Dans votre livre, vous liez l’essoufflement de la natalité à une perte d’espérance. Comment l’analysez-vous?
Jean Birnbaum : Un monde sans enfants est un monde mort. Quand on note un effondrement des naissances, c’est qu’il existe aussi un essoufflement de l’espérance, définie comme une manière de maintenir un avenir ouvert. Si aucun horizon désirable ne se présente à nous, cela a forcément un effet sur le désir d’enfant. Il s’agit d’une crise de l’espérance.
De ce point de vue, je cite souvent Hannah Arendt. Elle n’a pas eu d’enfant mais elle a été la première philosophe à affirmer que la natalité ne devait pas être vue comme une catégorie anecdotique mais avoir une place centrale dans toute pensée politique. On ne peut pas penser un nouveau monde, plus juste, plus humain, sans nouveau-nés.

Que nous disent les raisons évoquées pour ne pas avoir d’enfant?
J. B. : Naguère, on évoquait des motifs personnels, l’équilibre du couple, un trauma familial… Le non-désir d’enfant était donc lié à des choix individuels. Or aujourd’hui il devient un idéal collectif. Hier, on hésitait à mettre au monde un enfant dans un monde violent ; aujourd’hui, certains affirment qu’il faut protéger le monde… de la violence des enfants, et notamment des dégâts qu’ils causeront à la planète.
Mais que veut dire sauver le monde, si c’est un monde sans enfants ? Cette façon de considérer l’enfant comme une menace me semble étrange et inquiétante. J’éprouve au contraire la sensation solide que c’est quand l’humanité semble au bord du gouffre qu’il faut donner vie aux êtres qui créeront du neuf, les porter comme ils nous portent. C’est encore Hannah Arendt qui le dit : chaque enfant est un « miracle qui sauve le monde ». Depuis que j’ai publié ce livre, des personnes me voient comme une sorte de prédicateur nataliste, c’est drôle. J’ai eu l’occasion d’évoquer ces sujets avec pas mal de jeunes gens. Je vois bien que la question écologique devient parfois une façon d’envelopper politiquement l’angoisse – très compréhensible – de devenir parents.
Ce qui est en jeu, aussi, c’est une crise du rapport au symbolique, c’est-à-dire à ce qui vient de plus loin que nous et qui va au-delà. Si, dans le rapport à l’enfant, on n’a pas un rapport à ce qu’on veut transmettre (des valeurs, un idéal politique ou une espérance spirituelle…), on se prépare des nuits difficiles. C’est parfois exténuant de prendre soin d’un nourrisson. Mais quand cela s’inscrit dans le bain du symbolique, chaque geste prend sens. Même la plus grande fatigue devient supportable, voire exaltante.
On peut toutefois entendre ceux qui disent ne pas vouloir mettre au monde un enfant dans la violence environnante ?
J. B. : Je comprends très bien ceux qui disent ne pas vouloir donner naissance à un enfant dans ce monde mais à nouveau, quand on lit Hannah Arendt, on voit que des personnes qui ont vécu les pires périodes du XXe siècle plaçaient malgré tout la naissance d’un enfant au-dessus de tout. « Élevés dans la conviction que la vie est le bien le plus précieux de tous les biens, et la mort l’épouvante absolue, nous sommes devenus les témoins et les victimes de terreurs bien plus atroces que la mort – sans avoir pu découvrir un idéal plus élevé que la vie », écrit la philosophe.
De même, les livres de Georges Bernanos se placent sous le signe de l’enfance comme espérance. Pour lui aussi, c’est lorsque le pire menace qu’il faut s’en remettre à l’enfant. « Quand la jeunesse se refroidit, le reste du monde claque des dents », écrivait l’écrivain chrétien. Au contraire, certains intellectuels « radical chics » et puérophobes, qui font du devenir-parent un devenir-conformiste, voire réac, semblent un peu amnésiques. Cultivant une sorte de fantasme d’autoengendrement, ils font mine d’oublier qu’eux aussi ont eu une maman et un papa.
Avoir un enfant est donc un acte révolutionnaire ?
J. B. : L’enfant n’est pas un petit soi, il est d’emblée un tout autre qui nous échappe. Il fait de nous un simple maillon dans la chaîne des générations. L’exaltation que procure un enfant, ce n’est pas la joie narcissique (et illusoire) de se perpétuer, mais celle, symbolique, d’incarner un point de passage, une continuité émue.
Comme le montrait Rosa Luxemburg, ce souci des générations n’est pas étranger au désir de révolution. Je trouve très curieux de voir des intellectuels qui se disent de gauche développer aujourd’hui un discours infantophobe. Pendant longtemps, c’était une évidence que toute promesse politique était une promesse faite aux enfants. « Vous êtes l’avenir, vous êtes la vie qui vient », disait Léon Blum à la jeunesse.
J’ai moi-même grandi dans une famille de gauche, dans laquelle on associait la Fête des mères, et plus largement tout discours nataliste, à quelque chose de réactionnaire, voire vichyste. Mais quand on lit Rosa Luxemburg ou Hannah Arendt, on constate à quel point, pour elles, changer le monde et donner la vie était un seul et même élan.
Du reste, je vois émerger un nouveau courant au sein du féminisme contemporain. Ce courant ne nie aucunement que la maternité et le corps enceint furent longtemps et peuvent rester un lieu d’oppression des femmes. Mais il affirme que, arrachée aux systèmes de domination, la grossesse peut devenir une expérience d’émancipation. Pour la politique féministe comme pour les autres, il y a urgence à se réapproprier la question de la natalité, qui est celle de l’avenir même.
Recueilli par Clémence Houdaille
Jean Birnbaum, né en 1974, est un journaliste et essayiste français. Il pour salle 2011 Le Monde des livres, supplément hebdomadaire du journal Le Monde.