Homélie du P. Bruno Delaroche, prêtre du diocèse du Mans, actuellement curé de Chateau-du-loir, lors des funérailles d’une personne qui fut une précieuse collaboratrice, dans une autre paroisse, devenue une amie… L’évangile commenté est celui du retour à la vie de Lazare en Jean 11.
La voix de Jésus…
Dans cette scène d’évangile, nous l’entendons à six reprises :
– Où l’avez vous déposé ?
– Enlevez la pierre
– Ne te l’ai-je pas dit ? Si tu crois, tu verras la gloire de Dieu
– Père, je te rends grâce…
– Lazare, viens dehors !
– Déliez-le, et laissez-le aller.
Les mots prononcés sont bien sûrs essentiels, mais la voix l’est tout autant, or nous n’y sommes guère attentifs en général, en ce qui concerne notre relation au Christ. Pourtant, notre humanité se reconnaît et s’exerce à travers la manière dont nous parlons, le ton que nous prenons pour dire les choses… pour nous dire.
Et Jésus a épousé cela pour que nous apprenions de lui à parler, à communiquer, à exprimer ce qui habite le plus intime de notre être, « maintenant et à l’heure de notre mort », les deux passages clés de toute vie.
Voyons un peu…
Il y a le moment où Jésus est, comme tous les autres humains, au milieu d’eux, un homme venu se recueillir devant la tombe d’un homme qui n’est plus.
1 — Où l’avez-vous déposé ?
Sa voix est douce, il parle presque à voix basse. Il est comme nous un homme qui ne sait pas tout, qui interroge, qui voudrait savoir, et qui a besoin de nous pour savoir. « Conduisez-moi au lieu de votre chagrin… »
2 — Enlevez la pierre
Oui, on dirait un ordre, et si c’en est un, il est inouï, presque obscène, suscitant de fait la réaction bouleversée, ahurie de « Marthe, la sœur du mort »
Mais est-ce vraiment un ordre ? Plutôt une demande ferme, mais exprimée encore une fois avec douceur. « je vous en prie : osez enlever la pierre »
Quand la peine est trop lourde, le chagrin écrasant, Jésus nous supplie d’oser aller au-delà de l’immédiat, d’oser regarder plus loin. Il est l’homme qui dit ailleurs : « Je suis venu pour que les hommes aient la vie, et qu’ils l’aient en abondance »
3 — Ne te l’ai-je pas dit ? Si tu crois…
Cette fois, le ton de la voix est intimement uni à un geste : le regard de Jésus, ses yeux posés sur nos yeux, dans un face-à-face qui oblige à aller à l’essentiel. « Si tu crois… » Je ne peux pas m’empêcher de penser aussitôt à cet autre dialogue conclu par la parole : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu ! » Pourquoi ? Parce qu’ils verront d’autant plus et d’autant mieux qu’ils auront cru avec les yeux de la foi et de l’espérance chrétiennes.
« Si tu crois, tu verras la gloire de Dieu »
Étonnant ! Nous nous attendions à ce que Jésus promette ceci : « Si tu crois, tu verras ton frère vivant à nouveau » Alors ?…. L’évêque saint Irénée de Lyon a fait cette profession de foi : « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant, et la vie de l’homme, c’est de voir Dieu ». … a mis sa foi et son espérance en ce Dieu-là et lui seul qui nous veut vivants totalement, donc à son image et pour sa ressemblance
4 — Père, je te rends grâce parce que tu m’as exaucé…
Au cœur de la scène, comme si apparemment Jésus quittait son attention envers ses amies Marthe et Marie et tous les autres humains présents, toute son attention se concentre dans un cœur-à-cœur avec Dieu, Dieu son Père. Pourquoi ? Parce qu’il se sait un homme fragile comme nous, un homme qui vient de pleurer et ne peut pas, et ne veut pas contrôler toutes ses émotions. Il est magnifique que ce soit sous la plume de saint Jean, l’évangéliste qui déclare si souvent : « car Jésus savait », « car Jésus savait bien d’avance », sous sa plume que nous soit livré le portrait d’un homme qui n’a pas fait semblant de l’être, un homme qui prie, qui se jette dans la prière. Je me souviens de … catéchiste qui priait avec les enfants, qui leur apprenait à prier en priant elle-même d’une prière appliquée, confiante, persévérante. Ici Jésus déclare sa foi en Dieu qui exauce la prière mais tout autant nous pourrions dire, avec André Frossard, que prier vraiment, à la manière de Jésus Christ, c’est exaucer Dieu.
5 — Lazare, viens dehors !
Cette fois, la voix est ferme, résolue, et c’est comme un cri qui jaillit, tout habité de la force de l’Esprit Saint. Voici un ordre qui n’appelle pas de réplique. Mais sa violence n’est pas du tout adressée à l’homme Lazare, mais à la mort qui le retenait captif, au mort qu’il était. Le cri pour Lazare, c’est un cri d’amour pour réveiller, et déjà nous réveiller nous-mêmes de nos morts quotidiennes. Et je me souviens aussi des affirmations de foi de … qui jaillissaient d’un trait, remplies de foi et de bon sens, comme un : « gloire à Dieu et pieds sur terre ! »
6 — Déliez-le, et laissez-le aller.
Scène stupéfiante que celle d’un « mort qui sort » ! car c’est ainsi que l’Évangéliste le décrit. Jésus aurait-il donc raté à moitié « son » miracle ? Pourquoi Lazare n’a-t-il pas obéi à l’ordre de Jésus en se débarrassant lui-même de son emballage pour momie afin de sortir à l’air libre parfaitement libre, tout fringant comme avant sa maladie et sa mort ? Comprenons en réalité que Jésus n’a pas fait par lui-même un miracle du même genre que de changer de l’eau en vin. Sa parole a été un ordre imposé à la mort, par lequel il a signifié que son Père triomphera de la mort et du péché ou, comme nous avons entendu saint Paul le confesser : « Celui qui a ressuscité le Seigneur Jésus nous ressuscitera, nous aussi, avec Jésus ». Et tel est bien le mystère de la foi, « mystère » au sens où la résurrection finale ne peut être que l’œuvre de l’amour divin. Mais la scène qui vient de nous être racontée n’est pas une résurrection (comme on le dit souvent à tort) : elle est un retour à la vie terrestre et qui, comme tel, implique que Lazare ne soit pas seul à en faire l’expérience, mais que ce soit une expérience également communautaire : « Déliez-le », dit cette fois comme un appel insistant, vibrant, à ce que nous nous encouragions mutuellement à toute forme de libération de ce qui nous entrave personnellement. C’est une œuvre d’Église, de famille des fils et filles de Dieu. Et à cela aussi nous serons reconnus comme les disciples de Jésus.
« Et laissez-le aller » parce que tous, nous avons été créés pour « aller » un chemin, et non pas rester au bord, aux marges du monde, dans l’immobilité craintive ou découragée.
« Même si l’homme extérieur va vers sa ruine, l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour… » Telle est la vocation la plus essentielle de tout être humain. Mais attention : ici l’homme « extérieur » ne désigne pas notre réalité physique, notre corps, de condition mortelle, et l’homme « intérieur » notre âme, par nature immortelle. Non, l’homme extérieur représente l’homme insensé, qui n’a aucun sens de sa vie ou qui se trompe de sens. Et l’homme intérieur, c’est nous dans la mesure où, tout en vieillissant inévitablement (ce qui n’est pas une ruine !) nous nous laissons modeler et renouveler spirituellement.
Et le vieillissement fait partie de cette expérience de consentement. J’aime beaucoup le mot d’Albert Camus : « Aimer un être, c’est accepter de vieillir avec lui ». Car c’est en acceptant joyeusement de poursuivre dans le temps et longtemps une amitié avec … et … que j’ai appris à les aimer, et eux à m’aimer, je le crois.
Lors de son départ en retraite, la maîtresse de maison d’une grosse paroisse parisienne, amie de ma famille, a évoqué ses deux derniers employeurs, curés de cette paroisse :
– C’est un ami qui est devenu un patron… C’est un patron qui est devenu un ami… »
Combien est précieuse pour un prêtre l’amitié profonde et sincère de frères et sœurs chrétiens laïcs ! partager ensemble le sacerdoce baptismal, commun et premier…
En ce sens et sur ce chemin de l’Église, soyons heureux de répondre par nos vies à l’invitation : « Heureux les invités à la Table du Seigneur », à ce banquet eucharistique qui préfigure le banquet céleste qui nous réunira pour toujours dans le même amour divin. Amen.