La crainte
Les Pères classent parmi les passions la crainte et tous les états qui en sont proches comme la peur, la frayeur, la terreur, mais également l’anxiété, l’angoisse, la détresse. La crainte est provoquée par le risque d’une privation ou d’une souffrance, par l’idée ou le sentiment que l’on va perdre ou que l’on pourrait perdre ce que l’on désire, ou ce à quoi on est attaché. Il faut distinguer deux sortes de crainte.
- La première sorte de crainte, que Dieu a mise en l’homme en le créant, qui appartient donc à sa nature, a une double forme.
a) Sa première forme est une force qui attache l’homme à son être même et lui fait craindre de se perdre lui-même âme et corps.Par cette crainte en ses manifestations les plus élémentaires, il s’attache à la vie, à l’être et redoute tout ce qui pourrait les corrompre et les ruiner. Elle correspond, pourrait-on dire, à l’instinct de conservation, à l’instinct de vie, à la tendance innée que nous avons à persévérer dans l’être et à perpétuer notre existence.
b) Sa deuxième forme est la « crainte de Dieu », qui est en son degré élémentaire la crainte du châtiment divin, et dans son degré le plus élevé la crainte d’être séparé de Dieu.Chez l’homme spirituel, la crainte de la mort se trouve éclipsée par la crainte de Dieu, par la crainte de tout ce qui peut le séparer de Dieu, c’est-à-dire du péché et du Malin qui donnent la mort à l’âme (cf. Mt 10, 28 ; Lc 12, 5), la seule mort qui soit véritablement à craindre puisqu’elle ôte définitivement toute vie, alors que la mort biologique ne sépare que temporairement l’âme du corps et ne détruit que la forme terrestre et corrompue de l’existence.
Cette première sorte de crainte, sous ses deux formes, constitue une vertuqu’Adam possédait en son état premier. Adam, en effet, était voué à devenir immortel par grâce, mais était susceptible de mourir du fait de son libre choix s’il s’opposait à la volonté de Dieu.
- La deuxième sorte de crainte, que les Pères considèrent comme une passion se manifeste toujours comme une répulsion qu’éprouve l’homme devant ce qui peut corrompre et détruire son être déchu, auquel il est attaché par l’amour-propre.Elle est toujours avant tout crainte de la mort, mais ce n’est plus pour la même raison que précédemment. L’homme craint de perdre — et craint ce qui peut lui faire perdre — un objet sensible dont la possession (réelle ou imaginairement anticipée) lui procure une certaine jouissance sensible.
Cette crainte-passion révèle un attachement à ce monde : aux biens de ce monde et à leur jouissance sensible, et aussi à cette vie en tant qu’elle est conçue comme devant servir à atteindre cette sorte de jouissance. Au lieu de craindre ce qui menace son être et surtout son être spirituel, l’homme se met à craindre tout ce qui met en péril son existence sensible et les jouissances qu’il en retire.
Il apparaît ici encore que la crainte selon Dieu et la crainte « mondaine » constituent la même attitude fondamentale orientée vers deux fins différentes. Elles sont présentées comme exclusives l’une de l’autre : si l’on craint quelque chose de ce monde, c’est parce que l’on ne craint pas Dieu ; inversement, celui qui craint Dieu n’a rien à redouter. C’est pour cette raison également que les Pères disent que la crainte-passion est favorisée par la stérilité de l’âme, par la perte de la présence divine en elle : « J’ai eu peur parce que je suis nu », confesse Adam après son péché (Gn 3, 10).
De même que toutes les autres passions, la crainte apparaît aux Pères comme étant une maladie, à cause de tous les troubles qui la constituent et qu’elle engendre.
Tout d’abord, la crainte révèle une relation pathologique de l’homme à Dieu. La crainte révèle l’illusion qu’a l’homme d’être livré à lui-même, de ne pouvoir ou de ne devoir compter que sur ses propres forces, d’être démuni de l’aide de Dieu. L’enseignement du Christ Lui-même vient dénoncer cette illusion en rappelant à l’homme que Dieu prend soin de lui en permanence (Mt 10, 29-31 ; Lc 12, 6-7), Aussi la crainte est-elle le signe d’un manque de foi en la Providence divine : « Comment avez-vous ainsi peur ? Comment n’avez-vous point de foi ? », dit le Christ à ses disciples apeurés par une tempête (Mc 4, 36-40).
La crainte traduit en outre un manque de foi dans les biens spirituels. Car si l’homme leur était attaché, c’est eux seuls qu’il craindrait de perdre. L’homme qui se confie en Dieu, devenant participant de la Résurrection du Christ et de la vie divine, n’a plus à redouter pour son âme ou pour son corps aucune atteinte, pas même celle de la mort qui tue provisoirement le corps mais ne peut rien faire de plus (Mt 10, 28 ; Lc 12, 4).
Une autre raison pour laquelle la crainte apparaît comme une attitude insensée est sa totale inutilité. Par elle l’homme ne peut empêcher qu’il lui arrive quoi que ce soit, ne peut éviter le danger ou la privation qu’il redoute, à supposer qu’ils doivent lui survenir réellement :« Qui d’entre vous, dit le Christ, peut, par ses inquiétudes, ajouter une seule coudée à la longueur de sa vie ? »(Mt 6, 27).
Le caractère pathologique de la crainte apparaît également dans la part plus ou, moins importante d’imaginaire qu’elle comporte généralement. Par son imagination, l’homme déforme la réalité, lui attribue des dimensions qu’elle n’a pas, grossissant par exemple les périls, ou croyant imminente la perte de quelque objet. Mais l’imagination se représente aussi des réalités qui n’existent pas : elle construit, anticipe et fait admettre comme certains, dans le présent ou dans un avenir proche, des événements qui n’existent pas et dont aucune raison objective ne permet d’assurer la réalisation.
La crainte, d’une façon générale, peut naître d’un état de péché, selon l’enseignement de l’Apôtre : « Tribulation et angoisse sur toute âme d’homme qui fait le mal »(Rm 2, 9). Il apparaît même que le pouvoir qu’a l’état de péché de susciter la crainte sous forme d’anxiété et d’angoisse est d’autant plus fort que le sujet n’a pas pris une conscience claire de sa faute. Évoquant « cette crainte que l’âme éprouve de sa propre malice »,saint Diadoque de Photicé conseille au chrétien de veiller à confesser même ses fautes involontaires, celles dont il n’a pas conscience de prime abord, car écrit-il, « si nous ne confessons pas comme il faut ces fautes-là [qui nous échappent], nous découvrirons en nous une crainte sourde ».
La pusillanimitéest définie par saint Jean Damascène comme « la crainte d’une action à exécuter ». C’est une attitude de faiblesse, de manque de courage face à un devoir à accomplir. Elle se distingue toutefois de la lâcheté. Elle est plutôt timidité.
Saint Paul enseigne : « Ce n’est pas un esprit de pusillanimité que Dieu vous a donné, mais un esprit de force, d’amour, de sagesse »(2 Tm l, 7), la force étant particulièrement la vertu dont la pusillanimité constitue le manque. Alors que la force est parmi les dons essentiels de l’Esprit constitutifs de l’image de Dieu, la pusillanimité en est la négation.
La pusillanimité est le signe d’un manque de foi. Se montrer pusillanime, c’est ne pas faire confiance à l’aide divine, à la force de l’Esprit qui constamment soutient celui qui invoque Dieu. Avec une foi absolue en Dieu, l’homme est capable selon l’enseignement du Christ, de déplacer des montagnes.
C’est souvent dominé par son imaginationque l’homme redoute d’agir. L’imagination, là encore, déforme la réalité, présente comme difficile, redoutable ou impossible l’action à accomplir alors qu’objectivement il n’en est rien. La pusillanimité peut apparaître comme une attitude infantile qui s’est fixée et subsiste anormalement chez l’adulte : « La pusillanimité, écrit saint Jean Climaque, est une disposition puérile, dans une âme qui n’est plus jeune. »
La pusillanimité aliène l’homme, exerçant sur lui une domination puissante. Elle est particulièrement redoutable, car elle bloque son dynamisme, freine ses élans dans ce qu’ils peuvent avoir de meilleur, ralentit ou même paralyse son activité, inhibe en maintes circonstances l’exercice de ses facultés. Cela s’avère particulièrement grave quand il s’agit de l’activité spirituelle.
La crainte de Dieu
La source première de la crainte c’est, nous l’avons vu, le manque de foi. La crainte se trouve donc abolie dans le cœur de l’homme dans la mesure de sa foi en Dieu. Une « foi inflexible », note Évagre, « n’admet absolument aucun accès de crainte ». Celui qui croit fermement en Dieu et en sa Providence est certain de recevoir de Lui en toutes circonstances aide et protection, et n’a plus dès lors à craindre ni circonstances, ni adversaire quelconque, ni la mort elle-même.
Le Psalmiste note : « Le Seigneur est ma lumière et mon salut, de qui aurai-je crainte ? Le Seigneur est le protecteur de ma vie, devant qui tremblerai-je ? Si une armée campe contre moi, mon cœur ne craindra pas »(Ps 26, 1 et 3) ;« Même si je marche au milieu des ombres de la mort, je ne craindrai aucun mal, car Tu es avec moi »(Ps 22, 4).
Ce n’est pas la foi par elle-même qui délivre l’homme de la crainte, mais Dieu qui, en réponse à cette foi lui apporte Son aide et Son secours. Cette aide, dans la foi que Dieu peut la lui accorder, et dans l’espérance qu’Il la lui apportera, 1’homme doit la demander par la prière.
Il est à noter que c’est la « prière de Jésus »qui est contre la crainte et toutes les passions qui en sont proches (inquiétude, peur, anxiété, angoisse) le remède le plus efficace. Saint Jean Climaque conseille : « Flagelle tes ennemis avec le nom de Jésus, car il n’y a pas d’arme plus puissante au ciel et sur la terre. Quand tu seras guéri de cette maladie [de la crainte], glorifie Celui qui t’a délivré. Si tu lui rends grâce, Il te protégera toujours ».
La prière du cœur permet en effet à 1’homme d’être uni à Dieu en permanence et de bénéficier constamment de son secours ; dès lors plus aucune cause de crainte ne peut le surprendre. « Un Ancien disait : « Que tu sois endormi ou éveillé, quoi que tu fasses, si Dieu est devant tes yeux, l’ennemi ne peut t’effrayer. Si ta pensée demeure en Dieu, la force de Dieu demeure aussi en toi ».Et l’homme connaît d’autant moins la crainte que sa prière est plus pure. « Le signe qu’on a touché à la prière parfaite, c’est de n’être plus troublé, même si le monde entier s’attaquait à nous »écrit saint Barsanuphe. La disparition de la crainte et des passions connexes découle ici de la présence permanente de la force divine en l’homme grâce à la prière elle-même permanente.
La thérapeutique de la crainte suppose corrélativementle renoncement de 1’homme à sa volonté propre et une attitude d’humilité. La crainte est liée à l’orgueil, et tant que l’homme met sa confiance en ses propres forces il est sujet à cette passion. Pour pouvoir la vaincre par la force de Dieu même, pour recevoir cette force et la garder, l’homme doit renoncer à lui-même, reconnaître sa propre impuissance, sinon l’énergie divine ne pourra trouver place en lui.
C’est également par l’amour que l’homme peut vaincre la crainte, celui-là excluant celle-ci, selon la parole de l’apôtre saint Jean : « La crainte n’est pas dans l’amour, mais l’amour parfait bannit la crainte »(1 Jn 14, 18). Ayant constaté que « dans la mesure où la charité disparaît, la crainte apparaît », saint Jean Climaque enseigne à la suite de saint Jean que celui qui est « rempli de charité n’éprouve pas de crainte ».
Il faut cependant souligner que si l’homme doit tendre à être guéri de la passion de crainte, il ne doit cependant pas rejeter toute crainte de son âme. La crainte-passion doit disparaître pour laisser place à la crainte de Dieu. Il s’agit pour l’homme de la convertir, de la retourner vers Dieu. L’un des remèdes fondamentaux de la passion de crainte est la crainte de Dieu qui, au fur et à mesure qu’elle croît dans l’homme, la réduit en prenant sa place. La crainte de Dieu peut être considérée à bien des égards comme une vertu fondamentale. Les allusions à cette vertu sont fréquentes dans les saintes Écritures, et les Pères présentent sa possession comme une condition du salut. Il y a cependant deux formes de la crainte de Dieu, correspondant à deux degrés de cette vertu.
a) La première forme résulte de la crainte du jugement divin, actuel ou futur et des peines qui peuvent en résulter et que les Pères désignent souvent du nom de « châtiment »(les souffrances intérieures, liées à l’état de séparation d’avec Dieu et à la privation des biens spirituels). Cette première forme de crainte est « la crainte initiale »,celle que connaissent les commençants. Cette crainte est cependant appelée à être abolie et dépassée dans la perfection de l’amour, comme l’enseigne l’Apôtre saint Jean. C’est ainsi que saint Antoine le Grand peut dire : « Désormais, je ne crains plus Dieu, je l’aime ; car l’amour chasse dehors la crainte ».
Sans avoir d’abord acquis cette crainte, l’homme ne peut accéder à l’amour parfait. « De même qu’il n’est pas possible de traverser sans navire la grande mer, de même nul ne peut sans la crainte parvenir à l’amour. La mer nauséeuse qui nous sépare du paradis spirituel, nous ne pouvons la traverser que sur le navire du repentir dirigé par les rameurs de la crainte. Mais si ces rameurs de la crainte ne gouvernent pas le navire du repentir, par lequel nous traversons la mer de ce monde pour aller à Dieu, nous sommes engloutis dans les eaux nauséeuses. Le repentir est le navire. La crainte est son pilote. Et l’amour est le port divin ». (St Isaac)
b) La seconde forme de crainte est inhérente à la charité parfaite. Elle est la crainte d’être séparé ou éloigné de Dieu, la crainte d’être privé de « la familiarité inhérente à l’amour ».Comme le dit très justement Clément d’Alexandrie, « ce que l’on craint [par elle], ce n’est pas Dieu, mais c’est d’être séparé de Dieu ». « Celui », explique saint Dorothée de Gaza, « qui possède l’amour véritable, cet amour le porte à la crainte parfaite. Car il craint et il garde la volonté de Dieu parce qu’ayant goûté la douceur d’être avec Dieu, comme nous l’avons dit, il redoute de la perdre, il redoute d’en être privé ».
Seulement, saint Dorothée de Gaza y insiste, nul ne peut parvenir à cette crainte parfaite sans avoir auparavant connu la première forme de crainte : « Il est impossible de parvenir à la crainte parfaite sans passer par la crainte initiale », « car il est dit : « Le commencement de la sagesse, c’est la crainte du Seigneur » (Ps 110, 10).
L’homme ne saurait progresser dans la voie de la praxis sans être en permanence « muni » de cette disposition intérieure, comme le dit en termes imagés saint Barsanuphe : « Lorsqu’on entreprend un voyage, on met des sandales. La préparation matérielle doit faire penser à la préparation spirituelle. Il faut prendre les sandales spirituelles, c’est-à-dire la préparation de la crainte de Dieu, se souvenir qu’on doit tout accomplir selon la crainte de Dieu ».
Quelles sont les conditions d’acquisition de la crainte de Dieu ?
Elle est directement liée à la pratique des commandementscomme l’indique le Psalmiste : « Bienheureux l’homme qui craint le Seigneur, qui applique toute sa volonté à ses préceptes »(Ps 111, 1),« Bienheureux tous ceux qui craignent le Seigneur et marchent dans ses voies »(Ps 127, 1) et l’Ecclésiaste :« Crains Dieu et observe ses commandements »(Eccl 12, 13). Il ne faut cependant pas oublier qu’en tant que vertu la crainte de Dieu est une manifestation de la grâce, et si les efforts de l’homme sont indispensables pour l’acquérir, elle est cependant toujours un don de Dieu et doit donc Lui être demandée par la prière.
Les effets de la crainte de Dieu sont particulièrement nombreux et importants. Tout d’abord elle détourne 1’homme du mal. Elle purifie l’homme de tout péché et de toute passion, et apparaît à ce titre comme un « remède » global. Elle purifie également l’âme de tous les désirs charnels, de toutes les pensées et imaginations mauvaises. La crainte de Dieu « non seulement chasse de notre cœur les passions, mais elle y introduit toutes les vertus ». Elle affermit la foi dont elle procède, elle favorise la prière et la rend fervente, elle est source fondamentale d’humilité, elle mène à la charité, couronnement de toutes les vertus, elle donne la connaissance spirituelle.
Elle est pour l’homme source de bonheur spirituel.
Petits extraits du livre de J-C Larchet : 2° partie, ch. 9 ; 5° partie, ch. 7.