Un article de Sœur Moïsa, Sources Vives n° 156, Se nourrir, quelle signification ? mars 2011, pp.86-90.
Que ce soit en Orient ou en Occident, on s’accorde à penser que la tentation s’attaque en premier à l’homme par la porte du corps et par celle du désir, toutes réalités bonnes pourtant mais requérant l’exercice de la vigilance… Pourtant, si Dieu a permis que le désir de l’homme l’incline vers ce qui est bon, et que l’acte de se nourrir (comme de se reproduire) soit pour lui source de joie, c’est bien un signe de sa bonté. Mais quand l’Église, par la bouche de ses saints et de ses docteurs, condamne la gourmandise comme l’un des sept (ou huit) vices principaux, on se demande quand même s’il n’y a pas là un peu d’excès de langage… L’évangile ne dit-il pas : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur » (Mt 15,11) ? Il y a quelques années, un collectif de pâtissiers et boulangers de renom avait même adressé une pétition au pape Jean-Paul II pour que le mot « gourmandise » fût dissocié de la notion de péché et qu’on lui substitue celui de gloutonnerie… Peine perdue ! La gourmandise figure toujours au cortège des passions capitales… Pourquoi cela ?
Le plus sympathique des péchés
Il suffit d’observer avec un peu de finesse l’âme de l’homme, affirme saint Jean Cassien : le péché entre toujours en lui par les mêmes failles : la gourmandise (qu’il appelle aussi gastrimargie) étant la première d’entre elles. Pourtant, il faut bien l’avouer : la gourmandise, au contraire de l’orgueil ou de l’avarice, est un péché qui fait sourire ! Au fond, on préfère le gourmet, même un peu gourmand, à l’ascète insensible, à force de détachement, à tout ce qu’on lui présente à goûter… La gourmandise est peut-être le plus sympathique et le plus populaire des péchés ! Faut-il donc vraiment continuer d’en faire un péché ?
Le plus originel et le plus naturel
Si l’on se rapporte à la présentation biblique de ce premier péché que l’on dit « originel », il s’agit bel et bien d’une histoire de bouche et de convoitise ! « La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement. Elle prit de son fruit et mangea. Elle en donna aussi à son mari, qui était avec elle, et il mangea » (Gn 3,6). La gourmandise ou « concupiscence de la bouche », comme l’appelle encore Cassien, serait en quelque sorte à la racine même du péché. Ce qui est en cause, ici, ce n’est pas le fait même de manger — Dieu l’avait même commandé à l’homme pour sa survie : « Je vous donne toutes les herbes portant semence, qui sont sur toute la surface de la terre, et tous les arbres qui ont des fruits portant semence : ce sera votre nourriture » (Gn 1,29) — mais le rapport de séduction qui s’établit entre la femme et l’objet admiré, convoité, saisi et, finalement, consommé. Le désir, attisé par la convoitise, a supplanté la loi donnée par Dieu et brisé la relation de transparence avec lui. L’homme a préféré écouter la voix de son ventre plutôt que celle de son Dieu…
La difficulté que nous continuons cependant d’éprouver à considérer la gourmandise comme un « vrai » péché tient sans doute au fait qu’elle est ce que Cassien appelle un « vice naturel », donc un vice normal en somme ! Dieu nous aurait donc faits gourmands ! Et pourtant, être gourmand serait tout de même un péché… On a l’impression d’être embarqué dans un jeu de dupes. En réalité, la solution se trouve dans une double réponse : celle de la mesure et celle de l’unification profonde que requiert le cheminement spirituel.
L’excès capital
Saint Thomas, dans sa Somme de Théologie (ST lIa, IIae, q. 148, a. 4), recense, à la suite du pape saint Grégoire le Grand, cinq manières de commettre le péché de gourmandise : 1. manger trop tôt (praepropere) ; 2. manger trop coûteux (laute) ; 3. manger trop (nimis) ; 4. manger avec trop d’impatience (ardenter) ; 5. manger avec trop d’application (studiose). L’essentiel ici est peut-être ce petit mot que la version française a retenu pour traduire chacune de ces expressions : « trop ». C’est bien l’excès qui est visé. Non pas nécessairement l’excès quantitatif mais aussi bien l’excès de préoccupation, l’excès de souci (d’imagination ou d’empressement) à l’égard de ce dont Dieu lui-même a promis qu’il pourvoirait à l’homme : « Voilà pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas plus qu’eux ? » (Mt 6,25-26). Finalement la gourmandise est un péché qui touche à la relation à Dieu lui-même. Au lieu de recevoir la joie, le plaisir, des autres ou de Dieu, on en vient à préférer établir et vérifier soi-même les conditions de réalisation de cette joie. Pour que la fête soit réussie, il faut du bon vin ! L’Église voudrait-elle donc qu’on s’en prive ?
Non, et il ne faudrait surtout pas le croire mais plutôt se mettre en quête de la voie médiane, de cet équilibre subtil qui consiste à savoir goûter, apprécier, sans se laisser captiver par la tentation de l’excès, de la répétition volontaire, voire de l’obsession. Tout ce que Dieu a fait est bon et proposé à l’homme pour sa joie ! Le soin apporté aux choses de la bouche et le plaisir éprouvé à les goûter célèbrent aussi la gloire de Dieu à leur manière ! Tant qu’on ne s’y laisse pas engloutir ou illusionner. C’est toujours la même histoire avec le péché : le désir s’amenuise, l’horizon se rétrécit et on finit, presque sans s’en rendre compte parfois, par se tromper de Dieu. Or c’est bien là que la gourmandise serait un péché — et même un « péché capital » : en ce qu’elle pourrait être une manière possible de détourner l’homme de son but véritable qui est d’être divinisé, d’entrer en communion avec Dieu. Manger ne s’y oppose pas, ni même prendre plaisir à la consommation de mets savoureux, mais celui qui prendrait son ventre pour le terme de son espérance et de sa joie aurait déjà posé lui-même les limites de son chemin ! Or Dieu l’appelle à entrer dans sa joie, celle qui ne passe pas, à s’asseoir avec lui à la table de son Royaume éternel !
Alors, la gourmandise est-elle ou n’est-elle pas un péché ?
Disons qu’il faut probablement distinguer deux formes ou plutôt deux degrés de gourmandise : la naturelle et la peccamineuse ; la joyeuse, la légère, et l’aliénante ; celle qui se laisse docilement contraindre et mesurer, et celle qui, obsédant peu à peu l’esprit, finit par le gouverner de sa toute puissance tyrannique, transformant l’homo sapiens en homo edens, l’homme spirituel en homme-estomac… Toute la subtilité résidant en ce que la première ne conduit pas nécessairement à la seconde ! Reste donc à discerner le degré et la forme de sa propre gourmandise. Se garder de l’excès — le « trop » de saint Thomas — et veiller sur l’orientation profonde de son cœur pour pouvoir librement se réjouir et se priver, goûter et renoncer, apprécier et s’abstenir.