Le Cardinal Müller, Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, exprime à nouveau sa pensée dans un livre-interview dont la matière est large, puisqu’il ne porte pas seulement sur le thème de la famille, mais également sur d’autres questions brûlantes.
Ce livre a été publié ces jours derniers en Espagne, aux éditions de la Biblioteca de Autores Cristianos, et il sera bientôt disponible également en italien, en anglais, en français et en allemand. En voici cinq extraits, traduits sur le site www.chiesa.espressonline.it
« QUI SUIS-JE POUR JUGER? »
Voici que des gens qui, jusqu’à aujourd’hui, n’ont fait preuve d’aucun respect envers la doctrine de l’Église se servent maintenant d’une phrase isolée du Saint-Père, « Qui suis-je pour juger? », sortie de son contexte, pour présenter des idées déformées à propos de la morale sexuelle, en s’appuyant sur une présumée interprétation de la pensée « authentique » du pape à ce sujet.
La question de l’homosexualité, point de départ de la question qui avait été posée au Saint-Père, est déjà présente dans la Bible – que ce soit dans l’Ancien Testament (cf. Gn 19 ; Dt 23, 18s ; Lv 18, 22 ; 20, 13 ; Sg 13-15) ou bien dans les épîtres de saint Paul (cf. Rm 1, 26s ; 1 Co 6, 9s) – et elle y est traitée comme une question de théologie, même si c’est avec les caractéristiques spécifiques qui sont inhérentes au caractère historique de la révélation divine.
La lecture de la Sainte Écriture amène à penser que les actes homosexuels sont intrinsèquement désordonnés, parce qu’ils ne procèdent pas d’une véritable complémentarité affective et sexuelle. Il s’agit là d’une question très complexe, en raison des nombreuses implications qui se sont manifestées avec force au cours de ces dernières années. En tout état de cause, la perception anthropologique que l’on trouve dans la Bible implique un certain nombre d’exigences morales qui ne peuvent pas être éludées et, en même temps, un respect scrupuleux à l’égard des personnes homosexuelles. Ces personnes, qui sont appelées à la chasteté et à la perfection chrétienne à travers la maîtrise de soi et quelquefois avec le soutien d’une amitié désintéressée, vivent « une véritable épreuve. C’est pourquoi elles doivent être accueillies avec respect, compassion et délicatesse. On évitera à leur égard toute marque de discrimination injuste » (Catéchisme de l’Église catholique, 2357-2359).
Cependant, en plus du problème suscité par le fait que la phrase du pape François que je viens de citer, qui a été prononcée en signe de respect pour la dignité des personnes, ait été sortie de son contexte, il me semble évident que l’Église, de par son magistère, a la capacité de juger de la moralité de certaines situations. Voici une vérité indiscutable : Dieu est le seul juge qui nous jugera à la fin des temps, et le pape et les évêques ont l’obligation de faire connaître les critères révélés pour ce jugement final qui est déjà anticipé aujourd’hui dans notre conscience morale.
L’Église a toujours affirmé « ceci est vrai, cela est faux » et personne ne peut interpréter de manière subjectiviste les commandements de Dieu, les béatitudes ou les conciles, selon ses propres critères, selon son propre intérêt ou même selon ses propres besoins, comme si Dieu était uniquement l’arrière-plan de l’autonomie de l’homme. La relation qui existe entre la conscience personnelle et Dieu est concrète et réelle, elle est éclairée par le magistère de l’Église ; quand une doctrine est fausse, l’Église a le droit et l’obligation de le déclarer, précisément parce qu’une telle doctrine détourne les gens ordinaires du chemin qui conduit à Dieu.
À partir de la révolution française, la cible des principales attaques lancées par les régimes libéraux qui l’ont suivie et par les systèmes totalitaires du XXe siècle a toujours la conception chrétienne de la vie humaine et de sa destinée.
Dans les cas où il n’a pas été possible à ces régimes et systèmes de vaincre la résistance de cette conception chrétienne, ils ont autorisé le maintien de certains de ses éléments, mais pas celui du christianisme dans sa substance ; le résultat a été que le christianisme a cessé d’être le critère de toute la réalité et que les opinions subjectivistes dont j’ai parlé plus haut ont été encouragées.
Ces opinions trouvent leur origine dans une nouvelle anthropologie, non chrétienne et relativiste, qui fait abstraction du concept de vérité : l’homme de notre époque se voit ainsi mis dans l’obligation de vivre continuellement dans le doute. D’autre part l’affirmation selon laquelle l’Église ne pourrait pas porter de jugements sur des situations personnelles est fondée sur une sotériologie fausse, à savoir que l’homme serait son propre sauveur et rédempteur.
Lorsqu’elle soumet l’anthropologie chrétienne à ce réductionnisme brutal, l’herméneutique de la réalité qui en découle adopte seulement les éléments qui intéressent l’individu ou qui sont avantageux pour lui : quelques éléments des paraboles, certains gestes bienveillants de Jésus-Christ, ou encore les passages qui le présentent comme un simple prophète du social ou comme un maître en humanité.
Et, au contraire, on censure le Seigneur de l’histoire, le Fils de Dieu qui invite à la conversion, ou le Fils de l’Homme qui viendra juger les vivants et les morts. En réalité, ce christianisme qui est simplement toléré se vide de son message et il oublie que la relation avec le Christ est impossible s’il n’y a pas une conversion personnelle.
QUI PEUT RECEVOIR LA COMMUNION
Le pape François dit dans son exhortation apostolique « Evangelii gaudium » (n° 47) que l’eucharistie « n’est pas un prix destiné aux parfaits mais un généreux remède et un aliment pour les faibles ». Il vaut la peine d’analyser cette phrase en profondeur, afin de ne pas créer d’équivoques sur son sens.
En premier lieu, il faut noter que cette affirmation exprime la primauté de la grâce : la conversion ne constitue pas un acte autonome de l’homme, mais elle est, en elle-même, une action de la grâce. Cependant on ne peut pas déduire de cette remarque que la conversion serait une manifestation extérieure de gratitude pour ce que Dieu a fait en moi pour son propre compte, sans moi. Je ne peux pas non plus en conclure que n’importe qui peut se présenter afin de recevoir l’eucharistie, même lorsqu’il n’est pas en état de grâce et qu’il n’est pas dans les dispositions voulues, uniquement parce que l’eucharistie est un aliment pour les faibles.
Nous devrions nous demander avant tout : qu’est-ce que c’est que la conversion ? La réponse est qu’elle est un acte libre de l’homme et que, en même temps, elle est un acte motivé par la grâce de Dieu, qui précède toujours les actes des hommes. Pour cette raison, c’est un acte intégral, incompréhensible si l’on sépare l’action de Dieu de l’action de l’homme. […]
Dans le sacrement de pénitence, par exemple, on remarque de manière tout à fait claire la nécessité d’une réponse libre de la part du pénitent, exprimée dans la contrition de son cœur, dans sa ferme intention de se corriger, dans la confession de ses péchés et dans son acte de contrition. C’est pourquoi la théologie catholique nie que Dieu fasse tout et que l’homme soit uniquement le réceptacle des grâces divines. La conversion est la nouvelle vie qui nous est donnée par la grâce et en même temps elle est aussi une tâche qui nous est proposée comme condition pour que nous persévérions dans la grâce. […]
Il n’y a que deux sacrements qui constituent l’état de grâce : le baptême et le sacrement de la réconciliation. Lorsqu’une personne a perdu la grâce sanctifiante, cette personne a besoin du sacrement de la réconciliation pour retrouver cet état, non pas comme quelque chose qu’elle aurait mérité mais comme un cadeau, comme un don que Dieu lui fait sous la forme sacramentelle. L’accès à la communion eucharistique présuppose certainement la vie dans la grâce, il présuppose la communion dans le corps ecclésial, il présuppose également une vie ordonnée, en conformité avec le corps ecclésial afin de pouvoir dire « Amen ». Saint Paul insiste sur le fait que quiconque mange le pain ou boit la coupe du Seigneur indignement, aura à répondre du corps et du sang du Seigneur (1 Co 11. 27).
Saint Augustin affirme que « celui qui t’a créé sans toi ne te sauvera pas sans toi » (Sermo 169). Dieu me demande ma collaboration. Une collaboration qui est aussi un cadeau qu’il me fait, mais qui implique que j’accueille ce don.
Si les choses se présentaient autrement, nous pourrions tomber dans la tentation de concevoir la vie chrétienne à la manière des réalités automatiques. Le pardon, par exemple, serait transformé en quelque chose de mécanique, presque en une exigence, et non pas en une demande qui dépend aussi de moi, puisque c’est moi qui dois la formuler. Dans ce cas-là, j’irais recevoir la communion sans être dans l’état de grâce qu’elle requiert et sans avoir demandé le sacrement de la réconciliation. Je présenterais comme une certitude, sans pouvoir aucunement le prouver à partir de la Parole de Dieu, le fait que le pardon de mes péchés m’est accordé de manière privée par l’intermédiaire de cette même communion. Mais c’est une conception de Dieu qui est fausse, une façon de tenter Dieu. Elle porte également en elle une conception fausse de l’homme et elle sous-évalue ce que Dieu peut susciter en lui.
PROTESTANTISATION DE L’ÉGLISE
À strictement parler, nous catholiques n’avons aucune raison de fêter le 31 octobre 1517, c’est-à-dire la date considérée comme le début de la Réforme qui a abouti à l’éclatement du christianisme occidental.
Si nous sommes convaincus que la révélation divine s’est conservée dans son intégralité et sans modification à travers l’Écriture et la tradition, dans la doctrine de la foi, dans les sacrements, dans la constitution hiérarchique de l’Église par droit divin, fondée sur le sacrement de l’ordre, alors nous ne pouvons pas accepter qu’il y ait des raisons suffisantes pour se séparer de l’Église.
Les membres des communautés ecclésiales protestantes portent un regard différent sur cet événement, parce qu’ils y voient le moment opportun pour célébrer la redécouverte de la « parole pure de Dieu », qu’ils présument défigurée par des traditions purement humaines tout au long de l’histoire. Il y a de cela cinq cents ans, les réformateurs protestants étaient arrivés à la conclusion que non seulement certains dirigeants de l’Église étaient corrompus moralement, mais qu’ils avaient également travesti l’Évangile et que, par conséquent, ils avaient bloqué le cheminement de salut des croyants vers Jésus-Christ. Pour justifier le fait qu’ils se séparaient de l’Église, ils accusèrent le pape, présumé être le chef de ce système, d’être l’Antéchrist.
Comment, à notre époque, pouvons-nous faire progresser de manière réaliste le dialogue œcuménique avec les communautés évangéliques ? Le théologien Karl-Heinz Menke est dans le vrai lorsqu’il affirme que la relativisation de la vérité et l’adoption acritique des idéologies modernes constituent l’obstacle principal sur le chemin qui conduit à l’union dans la vérité.
En ce sens, non seulement une protestantisation de l’Église catholique à partir d’une manière de voir séculière dépourvue de référence à la transcendance ne peut pas nous réconcilier avec les protestants, mais elle ne peut même pas permettre une rencontre avec le mystère du Christ parce que, en Lui, nous sommes dépositaires d’une révélation surnaturelle à laquelle nous devons tous une obéissance totale de l’intelligence et de la volonté (cf. « Dei Verbum », 5).
Je pense que les principes catholiques de l’œcuménisme, tels qu’ils ont été proposés et développés par le décret du concile Vatican II relatif à cette question, restent encore pleinement valides actuellement (cf. « Unitatis redintegratio », 2-4). D’autre part je suis convaincu que le document « Dominus Jesus » publié par la congrégation pour la doctrine de la foi lors de l’année sainte 2000, qui n’a pas été compris par beaucoup de gens et qui a été injustement refusé par d’autres, est sans aucun doute le texte fondamental contre le relativisme christologique et ecclésiologique de notre époque, marquée par une très grande confusion.
SACERDOCE FÉMININ
La question de savoir si le sacerdoce féminin est une affaire disciplinaire que l’Église pourrait simplement modifier ne se pose pas, parce qu’il s’agit d’une question qui a déjà été tranchée.
Le pape François a été clair sur ce point, comme ses prédécesseurs l’avaient été. À ce propos, je rappelle que saint Jean-Paul II, au n° 4 de son exhortation apostolique « Ordinatio sacerdotalis » publiée en 1994, a renforcé par l’emploi du pluriel de majesté (« declaramus »), dans l’unique document où ce pape ait employé cette forme verbale, l’affirmation selon laquelle le fait que l’Église n’a pas l’autorité pour admettre les femmes au sacerdoce est une doctrine définitive enseignée de manière infaillible par le magistère ordinaire universel (canon 750 § 2 CDC).
C’est au Magistère qu’il incombe de décider si une question est dogmatique ou disciplinaire ; dans le cas qui nous occupe ici, l’Église a déjà décidé que cette proposition était dogmatique et que, étant de droit divin, elle ne pouvait être ni modifiée ni même réexaminée. On pourrait la justifier par de nombreuses raisons, telles que la fidélité à l’exemple du Seigneur ou bien le caractère normatif de la pratique multiséculaire de l’Église ; cependant je ne pense pas que cette question doive être de nouveau discutée à fond, étant donné que les documents qui en traitent exposent de manière suffisante les motifs qui permettent de rejeter cette possibilité.
Je ne veux pas manquer de souligner qu’il y a une égalité essentielle entre l’homme et la femme au plan de la nature, ainsi qu’en ce qui concerne leur relation avec Dieu par l’intermédiaire de la grâce (cf. Ga 3, 28). Cependant le sacerdoce implique une symbolisation sacramentelle de la relation entre Jésus-Christ, tête ou époux, avec l’Église, corps ou épouse. Les femmes peuvent exercer, sans aucun problème, de multiples fonctions au sein de l’Église : à ce propos, je saisis volontiers l’occasion de remercier ici, publiquement, le groupe nombreux de femmes, laïques ou religieuses, dont certaines sont qualifiées par des titres universitaires, qui apportent leur indispensable collaboration à la congrégation pour la doctrine de la foi.
D’autre part il ne serait pas sérieux de formuler des propositions dans ce domaine sur la base de simples calculs humains, en affirmant, par exemple, que « si nous ouvrons aux femmes l’accès au sacerdoce, nous surmonterons le problème des vocations » ou que « si nous acceptons le sacerdoce féminin, nous donnerons au monde une image plus moderne de l’Église ».
Je crois qu’une telle manière d’engager le débat est très superficielle, idéologique et surtout anti-ecclésiale, parce qu’elle passe sous silence le fait qu’il s’agit d’une question dogmatique, qui a déjà été réglée par ceux dont la mission est de le faire, et non pas d’une question simplement disciplinaire.
CÉLIBAT SACERDOTAL
Le célibat sacerdotal, qui est tellement contesté en ce moment dans certains milieux ecclésiastiques, a ses racines dans les Évangiles en tant que conseil évangélique ; cependant il a également un rapport intrinsèque avec le ministère du prêtre.
Le prêtre est davantage qu’un fonctionnaire religieux auquel une mission indépendante de sa vie aurait été attribuée. Sa vie est en rapport étroit avec sa mission évangélique. C’est pourquoi, dans la réflexion entreprise par saint Paul comme dans les Évangiles eux-mêmes, le conseil évangélique apparaît comme clairement lié à la figure des ministres choisis par Jésus. Pour suivre le Christ, les apôtres ont laissé derrière eux toutes les sécurités humaines et, en particulier, leurs épouses respectives. À ce sujet, saint Paul nous parle de son expérience personnelle en 1 Co 7, 7, où il semble considérer le célibat comme un charisme particulier qu’il a reçu.
Actuellement, on trouve dans toute l’Église universelle, même si c’est sous des formes diverses, le lien établi entre le célibat et le sacerdoce en tant que don particulier de Dieu, don à travers lequel les ministres consacrés peuvent s’unir plus facilement au Christ avec un cœur qui n’est pas partagé (canon 277 § 1 CDC ; exhortation apostolique « Pastores dabo vobis », 29). Dans l’Église orientale, comme nous le savons, le célibat s’applique uniquement au sacerdoce des évêques ; toutefois le fait même qu’il soit présenté à ceux-ci comme une exigence nous fait comprendre que cette Église ne conçoit pas le célibat comme une discipline externe.
Dans les milieux défavorables au célibat que j’ai mentionnés précédemment, on a très souvent recours à l’analogie suivante : il y a quelques années, personne n’aurait pu imaginer qu’une femme puisse exercer le métier de soldat, alors qu’aujourd’hui, au contraire, les armées modernes comptent un grand nombre de femmes-soldats, pleinement aptes à accomplir une mission qui était considérée, traditionnellement, comme exclusivement réservée aux hommes. Est-ce que la même chose ne va pas se produire dans le cas du célibat ? Est-ce qu’il ne s’agit pas d’une très ancienne coutume du passé qu’il serait nécessaire de réexaminer ?
Cependant l’essentiel de l’activité des militaires, à l’exclusion de quelques éléments présentant un caractère pratique, n’a pas besoin d’être exercé par une personne appartenant à un sexe déterminé ; tandis que le sacerdoce est, pour sa part, en connexion intime avec le célibat.
Le concile Vatican II ainsi que d’autres documents magistériels plus récents nous enseignent qu’il y a entre le célibat et le sacerdoce une conformité ou adéquation interne telle que l’Église de rite latin ne pense pas avoir la faculté de modifier cette doctrine par une décision arbitraire qui romprait avec le développement progressif, pendant des siècles, de la réglementation canonique, à partir du moment où ce lien interne a été reconnu, antérieurement à la législation que j’ai mentionnée précédemment. Nous ne pouvons pas rompre unilatéralement avec toute une série de déclarations faites par des papes et des conciles, ni même avec l’adhésion ferme et continue de l’Église catholique à l’image du prêtre célibataire.
La crise du célibat a été au sein de l’Église catholique latine un sujet récurrent de préoccupation à des moments particulièrement difficiles pour l’Église. Si l’on veut mentionner quelques exemples, nous pouvons rappeler l’époque de la réforme protestante, celle de la révolution française et, plus récemment, la période de la révolution sexuelle, c’est-à-dire les années Soixante et Soixante-dix du siècle précédent. Cependant, s’il y a quelque chose que nous pouvons apprendre de l’étude de l’histoire de l’Église et de ses institutions, c’est que ces crises ont toujours démontré et consolidé la valeur de la doctrine du célibat.
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Traduction française par Antoine de Guitaut, Paris, France.
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