De Bruno Frappat, La Croix du 19 mai 2018
Mon cher David,
Je me permets de vous écrire aujourd’hui car je ne peux pas retenir les sentiments que m’inspire votre pays que j’ai tant aimé et que je vois défiguré par l’action de ses dirigeants eux-mêmes. Pendant que je tiens la plume un voile de sang recouvre ma vue. Je vois des dizaines de corps répandus sur la Terre sainte, Gaza cernée par la soldatesque et imbibée de la haine de ses habitants pour leurs voisins des « colonies » implantées à deux jets de pierre de leurs misérables maisons que des bulldozers viennent parfois réduire en tas de gravats.
Vous venez de célébrer entre vous (et l’absurde Donald Trump !) le soixante-dixième anniversaire de la fondation d’Israël, trois ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale qu’illustra, si l’on peut dire, la tragédie de la Shoah. Nous aurions dû participer à la liesse et aux festivités du souvenir de cette fondation. Nous l’aurions fait en souvenir de l’admiration et de l’enthousiasme qui furent les nôtres, il y a trois quarts de siècle, quand nos magazines regorgeaient de reportages édifiants sur les kibboutznik héroïques en shorts et battle-dress. Ils construisaient une forme de socialisme à visage humain, pour consoler l’humanité de ce qu’elle venait de faire à vos familles, à vos vieux, à vos enfants et parfois à vous-mêmes.
Israël et ses premiers pas suscitaient toute notre envie pour cette manière pionnière de construire une société moins marquée par la puissance et par la brutalité de la force. La terre devait devenir une terre de paix et d’égalité. L’univers entier semblait approuver votre naissance en ce milieu du siècle vingtième qui avait été marqué par la plus grande blessure faite à l’humain par des hommes. Nous nous réjouissions à l’époque avec vous, bâtisseurs d’un monde nouveau dont nous aurions aimé nous inspirer. Nos jeunes couraient vers votre utopie.
Nous avions complètement oublié que la terre qui vous avait été attribuée était déjà habitée par d’autres gens pour lesquels nous n’avions pas la même commisération que pour vous autres, réfugiés des camps d’extermination, survivants de la mort. Ces Palestiniens pauvres, nous nous en souciâmes peu.
Et puis, peu à peu, au fil des décennies, au fur et à mesure que vous preniez possession de cette terre pour la faire fructifier, vous devîntes des occupants fermes et de plus en plus férocement attachés à cette terre où chaque pierre vous rappelait le territoire de la Bible, vous étant attribué par Dieu le père lui-même. Les Palestiniens, soutenus par des régimes voisins qui avaient intérêt à entretenir la tension dans la région, s’organisèrent comme l’aurait fait n’importe quel peuple face à une occupation étrangère et persuadé qu’on lui volait son sol.
La suite des guerres que suscita ce conflit devenu permanent culmina en 1967 avec la guerre des Six Jours que nous lisions à l’époque comme la consécration de la geste héroïque d’Israël. On peut aujourd’hui se souvenir des mois de mai et juin 1967 comme du sommet de la sympathie du monde pour Israël, le petit David terrassant les Goliaths arabes qu’étaient censés être les pays ligués contre le petit État de fraîche date. Votre victoire alors fut un peu la nôtre, vengeant la déconfiture de Suez, onze ans plus tôt et contribuant à laver notre conscience de l’horreur de l’antisémitisme et de la Shoah.
Nous commençâmes à battre notre coulpe sur la poitrine d’autrui, en l’occurrence les Palestiniens, comme s’ils étaient pour quelque chose dans l’extermination des juifs d’Europe. On connaît la suite : montée du terrorisme, avec ses aspects abjects, intifadas suicidaires, organisation de la parade par un occupant de plus en plus intraitable, fermeture et blocus cruel de Gaza.
Aujourd’hui c’est clairement la peur qui mène le bal. Les actions de votre gouvernement, qu’en Europe on n’hésiterait pas à traiter de « fasciste » tant il organise la séparation des populations et la dureté de la répression, ce gouvernement est animé par une peur qui lui fait commettre des crimes. Les murs de séparation entre les Territoires occupés – que vous persistez à appeler « territoires » comme s’ils étaient suspendus en l’air dans une inexistence historique – ces murs sont des aveux et des crimes. L’aveu que la crainte vous tenaille de voir un jour déferler les masses palestiniennes, plus nombreuses que les vôtres, sur vos villes et vos villages. Crime, car il édifie le mur d’enceinte d’une forteresse qui appelle et appellera longtemps l’assaut des peuples d’alentour saisis par cette humiliation et par cette provocation.
Mon cher David, comment expliquez-vous, pour votre part, que nous soyons passés en trois quarts de siècle d’une très vive sympathie admirative à une quasi-détestation de ce que représente votre « État » militarisé et fondé sur une nationalité réservée au peuple « élu », comme interdite aux non-juifs ? Cela ne vous rappelle-t-il rien, à vous dont certains descendants de rescapés du ghetto de Varsovie, ces forteresses où l’on enferme et affame des populations en raison de leur ethnie ?
Nous avons connu des moments de joie intense lorsque les accords d’Oslo furent signés entre gens de bonne volonté (Rabin, Peres, Clinton, Arafat). Un zéphyr calme et doux souffla alors dans la région jusqu’à ce que des fanatiques israéliens d’extrême droite décident de liquider Rabin, ce fauteur de paix. La mort de ce Juste parmi les nations fut le déclencheur de tout le désastre qui s’ensuivit jusqu’aux massacres de ces jours derniers.
QUI nous rendra l’Israël idéaliste de notre jeunesse et sa fraîcheur inventive d’une société quasiment sans classes et sans races ? Ce n’est pas Netanyahou et sa clique, ni Trump et sa famille. Ils s’emploient au contraire à détruire tout ce qui pourrait apparaître comme un signal d’espérance.
C’est à vous Israéliens de redresser la tête, de relever le niveau de votre conscience collective. C’est notre vœu pour votre anniversaire. Et ne dites pas que nous sommes antisémites sous prétexte que nous souhaitons cela.
Croyez, mon cher David, à mon amitié blessée qui ne demande qu’à renaître et à ma solidarité dans la paix des peuples.