L’humilité

Écouter l’homélie du dimanche 28 août 2016 à la paroisse Saint Aubin (72), 22° dimanche dans l’année C.

L’humilité comme vérité et comme service chez Francois d’Assise. Prédication du P. Cantalamessa, le 13 décembre 2013.

1. Humilité objective et humilité subjective

François d’Assise, nous l’avons vu la fois passée, est la démonstration vivante que la réforme la plus utile pour l’Eglise est celle par voie de sainteté, que celle-ci consiste à chaque fois en un courageux retour à l’Evangile et doit commencer par soi-meme. Dans cette deuxième mèditation je voudrais approfondir un aspect de ce retour à l’Evangile, vertu de François. Selon Dante Alighieri, toute la gloire de François repose sur son  « se faire petit »[1], c’est-à-dire sur son humilité. Mais en quoi consiste la proverbiale humilité de saint François?

Dans toutes les langues, par lesquelles la Bible est passée pour arriver jusqu’à nous, soit l’hébreu, le grec, le latin et l’italien, le mot « humilité » possède deux significations fondamentales: un sens  objectif qui indique un état de fait – bassesse, petitesse ou misère – et un sens subjectif qui indique  le sentiment et la reconnaissance de sa propre petitesse. Ce dernier est ce que nous entendons pas vertu de l’humilité.

Quand dans le Magnificat Marie dit : « Il a regardé l’humilité (tapeinosis) de sa servante », elle le dit dans un sens objectif et non subjectif ! C’est pourquoi très opportunément dans diverses langues, par exemple en allemand, ce terme est traduit par « petitesse » (Niedrigkeit). Comment peut-on d’ailleurs penser que Marie exalte son humilité et  attribue à celle-ci le choix de Dieu sans la détruire en même temps ? Il est pourtant arrivé que l’on écrive maladroitement que Marie ne se reconnaissait aucune autre vertu que celle de l’humilité, comme si on faisait, de cette façon, un grand honneur  et non un grand tort, à telle vertu.

La vertu de l’humilité a un statut spécial : le possède celui qui croit ne pas l’avoir, ne l’a pas celui qui croit l’avoir. Seul Jésus peut se dire « humble de cœur » et l’être vraiment; c’est, comme nous le verrons, la caractéristique unique de l’humilité de l’homme-Dieu. Marie n’avait-elle donc pas cette vertu de l’humilité ? Bien entendu qu’elle l’avait et à un niveau supérieur, mais seul Dieu le savait, pas elle. Et c’est qui fait toute la valeur de la vraie humilité : son parfum n’est senti que par Dieu, pas par celui qui l’émane. Saint Bernard écrit: « Celui qui est vraiment humble veut être estimé vil et abject, non pas humble »[2].

L’humilité de François s’inscrit dans cette ligne. Ses Fioretti y font allusion dans un épisode significatif, et au fond, certainement historique.

Un jour que saint François revenait du bois où il avait prié et qu’il était à l’orée du bois, ledit frère Massée voulut éprouver son humilité, alla ò sa rencontre et lui dit comme en plaisantant : « Pourquoi à toi ? Pourquoi à toi ? Pourquoi à toi ? » Saint François répondit : Qu’est-ce que tu veux dire ? » Frère Massée dit : « Je dis : pourquoi tout le monde court-il après toi et pourquoi chacun semble-t-il désirer te voir, et t’entendre, et t’obéir ? De corps, tu n’est pas bel homme, tu n’as pas grande science, tu n’es pas noble ; d’où te vient-il donc que tout le monde après toi ? » Entendant cela, saint François, tout réjoui en esprit […], se tourna vers frère Massée et dit : « Tu veux savoir pourquoi à moi ? Tu veux savoir pourquoi à moi, tout le monde me court après ? Cela je tiens de ces yeux de Dieu très haut, qui en tous lieux contemplent les bons et les méchants : car ces yeux très saints n’ont vu parmi les pécheurs que moi » [3]

2. L’humilité comme vérité

L’humilité de François a deux sources lumineuses, une de nature théologique et une de nature christologique. Réfléchissons à la première. Dans la Bible nous trouvons des actes d’humilité qui ne partent pas de l’homme, de la considération de sa propre misère ou de son propre péché, mais qui a pour unique cause Dieu et sa sainteté. Telle est l’exclamation d’Isaïe « je suis un homme aux lèvres impures », face à la manifestation inattendue de la gloire et de la sainteté de Dieu dans le temple (Is 6, 5 s); mais aussi le cri de Pierre après la pêche miraculeuse : «  Eloigne-toi de moi, car je suis un homme pécheur ! » (Lc 5,8).

Nous voici devant l’humilité essentielle, celle de la créature qui prend conscience d’elle-même aux côtés de Dieu. Tant que la personne se mesure à soi-même, aux autres, à la société, elle n’aura jamais l’idée exacte de ce qu’elle est; il lui manque la mesure. « Quel accent infini Dieune donne-t-ilaumoien devenant samesure! »[4]. François possédait cette humilité de manière remarquable. Une de ses grandes maximes était : « tant vaut l’homme devant Dieu, tant vaut-il en réalité, sans plus. »[5].

Les Fioretti racontent qu’une nuit, frère Léon voulut épier de loin ce que faisait François durant sa prière nocturne dans le bois d’Alverne et qu’il l’entendait de loin murmurer longtemps certaines paroles. Le lendemain, le saint l’appela et, après l’avoir aimablement réprimandé d’avoir enfreint son ordre, lui révéla le contenu de sa prière:

« Sache, frère brebis de Jésus-Christ, que quand je disais ces paroles que tu ouïs, alors étaient montrées à mon âme deux lumières l’une de l’intelligence et connaissance de moi-même, l’autre de l’intelligence et connaissance du Créateur. Quand je disais : Qui es-tu, ô Dieu mien très doux ? Alors j’étais en une lumière de contemplation, en laquelle je voyais l’abîme de l’infinie bonté et sagesse et puissance de Dieu; et quand je disais : Qui suis-je,  j’étais en une lumière de contemplation, en laquelle je voyais la profondeur déplorable de ma vileté et misère ? »[6]

C’était ce que saint Augustin demandait à Dieu et qui était pour lui le summum de toute la sagesse: « Noverim me, noverim te. Que je me connaisse et que je te connaisse ; et que je me connaisse pour m’humilier et que je te connaisse pour t’aimer »[7].

L’épisode de frère Léon est certainement embelli, comme toujours dans les Fioretti, mais le contenu correspond parfaitement à l’idée que François se faisait de lui-même et de Dieu. En est la preuve le début du Cantique des créatures et la distance infinie qu’il met entre Dieu « Très-Haut, Tout puissant, Tout Bon Seigneur », à qui l’on doit « louanges, gloire, honneur et toute bénédiction », et que nul homme, même le plus miséreux des mortels, n’est digne de « nommer », soit de prononcer son nom.

Altissimu, onnipotente, bon Signore,

Tue so’ le laude, la gloria e l’honore et onne benedictione.

Ad Te solo, Altissimo, se konfane,

et nullu homo ène dignu Te mentovare.

Cette source lumineuse, que j’ai appelée théologique, nous montre que l’humilité est vérité. « Je me demandais un jour, écrit sainte Thérèse d’Avila, pour quelle raison le Seigneur aime tant l’humilité et subitement, sans aucune réflexion de ma part, il me vint à l’esprit que ce doit être parce qu’Il est la suprême Vérité et que l’humilité est vérité »[8].

C’est une lumière qui n’humilie pas, mais donne au contraire une joie immense et exalte. En effet, être humble ne veut pas dire être mécontent de soi, ni même reconnaître sa propre misère, ou, sous certains côtés, sa petitesse. C’est regarder Dieu avant de se regarder soi-même et prendre la mesure du fossé qui sépare le fini de l’infini. Plus on se rend compte de cela, plus on devient humble. Et l’on finit alors par se réjouir de son propre néant, car c’est grâce à lui que l’on peut offrir à Dieu un visage dont la petitesse, la misère, a fasciné le cœur de la Trinité dès d’éternité.

Une grande disciple du Poverello, que le pape François a proclamée sainte récemment, Angela da Foligno, juste avant de mourir, déclara : « O néant inconnu, o néant inconnu! L’âme ne peut avoir meilleure vision dans ce monde que contempler son propre néant et habiter en lui comme dans la cellule d’une prison »[9].Il y a un secret dans ce conseil, une vérité qui s’expérimente en essayant. On découvre alors que cette cellule existe vraiment et que l’on peut y entrer vraiment à chaque fois qu’on le veut. Celle-ci consiste en un calme et tranquille sentiment d’être « un rien » devant Dieu, mais « un rien » aimé par lui!

Quand on est à l’intérieur de cette prison lumineuse,  on ne voit plus les défauts de notre prochain, ou bien on les voit sous une autre lumière. On comprend qu’il est possible, avec la grâce et en le pratiquant, de réaliser ce que dit l’Apôtre et qui paraît à première vue excessif,  soit « estimer les autres supérieurs à soi-même » (cf. Phi 2, 3), ou du moins on comprend comment cela a pu être possible pour les saints.

S’enfermer dans cette prison n’est donc pas s’enfermer en soi-même, absolument pas : c’est au contraire s’ouvrir aux autres, à l’être, à l’objectivité des choses. Le contraire de ce que les ennemis de l’humilité chrétienne ont toujours pensé. C’est se fermer à l’égoïsme, et non dans l’égoïsme. C’est la victoire contre un des maux que la psychologie moderne estime d’ailleurs elle aussi funeste pour la personne humaine: le narcissisme. D’autre part, dans cette cellule, l’ennemi n’entre pas. Un jour, Antoine Le Grand eut une vision ; il vit, en un instant, tous les filets de l’ennemi déployés sur la terre et il dit en gémissant: « Qui donc passe outre ces pièges ? ». Et il entendit une voix lui répondre : « Antoine, l’humilité! »[10]. « Rien, écrit l’auteur de l’Imitation du Christ, ne portera à l’orgueil celui qui est fondé et affermi en Dieu »[11].

3. L’humilité comme service d’amour

Nous avons parlé de l’humilité comme vérité de la créature devant Dieu, mais paradoxalement, ce qui surprend le plus l’âme de François n’est pas tant la gloire de Dieu, mais son humilité. Dans les Louanges à Dieu le Très-Haut, écrites de sa main et conservées à Assise, à un certain moment François, au milieu des perfections de Dieu – « Tu es saint. Tu es Fort. Tu es Trine et Un, Tu es Amour, Charité. Tu es Sagesse… »-, en glisse une autre, insolite: «  Tu es humilité ! ». Ce titre n’est pas mis là par hasard. François a saisi une vérité très profonde sur Dieu qui devrait nous remplir, nous aussi,  de stupeur.

Dieu est humilité parce qu’il est Amour. Face aux créatures humaines, Dieu se trouve dépourvu de toute capacité non seulement créatrice mais aussi défensive. Si les êtres humains choisissent, comme ils l’ont fait, de refuser son amour, il ne peut intervenir de manière autoritaire pour s’imposer à eux. Il ne peut que respecter le libre choix des hommes. On pourra le rejeter, l’éliminer : lui ne se défendra pas, il laissera faire. Ou mieux, sa manière de se défendre et de défendre les hommes contre leur propre destruction, sera d’aimer encore et toujours, éternellement. L’amour crée, de par sa nature même, de la dépendance et la dépendance crée l’humilité. Il en est ainsi, mystérieusement, aussi pour Dieu.

L’amour fournit donc la clef pour comprendre l’humilité de Dieu: se faire remarquer ne demande pas beaucoup d’efforts, il en faut par contre beaucoup pour se mettre de côté, pour s’effacer.  Dieu possède en lui cette force illimitée d’effacement et comme tel il se révèle dans l’incarnation. La manifestation visible de l’humilité de Dieu passe par la contemplation du Christ qui se met à genou devant ses disciples pour leur laver les pieds – et c’était, on peut l’imaginer, des pieds sales -, et plus encore, lorsque, réduit à la plus radicale impuissance sur la croix, il continue à aimer, sans jamais condamner.

François a saisi ce lien très étroit entre l’humilité de Dieu et l’incarnation. Voici quelques unes de ses paroles enflammées :

« Voyez: chaque jour il s’abaisse, exactement comme à l’heure où, quittant son palais royal, il s’est incarné dans le sein de la Vierge; chaque jour c’est lui-même qui vient à nous, et sous les dehors les plus humbles; chaque jour il descend du sein du Père sur l’autel entre les mains du prêtre. [12] » . «  O humilité sublime, ô humble sublimité ! Le maître de l’univers, Dieu et Fils de Dieu, s’humilie pour notre salut, au point de se cacher sous une petite hostie de pain ! Voyez, frères, l’humilité de Dieu, et faites lui l’hommage de vos cœurs. »[13].

Nous connaissons maintenant le deuxième mobile de l’humilité de François: l’exemple du Christ. C’est le même que celui indiqué par Paul aux Philippiens, quand il leur recommandait d’être dans les mêmes dispositions que le Christ Jésus qui  « s’est abaissé lui-même en devenant obéissant jusqu’à mourir » (Phil 2, 5.8). Avant Paul, c’était Jésus en personne qui avait invité les disciples à imiter son humilité: «  Prenez sur vous mon joug, devenez mes disciples, car je suis doux et humble de Cœur ! » (Mt 11, 29).

En quoi, pourrions-nous nous demander, Jésus nous dit il d’imiter son humilité ? En quoi Jésus a-t-il été humble ? En feuilletant les Evangiles, nous ne trouvons pas la moindre admission de faute dans la bouche de Jésus, ni quand il converse avec les hommes, ni quand il converse avec le Père. Cela dit en passant, c’est une des preuves à la fois les plus cachées et les plus convaincantes de la divinité du Christ et de l’absolue unicité de sa conscience. Chez aucun saint, chez aucun grand de l’histoire et chez aucun fondateur de religion, on ne trouve une telle conscience d’innocence.

Tous reconnaissent, plus ou moins, d’avoir commis quelque faute et d’avoir quelque chose à se faire pardonner, du moins par Dieu. Gandhi, par exemple, avait bien conscience d’avoir pris, en certaines circonstances, des positions erronées ; il avait lui aussi ses remords. Jésus jamais. Il peut dire en s’adressant à ses adversaires: « Qui d’entre vous peut m’accuser de péché ? » (Jn 8, 46). Jésus proclame qu’il est « Maître et Seigneur » (cf. Jn 13, 13), plus qu’Abraham, plus que Moïse, que Jonas, que Salomon. Où est donc l’humilité de Jésus, pour pouvoir dire: « Prenez sur vous mon joug car je suis humble de cœur » ?

Nous découvrons ici une chose importante. L’humilité ne consiste pas essentiellement à être petits, car on peut être petits, sans être humbles; cela ne consiste pas essentiellement à se sentir petits, car on peut se sentir petit et l’être réellement, mais cela serait de l’objectivité et pas encore de l’humilité; sans compter que se sentir petits et insignifiants peut naître aussi d’un complexe d’infériorité et porter au repliement sur soi, au désespoir, plutôt qu’à l’humilité. Donc l’humilité, pour soi, au degré le plus parfait, ne réside pas dans « l’être petit », dans le « se sentir petit », ou se proclamer petit. Mais dans le «  se faire »  petit, et non pour une quelconque nécessité ou utilité personnelle, mais par amour, pour « élever » les autres.

C’était ça l’humilité de Jésus ; lui s’est fait si petit qu’il est allé jusqu’à s’ « annuler » pour nous. L’humilité de Jésus est celle qui descend de Dieu et qui a son modèle suprême en Dieu, et non dans l’homme. Dieu se trouve dans une position où il ne peut pas « s’élever » ; il n’y a rien au-dessus de Lui. Si Dieu sort de lui-même et fait quelque chose en dehors de la Trinité, cela ne pourra être qu’un abaissement : s’abaisser et se faire petit; il ne pourra être, autrement dit, qu’humilité, ou, comme disaient les Pères grecs, synkatabasis, c’est-à-dire condescendance.

Saint François fait de « sœur eau » le symbole de l’humilité, la définissant comme « utile, humble, précieuse et chaste ». En effet l’eau ne « s’élève » jamais, elle ne « monte » pas, mais « descend » toujours, jusqu’à atteindre son point le plus bas. La vapeur monte et c’est pourquoi elle est le symbole traditionnel de l’orgueil et de la vanité ; l’eau descend, et donc symbole d’humilité.

Maintenant nous savons ce que veut dire la parole de Jésus : « Prenez sur vous mon joug car je suis humble de cœur ». C’est une invitation à se faire petits par amour, à laver comme lui les pieds de nos frères. Mais Jésus nous montre aussi qu’il s’agit d’un choix sérieux. Il n’est en effet pas question de descendre et de se faire petit de temps en temps, comme un roi qui, dans sa générosité, se daigne de temps à autre, à descendre au milieu du peuple et, pourquoi pas, de le servir aussi en quelque chose. Jésus se fit « petit », comme il « se fit chair », c’est-à-dire de manière stable, jusqu’au fond. Il a choisi d’appartenir à la catégorie des petits et des humbles.

Ce nouveau visage de l’humilité se résume en un mot: service. Un jour – lit-on dans l’Evangile – les disciples discutaient entre eux pour savoir qui était « le plus grand » ; alors Jésus, « s’étant assis » – comme pour donner plus de solennité à la leçon qu’il allait donner –, appela les Douze et leur dit : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous” (Mc 9, 35). Qui veut être le « premier » soit « le dernier », c’est-à-dire qu’il descende, s’abaisse. Mais il explique aussitôt après ce qu’il entend par « dernier »: qu’il soit le « serviteur » de tous. L’humilité proclamée par Jésus est donc un service. Dans l’Évangile de Matthieu, cette leçon de Jésus s’accompagne d’un  exemple: « Ainsi, le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir » (Mt 20, 28).

4. Une Eglise humble

Quelque considération concrète sur la vertu de l’humilité, prise dans toutes ses manifestations, c’est-à-dire, tant vis-à-vis de Dieu que vis-à-vis des hommes. Il ne faut pas croire qu’on arrive à l’humilité uniquement parce que la parole de Dieu nous a conduits à découvrir notre néant et nous a montré que celui-ci doit se traduire en service fraternel. En fait d’humilité, on voit qu’on y est arrivé quand l’initiative passe de nous aux autres, soit quand ce n’est plus nous qui reconnaissons nos défauts et nos torts, mais d’autres ; quand nous ne sommes pas uniquement capables de nous dire la vérité, mais aussi de nous la laisser dire, de plein gré, par d’autres. Avant de se reconnaitre devant  frère Matthieu comme le plus vil des hommes, François avait accepté, de plein gré et pendant longtemps, d’être raillé, considéré par ses amis, parents et par tout le village d’Assise comme un ingrat, un exalté, comme quelqu’un qui n’aurait jamais rien fait de bon dans la vie.

Autrement dit, dans notre lutte contre l’orgueil, le niveau que l’on atteint dépend de comment nous réagissons, extérieurement ou intérieurement, quand nous sommes contredits, corrigés, critiqués ou laissés de côté. Prétendre de tuer son orgueil en le frappant tout seul, sans que personne n’intervienne de l’extérieur, est comme utiliser son propre bras pour se punir soi-même: on ne se fera jamais vraiment mal. C’est comme si un médecin voulait s’extraire tout seul une tumeur.

Quand je cherche à recevoir la gloire d’un homme pour quelque chose  que je dis ou je fais, il est pratiquement certain que celui qui est devant moi, dans sa manière d’écouter et de répondre,  recherche lui aussi la gloire de moi. Il arrive donc que chacun recherche sa propre gloire et personne ne l’obtient, et si par hasard il l’obtenait ce n’est que « vaine gloire », c’est-à-dire une gloire vide, destinée à partir en fumée avec la mort. Mais l’effet est tout aussi terrible; Jésus allait jusqu’à attribuer à cette recherche de gloire l’impossibilité de croire. Il disait aux pharisiens: « Comment pourriez-vous croire, vous qui recevez votre gloire les uns des autres, et qui ne cherchez pas la gloire qui vient du Dieu unique ! » (Jn 5, 44).

Quand on se retrouve enlisés dans des pensées et des aspirations de gloire humaine, nous jetons dans la mêlée de telles pensées, comme une torche ardente, la parole que Jésus lui-même utilisa et qu’il nous a laissée: « Ce n’est pas moi qui recherche ma gloire ! » (Jn 8, 50). Cette lutte de l’humilité est une lutte qui dure toute la vie et s’étend à chacun de ses aspects. L’orgueil est capable de se nourrir du mal comme du bien; même plus, contrairement à ce qui se passe pour tout autre vice, le bien, non le mal, est le terrain de culture préféré de ce terrible « virus ». Le philosophe Pascal nous éclaire en disant ceci :

« La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme qu’un soldat, un gougeât, un cuisinier, un crocheteur, se vante et veut avoir des admirateurs : et les philosophes mêmes· en veulent ; et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit; et moi qui écris ceci, ai peut-être cette envie; et peut-être que ceux qui le liront l’auront aussi. »[14].

Pour que l’homme « ne se surestime pas », Dieu le fixe généralement au sol comme une sorte d’ancre; il méta ses côtés, comme pour Paul, un « envoyé de Satan qui le gifle », « une écharde dans la chair » (2 Cor 12,7). Nous ne savons pas ce que fut exactement pour l’Apôtre cette « écharde dans la chair », mais nous savons bien ce qu’elle est pour nous! Tous ceux qui veulent suivre le Seigneur et servir l’Eglise l’ont. Ce sont des situations humiliantes qui nous renvoient constamment, parfois nuit et jour, à la dure réalité de ce que nous sommes. Cela peut être un défaut, une maladie, une faiblesse, une impuissance, que le Seigneur nous laisse, malgré toutes les suppliques ; une tentation persistante et humiliante, voire une tentation à se surestimer; une personne avec laquelle ont est obligé de vivre et qui, malgré la rectitude des deux parties, a le pouvoir de mettre à nu notre fragilité, de démolir notre présomption.

L’humilité n’est néanmoins pas qu’une vertu privée. Il existe une humilité qui doit briller dans l’Eglise comme institution et peuple de Dieu. Si Dieu est humilité, l’Eglise aussi doit être humilité; si le Christ a servi, l’Eglise aussi doit servir, et servir par amour. Pendant trop longtemps l’Eglise, dans son ensemble, a représenté devant le monde la vérité  du Christ, mais peut-être pas assez l’humilité du Christ. Pourtant c’est avec elle, mieux qu’avec toute apologétique, que s’apaisent les hostilités et les préjugés à son égard et que s’aplanit le chemin  qui amène à accueillir l’Evangile.

Il y a un épisode des «  Promessi Sposi » (Les fiancés) d’Alessandro Manzoni qui renferme une profonde vérité psychologique et évangélique. Frère Christophe, après avoir terminé son noviciat, décide de demander publiquement pardon aux parents de l’homme qu’il a tué en duel avant de devenir frère. La famille s’aligne d’un côté, formant une sorte de fourches caudines, de manière  ce que le geste soit le plus humiliant possible pour le frère et source de plus grande satisfaction pour l’orgueil de la famille. Mais quand ils voient le jeune frère avancer la tête basse, s’agenouiller aux pieds du frère de l’homme qu’il a tué et demander pardon, leur morgue retombe et ils se sentent à leur tour confus, s’excusent auprès de lui,  et tous finissent par l’entourer et lui baiser la main, à se recommander à ses prières[15]. Ce sont les miracles de l’humilité.

Dans le livre du prophète Sophonie Dieu affirme : « Je ne laisserai subsister au milieu de toi qu’un peuple petit et pauvre, qui aura pour refuge le nom du Seigneur » (Soph. 3,12). Cette parole est encore d’actualité et c’est peut-être d’elle que dépendra le succès de l’évangélisation dans laquelle l’Eglise est engagée.

Maintenant c’est moi qui, avant de terminer, dois rappeler à moi-même une maxime chère à saint François. Celui-ci avait l’habitude de répéter : « L’empereur Charles, Roland, Olivier, et tous les grands héros, ont fini par emporter une glorieuse et mémorable victoire … Mais aujourd’hui, il y a beaucoup de gens qui veulent se gagner de la gloire et des louanges auprès des hommes »[16]. François utilisait cet exemple pour dire que les saints ont pratiqué les vertus et que d’autres recherchent la gloire dans le seul fait de les raconter[17].

Pour ne pas compter moi aussi parmi eux, je m’efforce de mettre en pratique le conseil qu’un ancien Père du désert, Isaac de Ninive, donnait à celui qui s’était plié au devoir de parler de choses spirituelles, auxquelles il n’était pas encore arrivés par sa vie: « Parle comme quelqu’un qui appartient à la classe des disciples et non avec [ton] autorité, après avoir humilié ton âme et t’être fait le plus petit de tous tes auditeurs ».  C’est dans cet esprit, Saint-Père, Vénérables Pères, frères et sœurs,  que j’ai osé vous parler d’humilité.

Traduction de Zenit, Océane Le Gall

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NOTES

[1] Paradis  XI, 111.

[2] S. Bernard de Clairvaux, Sermons sur Cantique, XVI, 10 (PL 183,853).

[3]  Fioretti, chap. X.

[4] S. Kierkegaard, La maladie mortelle, II, chap.1  dans  Les Oeuvres, de C. Fabro, Sansoni, Firenze 1972, pp.662 s.

[5]  Admonitions, XIX (FF 169); cf. aussi St. Bonaventure, Légende majeure, VI,1 (FF 1103).

[6] Considérations sur les stigmates, III (FF 1916).

[7] St. Augustin, Les Soliloques, I,1,3; II, 1, 1 (PL 32, 870.885).

[8] Ste Thérèse d’Avila, Château Intérieur, VI dim., chap. 10.

[9]  Le Livre de la B. Angela da Foligno, Quaracchi, 1985, p. 737.

[10] Apophtegmata Patrum, Antonoine 7: PG 65, 77.

[11] L’Imitation du Christ, II, cap. 10.

[12] Admonitions, I (FF 144). e

[13] Lettre à tout l’Ordre (FF 221)

[14] B. Pascal, Les Pensées, n. 150 Br.

[15] A. Manzoni,  I Promessi Sposi, cap. IV.

[16] Ammonizioni VI (FF 155)

[17] Celano, Vita seconda, 72 (FF 1626)

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