Un article du P. Guy Lecourt, curé de Rambouillet, diocèse de Versailles, dans le journal La Croix du 1er août 2010.
Combien cette demande faite au Père, dans la prière sacrée par excellence puisqu’elle nous vient du Fils bien-aimé, met mal à l’aise de nombreuses personnes ! Pourquoi Dieu nous exposerait-il à la tentation et à l’épreuve ? Pourquoi prendrait-il le risque de nous perdre ?
Dans sa lettre. saint Jacques repousse cette idée d’un Dieu tentateur. « Que nul, quand il est tenté, ne dise : « Ma tentation vient de Dieu » car Dieu ne peut être tenté de faire le mal et ne tente personne » (Jc 1, 13). En Mt 6,13 il est pourtant écrit mot à mot : « Et ne nous mène pas à tentation ». Qu’a donc voulu dire Jésus ? Que nous dit Matthieu dans son Évangile ?
Faisons un peu d’analyse grammaticale ! le verbe grec eisfero, avec la préposition eis suivie de peïrasmone à l’accusatif désigne la destination d’un lieu. Existe-t-il donc, dans la Bible, un lieu qui a pour nom tentation, épreuve ? Oui, en effet, en Exode 17, 7 : l’eau manquante au désert de Massa et Mériba. « Il appela ce lieu du nom de Massa et Mériba – Épreuve ou Querelle – à cause de la querelle des fils d’Israël et parce qu’ils mirent le Seigneur à l’épreuve en disant : « Le Seigneur est-il au milieu de nous, oui ou non ? » « Épreuve », c’est bien le nom du lieu : Massa (hsm) en hébreu et peïrasmone en grec, dans la version des LXX. Il s’agit alors de Dieu qui est « tenté », « mis à l’épreuve » par la défiance des fils d’Israël, par leur question sous forme de doute : « Dieu est-il avec nous, oui ou non ? » Ne pointe-t-elle pas en nous lorsque nous traversons une épreuve particulièrement douloureuse ? « Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour qu’il m’arrive pareille chose ? » N’est-elle pas, sous une autre forme, tellement répandue sur les lèvres ou dans l’esprit de tant d’hommes et de femmes, scandalisés du mal omniprésent dans le monde : « Si Dieu existait, Il ne permettrait pas tout ça ! » Alors, la demande que Jésus nous fait formuler pourrait être : « Ne nous conduis pas à te tenter, à te mettre au défi … de montrer que tu es bien là. » Jésus reprend en écho la recommandation du verset 8 du Psaume 91, que tous les prêtres et religieux du monde prient chaque matin en invitatoire de l’office des Laudes : « Ne durcissez pas votre cœur comme à Mériba, comme au jour de Massa dans le désert, où vos pères m’ont défié et mis à l’épreuve, alors qu’ils m’avaient vu à l’œuvre. »
Une autre raison me pousse à interpréter ce verset de cette façon. Deux autres demandes figurent dans la deuxième partie du Notre Père. La première : « Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour », est écrite mot à mot : « Notre pain supersubstantiel, donne-le-nous aujourd’hui. » Saint Jérôme, traducteur de la Vulgate, écrit : « Panem nostrum supersubstantialem da nobis hodie. » Quel est donc ce pain « supersubstantiel », « suressentiel » ? Ne peut-on pas penser à un pain qui a nourri quotidiennement les fils d’Israël au désert, la manne (Jn 6,31-32) ? Ne peut-on pas penser que Jésus désigne le « pain de vie », son Corps (Jn 6, 35) ? Vers l’an 200, Tertullien, Père de l’Église, dans son Traité sur la prière, commente le Notre Père : « Après les choses du ciel, c’est-à-dire après le Nom de Dieu, la Volonté de Dieu, le Règne de Dieu, viennent les nécessités de la terre, auxquelles le Seigneur a voulu réserver une place … Toutefois, il convient peut-être davantage de donner un sens spirituel à ces paroles : donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien. Car le Christ est notre pain : « Je suis le pain de vie » (Jn 6, 35), a-t-Il dit. D’ailleurs, son Corps est signifié par le pain : « Ceci est mon Corps ». » Origène confirmera cette interprétation en faisant venir épioussione de épi, « sur » et oussia, « essence, substance ».
Prenons maintenant la quatrième demande du Notre Père : « Mais délivre-nous du mal ». Elle est écrite mot à mot : « Mais délivre-nous du malin »; or le malin, c’est, dans l’Évangile, le diable, le Satan.
Reprenons donc ces trois demandes, dans l’ordre où Jésus les présente : ne vous font-elles pas penser à un autre triptyque que nous a présenté le même évangéliste, Matthieu, dans le récit des tentations (Mt 4, 1-11) ?
- À la première demande correspond la première tentation de transformer des pierres en pain, tentation d’un acte magique que Jésus repousse en citant un verset de l’Écriture : « Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Dt 8, 3). Dans notre prière, ceci peut s’exprimer ainsi : « Donne-nous aujourd’hui notre Pain de Vie », (ou « notre pain vital »).
- À la deuxième demande correspond la deuxième tentation, celle de mettre Dieu à l’épreuve, au défi d’intervenir, en détournant le sens du verset 12 du Psaume 90 que cite le diable après avoir conduit Jésus au sommet du Temple et l’avoir invité à se jeter dans le vide : « II donnera pour toi des ordres à ses anges, et sur leurs mains ils le porteront, de peur que tu ne heurtes du pied quelque pierre. » Que répond alors Jésus ? « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu. » Autrement dit, « ne nous conduis pas à te mettre à l’épreuve ».
- Enfin, la troisième demande correspond à la troisième tentation, celle d’adorer celui qui détient mensongèrement la toute-puissance pour la partager avec lui. La réponse de Jésus est nette : « Retire-toi, Satan ! », à laquelle fait écho la demande : « Délivre-nous du Malin. »
Ainsi, dans cette traduction du Notre Père, nous aurions les « demandes-antidotes » aux trois tentations fondamentales qui sont les nôtres, dont Jésus Lui-même a été éprouvé et d’où Il est sorti vainqueur ! II nous montre le chemin au cœur de sa prière qu’Il nous a proposé de faire nôtre : et pourquoi pas ?