Pape François : l’icône d’Emmaüs comme clé de lecture du présent et de l’avenir

Lors de son voyage au Brésil pour les JMJ, le pape François a rencontré les Évêques du Brésil le samedi 27 juillet à l’évêché de Rio de Janeiro. Du long discours qu’il leur a adressé, on peut mettre en relief ce magnifique passage qui constitue une feuille de route missionnaire. Texte complet ici sur le site du Vatican.

Avant tout, il ne faut pas céder à la peur dont parlait le bienheureux John Henry Newman : « Le monde chrétien est en train de devenir graduellement stérile, et s’épuise comme une terre exploitée à fond qui devient du sable »[3]. Il ne faut pas céder au désenchantement, au découragement, aux lamentations. Nous avons beaucoup travaillé et, parfois, il nous semble être des vaincus, et nous avons le sentiment de celui qui doit faire le bilan d’une période désormais perdue, regardant ceux qui nous laissent ou ne nous considèrent plus comme crédibles, importants.

Relisons à cette lumière encore une fois l’épisode d’Emmaüs (cf. Lc 24, 13-15). Les deux disciples s’enfuient de Jérusalem. Ils s’éloignent de la « nudité » de Dieu. Ils sont scandalisés par l’échec du Messie en qui ils avaient espéré et qui maintenant apparaît irrémédiablement vaincu, humilié, même après le troisième jour (vv. 17-21). Le mystère difficile de ceux qui quittent l’Église ; des personnes qui, après s’être laissées illusionner par d’autres propositions, retiennent que désormais l’Église – leur Jérusalem – ne peut plus offrir quelque chose de significatif et d’important. Et alors ils s’en vont par les chemins seuls avec leur désillusion. Peut-être l’Église est-elle apparue trop faible, peut-être trop éloignée de leurs besoins, peut-être trop pauvre pour répondre à leurs inquiétudes, peut-être trop froide dans leurs contacts, peut-être trop autoréférentielle, peut-être prisonnière de ses langages rigides, peut-être le monde semble avoir fait de l’Église comme une survivance du passé, insuffisante pour les questions nouvelles ; peut-être l’Église avait-elle des réponses pour l’enfance de l’homme mais non pour son âge adulte[4]. Le fait est qu’aujourd’hui, il y en a beaucoup qui sont comme les deux disciples d’Emmaüs ; non seulement ceux qui cherchent des réponses dans les nouveaux et répandus groupes religieux, mais aussi ceux qui semblent désormais sans Dieu que ce soit en théorie ou en pratique.

Face à cette situation, que faire ?

Il faut une Église qui n’a pas peur d’entrer dans leur nuit. Il faut une Église capable de les rencontrer sur leur route. Il faut une Église en mesure de s’insérer dans leurs conversations. Il faut une Église qui sait dialoguer avec ces disciples, qui, en s’enfuyant de Jérusalem, errent sans but, seuls, avec leur désenchantement, avec la désillusion d’un Christianisme considéré désormais comme un terrain stérile, infécond, incapable de générer du sens.

La mondialisation implacable et l’urbanisation intense souvent sauvages ont promis beaucoup. Nombreux sont ceux qui se sont épris de leurs puissances et en elles il y a quelque chose de vraiment positif, comme par exemple, la réduction des distances, le rapprochement entre les personnes et les cultures, la diffusion de l’information et des services. Mais, d’autre part, beaucoup vivent leurs effets négatifs sans se rendre compte de comment ils compromettent leur vision de l’homme et du monde, provoquant une plus grande désorientation, et un vide qu’ils ne réussissent pas à expliquer. Certains de ces effets sont la confusion sur le sens de la vie, la désintégration personnelle, la perte de l’expérience d’appartenir à un « nid », le manque d’un lieu et de liens profonds.

Et comme il n’y a personne pour les accompagner et leur montrer par sa propre vie le vrai chemin, beaucoup ont cherché des faux-fuyants parce que la “mesure” de la Grande Église apparaît trop haute. Il y a aussi ceux qui reconnaissent l’idéal de l’homme et de vie proposé par l’Église, mais ils n’ont pas l’audace de l’embrasser. Ils pensent que cet idéal soit trop grand pour eux, en dehors de de leurs possibilités ; le but à atteindre est inaccessible. Toutefois, ils ne peuvent pas vivre sans avoir au moins quelque chose, même si c’est une caricature, de ce qui semble trop haut et éloigné. Avec la désillusion dans le cœur, ils vont à la recherche de quelque chose qui les illusionne encore une fois, ou bien ils se résignent à une adhésion partielle, qui, en définitive, n’arrive à combler leur vie.

Le sens profond d’abandon et de solitude, de non appartenance non plus à soi-même qui émerge souvent de cette situation est trop douloureux pour être passé sous silence. Il faut un exutoire et alors reste la voie de la lamentation.Mais la lamentation devient aussi à son tour comme un boomerang qui revient en arrière et finit par augmenter le malheur. Peu de personnes sont encore capables d’écouter leur douleur ; il faut au moins l’anesthésier.

Face à ce panorama, il faut une Église en mesure de tenir compagnie, d’aller au-delà de la simple écoute ; une Église qui accompagne le chemin en se mettant en chemin avec les personnes, une Église capable de déchiffrer la nuit contenue dans la fuite de tant de frères et sœurs de Jérusalem ; une Église qui se rend compte que les raisons pour lesquelles des personnes se sont éloignées contiennent déjà en elles-mêmes aussi les raisons d’un possible retour, mais il est nécessaire de savoir lire le tout avec courage. Jésus réchauffe le cœur des disciples d’Emmaüs.

Je voudrais que nous nous demandions tous aujourd’hui : sommes-nous encore une Église capable de réchauffer le cœur ? Une Église capable de reconduire à Jérusalem ? De réaccompagner à la maison ? Dans Jérusalem habitent nos sources : Écriture, Catéchèses, Sacrements, Communauté, amitié du Seigneur, Marie et les Apôtres… Sommes-nous encore en mesure de raconter ces sources de façon à réveiller l’enchantement pour leur beauté ?

Beaucoup sont partis parce qu’on leur a promis quelque chose de plus haut, quelque chose de plus fort, quelque chose de plus rapide.

Mais y-a-t-il quelque chose de plus haut que l’amour révélé à Jérusalem ? Rien n’est plus haut que l’abaissement de la Croix, puisque là est vraiment atteint le sommet de l’amour ! Sommes-nous encore capables de montrer cette vérité à ceux qui pensent que la vraie grandeur de la vie se trouve ailleurs ?

Connaissons-nous quelque chose de plus fort que la puissance cachée dans la fragilité de l’amour, du bien, de la vérité, de la beauté ?

La recherche de ce qui est toujours plus rapide attire l’homme d’aujourd’hui : Internet rapide, voitures rapides, avions rapides, rapports rapides… Et cependant on perçoit un besoin désespéré de calme, je veux dire de lenteur. L’Église sait-elle encore être lente : dans le temps, pour écouter ; dans la patience, pour recoudre et recomposer ? Ou bien aussi l’Église est-elle désormais emportée par la frénésie de l’efficacité ? Retrouvons, chers frères, le calme de savoir accorder le pas avec les possibilités des pèlerins, avec leurs rythmes de marche, la capacité d’être toujours plus proches, pour leur permettre d’ouvrir un passage dans le désenchantement qu’il y a dans leurs cœurs, de manière à pouvoir y entrer. Ils veulent oublier Jérusalem en laquelle se trouvent leurs sources, mais ils finiront par avoir soif. Il faut une Église encore capable d’accompagner le retour à Jérusalem ! Une Église qui soit capable de faire redécouvrir les choses glorieuses et joyeuses qui se disent de Jérusalem, de faire comprendre qu’elle est ma Mère, notre Mère et que nous ne sommes pas orphelins ! Nous sommes nés en elle. Où est-elle notre Jérusalem, en laquelle nous sommes nés ? Dans le Baptême, dans la première rencontre avec l’amour, dans l’appel, dans la vocation[5] ! Il faut une Église qui redonne de la chaleur, et enflamme de nouveau les cœurs.

Il faut une Église encore capable de redonner droit de cité à tant de ses fils qui marchent comme s’ils étaient en exode.

[3]Letter of 26 January 1833, in The Letters and Diaries of John Henry Newman, vol. III, Oxford 1979, p. 204.
[4] Dans le document d’Aparecida sont présentées de façon synthétique les raisons de fond de ce phénomène (cf. n. 225)