Cette question peut sembler bizarre. Mais elle est posée plusieurs fois dans la Bible, à travers des récits qui n’ont pas de rapport entre eux. Et elle est d’une grande actualité.
1. Le respect de David pour Saül. Dans cette longue marche de David pour devenir roi d’Israël, en rivalité avec son prédécesseur Saül toujours sur le trône, David montre à son égard une loyauté exemplaire. Alors qu’il aurait pu le tuer plusieurs fois, il se refuse à cette violence avec l’argument : on ne porte pas impunément la main sur celui qui a reçu l’onction du Seigneur…
1 Sm 24.07 Il dit à ses hommes : « Que le Seigneur me préserve de faire une chose pareille à mon maître, qui a reçu l’onction du Seigneur : porter la main sur lui, qui est le messie du Seigneur. »
26.23 Le Seigneur rendra à chacun selon sa justice et sa fidélité. Aujourd’hui, le Seigneur t’avait livré entre mes mains, mais je n’ai pas voulu porter la main sur le messie du Seigneur.
2. La mésaventure des porteurs de l’Arche. L’Arche d’Alliance contenant les tables de la Loi ; le coffret était surmonté de deux Chérubins qui étaient censés être le trône de Dieu. On nous rapporte par trois fois comment Dieu manifeste sa désapprobation à travers l’Arche : elle châtie le paganisme (1 Sm 5, 1-12), l’indifférence (1 Sm 6,19), et ici le zèle inapproprié d’Ouzza (2 Sm 6,7) : le contact direct ou indirect avec Dieu comporte un danger de mort (voir références dans la note de la TOB, en bas de la p. 500).
2 Sm 6, 3-9 Comme on arrivait à l’aire de Nakone, Ouzza étendit la main vers l’arche de Dieu, et la retint car les bœufs la faisaient verser. Alors la colère du Seigneur s’enflamma contre Ouzza ; Dieu le frappa sur place pour ce comportement. Ouzza mourut là, près de l’arche de Dieu.
3. D’un arbre à l’autre. Si l’on retourne au début de la Bible, dans la Genèse, il est évident que la transgression d’Adam et Ève qui prennent du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal est source de mort pour l’humanité, et de perte de la vie éternelle à portée de main par l’arbre de vie…
Gn 3,22 Puis le Seigneur Dieu déclara : « Voilà que l’homme est devenu comme l’un de nous par la connaissance du bien et du mal ! Maintenant, ne permettons pas qu’il avance la main, qu’il cueille aussi le fruit de l’arbre de vie, qu’il en mange et vive éternellement ! »
4. Le Dieu transcendant : pas de représentation. Autre aspect décisif, dans un cadre législatif : parmi les 10 commandements se trouve l’interdiction de fabriquer des représentations de Dieu, pour mieux démarquer le monothéisme israélite, qui révèle le Dieu transcendant, du culte des idoles. Seul Jésus pourra dire : « qui me voit voit le Père ».
Ex 20,3-5 Tu n’auras pas d’autres dieux en face de moi. Tu ne feras aucune idole, aucune image de ce qui est là-haut dans les cieux, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux par-dessous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux, pour leur rendre un culte.
5. La disparition de Jésus après la multiplication des pains. Jésus pressent la dérive du messianisme politique et matérialiste qui allait se saisir de cette foule pour laquelle il avait donné le signe du pain surabondant. Il va plier bagage rapidement, expédiant ses propres disciples vers la barque pour retraverser le lac, et prenant soin de renvoyer lui-même la foule. Jésus se retrempe dans la prière pour éloigner cette tentation et préparer les paroles sur le Pain de Vie qu’il va prononcer dans la synagogue de Capharnaüm. On ne met pas la main sur Dieu.
Jn 6,15 Mais Jésus savait qu’ils allaient venir l’enlever pour faire de lui leur roi ; alors de nouveau il se retira dans la montagne, lui seul.
Petite réflexion finale. Une partie de la crise actuelle de l’Église se résume dans la triade affirmée par le pape François : abus sexuels, abus spirituels, abus de pouvoir. Les solutions à mettre en œuvre bénéficieraient sûrement d’une réflexion sur les phénomènes d’abus qui aille encore plus loin. Car l’abus n’est pas seulement accompli sur nos frères. Il est aussi, paradoxalement, perpétré sur Dieu.
Lorsqu’on s’habitue imperceptiblement à mettre la main sur Dieu, abus transcendant, cette attitude de toute-puissance, dissimulée sous des aspects de service loyal, aboutit à des abus immanents. Le « que ta volonté soit faite » de la prière devient discrètement un « que ma volonté soit faite » dans les actes. C’est le domaine de la magie, de l’idolâtrie, que débusque si bien dans la Bible l’interdiction de toute représentation de Dieu.
Car, en christianisme, Dieu ne peut que se donner : le Verbe s’est fait chair. Ce qui, au moment de la Passion se résume à deux mots, déjà présents dans la bouche de David : se livrer, et mettre la main sur. Jésus se livre, les hommes mettent la main sur lui.