par Elodie Maurot, La Croix du 15/10/22
Il y a quatre-vingt-dix ans, le philosophe Emmanuel Mounier (1905-1950) donnait naissance à la revue Esprit, véritable laboratoire d’idées. Dans une période de crise, cet homme de débat, à la foi fervente mais discrète, a su renouveler l’engagement des catholiques.
Octobre 1932. Un éditorial au titre ambitieux s’affiche en couverture d’une toute nouvelle revue, Esprit : « Refaire la Renaissance ». Il est signé par Emmanuel Mounier, un jeune philosophe catholique de 27 ans, qui cherche un chemin à travers les maux de l’époque. En ce début des années 1930, ils sont nombreux. La crise économique née du krach boursier américain de 1929 a déjà atteint l’Europe, suscitant faillites, chômage de masse et misère. En Allemagne, Hitler est aux portes du pouvoir. À l’est, en URSS, Staline a installé sa domination totale. Sur le continent européen, les jeunes démocraties sont mises à l’épreuve par les séductions fascistes et communistes, tandis que la poussée du capitalisme favorise les divisions et l’instabilité sociales.
Comment s’orienter dans ce vieux monde qui craque de partout ? Mounier ne prétend pas avoir la réponse. Il ne croit ni aux idéologies ni aux utopies, mais il a une conviction : la révolution doit être spirituelle. « L’esprit doit prendre l’initiative de la protestation », écrit-il dans ce premier numéro, persuadé que seule la mobilisation des convictions les plus intimes peut déstabiliser « le désordre établi »,la cupidité du capitalisme, le matérialisme plat, la modernisation oublieuse de la personne humaine, la pensée assoupie. Il veut « refaire la Renaissance », ce mouvement d’idées qui, au XVIe siècle, donna naissance à l’humanisme européen. Et, pour cela, reprendre son geste fondateur là où il s’est faussé, dans l’opposition du « je » au « nous », qui aboutit sous ses yeux à deux impasses : l’individualisme bourgeois et le collectivisme totalitaire.
Dans ce texte serré d’une cinquantaine de pages, la plume de Mounier palpite de colère, d’ardeur et de foi. Le jeune philosophe dénonce les compromissions de la bourgeoisie catholique avec un ordre social injuste. Il fustige sa fausse piété, oublieuse des exigences évangéliques, qui livre ouvriers et miséreux désespérés aux illusions fascistes et bolcheviques. « C’est le cri que vous écouterez puisque la parole ne déchire plus les cieux et les cœurs, lance-t-il. Entendez ces mille voix en déroute. Leur appel à l’esprit (…) est plus âpre que l’angoisse. Il sort de la faim et de la soif, de la colère du sang, de la détresse du cœur : voilà le calme que nous vous apportons. »
Rien ne laissait présager la fougue révolutionnaire de ce jeune homme né en 1905, à Grenoble, dans une famille de la moyenne bourgeoisie, catholique et républicaine. Père pharmacien mais trop peu fortuné pour acheter l’officine où il travaille, mère au foyer, enfance choyée. Mounier, élève doué et posé, grandit sans coups d’éclat. Il se distingue dans les études de philosophie, mûrit ses convictions chrétiennes par la lecture des philosophes, des théologiens et des mystiques, les met en pratique dans les cercles de l’Association catholique de la jeunesse française (ACJF) et à la Conférence Saint-Vincent-de-Paul, qui vient au secours des plus démunis. En 1927, il monte à Paris préparer l’agrégation. Il la réussit brillamment l’année suivante, reçu deuxième derrière Raymond Aron.
Une confortable carrière universitaire paraît toute tracée, mais la discrétion de Mounier cache une flamme mystique indissociable d’un désir d’engagement : il veut comprendre le monde, aimer et se donner. « L’homme spirituel est d’abord un homme qui ne se sépare point », écrira- t-il. La mort prématurée de son meilleur ami Georges Barthélémy, en 1928, et la lecture de Péguy en 1929 vont porter cette flamme à l’incandescence. Péguy, le défenseur de Dreyfus, le socialiste indigné converti au catholicisme, le pourfendeur de l’argent roi et le poète des humbles, inspire Mounier et lui dégage la route. Comme le fondateur des Cahiers de la quinzaine, il va laisser de côté l’enseignement, où il craint de s’assoupir – « tout mais pas la ligne droite, obstinée, aveugle avec un fauteuil au bout », a-t-il noté dans son journal –, pour risquer l’aventure d’une revue.
Dès 1930, il s’emploie avec son ami Georges Izard à unir un collectif autour de la création d’une publication mensuelle largement ouverte aux problèmes posés par la crise de civilisation qu’il a entrevue. Ce travail collaboratif sera la marque de fabrique d’Esprit. Mounier a voulu que la revue soit non confessionnelle, pour être rassembleuse d’hommes et de femmes aux convictions différentes – catholiques, protestants, juifs, agnostiques – animés par un même humanisme.
Les moyens sont modestes : le projet est lancé à partir d’une simple souscription, l’éditeur Desclée de Brouwer a prêté un bureau, puis un petit industriel a offert de plus vastes locaux, près de la gare du Nord, et le mi-temps de sa secrétaire pour aider à l’organisation. Mounier croit à cette pauvreté. « J’aime que les grandes audaces se présentent sous le vêtement d’une assurance modeste, et que la façade ne précède pas la maison », écrit-il.
Très vite, Esprit devient un laboratoire d’idées et trouve son lectorat. Le projet suscite l’intérêt d’enseignants, de juristes, d’entrepreneurs, de syndicalistes à la recherche d’une troisième voie entre capitalisme et communisme. Des groupes Esprit naissent en province et à l’étranger. Relais de la revue, ils lui permettent aussi d’être proche des réalités de terrain les plus diverses et participent à l’élaboration des numéros.
Vif, curieux, doté d’une force de travail peu ordinaire, Mounier donne l’impulsion, coordonne, tranche quand il le faut, tout en mettant en pratique la vision de la personne qu’il promeut : l’écoute du point de vue de chacun, la recherche de ce qui peut réunir. Il impressionne ses collaborateurs par sa qualité de présence et sa disponibilité. Aveugle d’un œil, mal entendant d’une oreille, il a, semble-t-il depuis l’enfance, compensé ces déficiences physiques par une attention accrue aux autres. « Irréductible et ouvert », selon la belle formule du philosophe Paul Ricœur, il suscite le dévouement des uns et des autres autour de la revue.
Mounier est transformé par ce travail en commun. Pour celui qui s’est toujours méfié de l’exercice solitaire de la pensée et de son illusoire héroïsme, la vie quotidienne de la revue vient confirmer la fécondité du débat et du dialogue. Ses convictions de fond ne changent pas, mais sa manière d’envisager la question décisive de l’engagement évolue, notamment avec la rencontre décisive, en 1934, de Paul-Louis Landsberg. Au contact de ce philosophe protestant d’origine juive, opposant de la première heure au nazisme, il abandonne la vision idéalisée de l’action qui marquait ses premiers textes. Mounier accepte désormais l’épaisseur du réel, l’ambiguïté irréductible de tout engagement et le devoir d’efficacité. « Le devoir des hommes qui ont des intentions pures sera d’entrer dans l’impur, en tâchant de le purifier de l’intérieur, mais en ne s’évadant pas de cet impur sous le prétexte qu’il est impur » : telle est la leçon qu’il tire de l’histoire dramatique qui se joue sous ses yeux.
Dans le tumulte des années 1930, les numéros d’Esprit s’égrènent. Leurs titres claquent comme des manifestes : « Rupture entre l’ordre chrétien et le désordre établi » (1933), « L’argent, misère du pauvre, misère du riche » (1933), « Les pseudo-valeurs fascistes » (1934), « La colonisation, son avenir, sa liquidation » (1935)… La revue s’intéresse aux relations internationales, à l’économie, au travail, à la culture, à la place des femmes, aux questions d’éducation. En se penchant sur tout ce qui est « vraiment humain », elle vit avec trois décennies d’avance les grandes intuitions du concile Vatican II.
Non sans courage, Mounier conduit la revue dans l’histoire tragique de l’entre-deux-guerres. Il risque des prises de position audacieuses, souvent contre la doxa catholique. En 1934, il soutient l’union des forces de gauche. En 1936, il est l’un des premiers catholiques à dénoncer les exactions de Franco durant la guerre d’Espagne et à prendre le parti de la légitimité républicaine. En 1938, malgré les divisions internes, il critique le pacifisme face à Hitler et la fausse paix de Munich. Parallèlement, il poursuit l’élaboration théorique du personnalisme, publiant notamment Révolution personnaliste et communautaire (1934) et Manifeste au service du personnalisme (1936).
Les années de guerre sont lourdes d’épreuves. Épreuve personnelle : sa première fille, Françoise, née en 1938, est atteinte à quelques mois d’une encéphalite. En 1940, les espoirs de la soigner se révèlent vains. Son handicap est complet. Pour Mounier, cette épreuve intime résonne avec la tragédie collective de l’Europe : délitement de la IIIe République, pacte germano-soviétique qui dévoile l’accointance des totalitarismes très tôt entrevue par la revue, déclenchement du conflit…
Réserviste en raison de son handicap, Mounier est démobilisé en juillet 1940 et s’installe à Lyon avec sa famille. En novembre, il prend la décision de faire reparaître Esprit dans l’espoir d’influencer la refondation menée par le régime de Vichy. Cette décision tactique, qui se révélera être une erreur, lui vaudra a posteriori des accusations sommaires d’accointance avec le pétainisme. Mais la suite de l’histoire témoigne en sa faveur : en juillet 1941, la revue, déjà fortement censurée, est interdite de parution, signe qu’elle n’a pas cédé à la mise au pas idéologique. Immédiatement, Mounier s’engage dans la Résistance lyonnaise, dont il est vite accusé d’être le « directeur spirituel ». En janvier 1942, il est arrêté et emprisonné à Vals, puis jugé à Lyon en octobre. Finalement libéré en 1943, il vit dans la clandestinité à Dieulefit (Drôme) et en profite pour écrire Traité du caractère et L’Affrontement chrétien, qui paraîtront à la Libération.
La fin de la guerre signe le retour à la lumière de la revue, qui reparaît en 1944. Ces années s’accompagnent d’un changement de vie pour les Mounier. Avec d’autres familles de compagnons de la revue, Henri-Irénée Marrou, Jean-Marie Domenach et Paul Fraisse, ils s’installent aux Murs blancs, une propriété acquise en 1939 à Châtenay-Malabry, au sud de Paris. Ils vont expérimenter une vie communautaire, à laquelle Mounier réfléchit depuis longtemps. Accueillant rencontres et sympathisants, ce lieu devient le cœur battant de l’aventure.
Car Mounier et Esprit sont de tous les débats de la refondation de l’après-guerre. La revue défend des positions progressistes : critique des tiédeurs de la démocratie chrétienne, participation à la refondation du socialisme, dénonciation de la torture dans les colonies et de la course aux armements, promotion de la réconciliation franco-allemande et d’une Europe fédéraliste. Sur le plan religieux, elle poursuit la conversation avec les non-croyants, promeut l’œcuménisme, accompagne l’expérience des prêtres ouvriers. Souvent menacée d’une sanction romaine pour ses hardiesses, la revue ne les évite que grâce à la solidité des arguments théologiques et spirituels de son fondateur.
Après 1945, la grande affaire des gens d’Esprit est le dialogue avec le Parti communiste
français (PCF), sorti auréolé de la Résistance et porté par l’engouement des intellectuels pour
le marxisme. Mounier le respecte parce qu’il porte la voix et les espoirs des plus pauvres.
« Mon Évangile est l’Évangile des pauvres. Jamais il ne me laissera satisfait sur un seul
malentendu avec ceux qui ont la confiance des pauvres », écrit-il au sujet du dialogue avec les
communistes dans l’un de ses derniers textes. Mais, rapidement, le stalinisme et ses crimes,
absous par le parti, imposent la rupture. Consommée en 1948, elle est suivie d’une violente
cabale menée contre Mounier par les milieux communistes.
Le philosophe aura à peine le temps de répondre. Le 22 mars 1950, au petit matin, il est retrouvé mort dans sa chambre des Murs blancs, victime dans la nuit d’une crise cardiaque. Sur sa table, on retrouve un livre de Marx qu’il était en train d’annoter. Le dialogue, toujours. Quelques jours plus tôt, il avait exprimé à son ami prêtre-ouvrier André Depierre son souhait de vivre plus proche du monde ouvrier et de s’installer avec sa famille à Montreuil. Le souci de cohérence, inlassablement. Épuisé par le travail et les sollicitations, Mounier s’éteint en pleine action, à 45 ans seulement. « L’action auprès des hommes n’est pas pour nous une vocation occasionnelle qui se cherche des lettres de noblesse, elle est la plénitude de notre pensée et l’achèvement de notre amour. Il nous faut nous donner tout entiers »,avait-il affirmé dans le premier numéro d’Esprit…
Pourquoi nous l’avons fait
Au printemps 1994, je découvre l’œuvre d’Emmanuel Mounier à Sciences Po, au cours de ce qui s’appelait alors un « enseignement d’ouverture »… et qui portait bien son nom. Dans une salle que je revois fenêtres grandes ouvertes – peut-être un souvenir reconstruit ? –, je rencontre la pensée d’un chrétien sans faux-fuyants, dont la foi n’amoindrit pas le combat pour la justice. Un philosophe radicalement questionné par ceux qui ne pensent et ne croient pas comme lui. Un esprit libre, qui renouvelle le rapport du christianisme au politique et à l’action, sans raisonnements de chapelle, ni nostalgie impérialiste. L’enseignant s’appelait Jacques Rollet, et c’est à la République laïque que je dois cette rencontre. Par ce cours, j’ai expérimenté que la République peut faire découvrir à un croyant ce que son Église aurait dû lui transmettre. Je ne l’ai jamais oublié. Il faut dire que l’œuvre de Mounier, hospitalière dans toutes ses fibres, suscite les interlocuteurs les plus divers. C’est aussi une leçon.
Par la suite, j’ai un peu perdu de vue Mounier, sans l’oublier. Pour préparer ce dossier à l’occasion des 90 ans de la revue Esprit, j’ai relu beaucoup de ses textes. J’y ai retrouvé l’élan que donnent sa pensée si créative et sa vie si cohérente. Cohérence, créativité : n’est-ce pas ce dont nous avons vitalement besoin aujourd’hui ?
Elodie Maurot