A l’occasion des soixante ans de sacerdoce de Joseph Ratzinger, le Père Hermann Geissler (né en 1961, dans le Tyrol) , de la Famille Spirituelle l’Oeuvre (Familia Spiritualis Opus: FSO , il s’agit d’une famille de vie consacrée de droit pontifical, reconnue en 2001) , chef de département de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (et Directeur du Centre international des amis de Newman), a accordé une interviewe au correspondant de Rome de l’agence de presse « Gaudium press » . Interviewe Anna Artymiak.
– Vous qui connaisez le cardinal Ratzinger depuis de nombreuses années, quels souvenirs personnels avez-vous de sa façon de vivre le sacerdoce, de sa spiritualité sacerdotale?
– J’ai connu le Cardinal Ratzinger , aujourd’hui le pape Benoît XVI, comme une personnalité profonde et humble. Il est un homme de dialogue, d’écoute, attentif à chaque personne. Il se distingue par une grande intériorité, une riche spiritualité sacerdotale. Cette spiritualité est essentiellement théologique. C’est un homme qui aime Dieu de tout son cœur et de toute sa pensée, qui connaît sa Parole et la transmet. Il ne parle pas de lui-même, il parle de Dieu. Cela a toujours été l’une de ses constantes, d’abord comme Cardinal et aujourd’hui comme pape. Quand il fut nommé préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, on lui fit remarquer qu’il devrait accomplir une tâche très difficile; et il répondit qu’il savait au fond de lui qu’en fin de compte, il n’était pas responsable devant l’histoire, mais devant Dieu. Et cela lui a donné une grande paix, sérénité et liberté. Le pape n’a pas peur. Déjà comme cardinal, il n’avait pas peur. Je pense que cela est une conséquence de sa spiritualité centrée sur Dieu.
Un deuxième élément m’a toujours frappé: le pape est un homme de l’Eucharistie. La messe est vraiment le cœur de son quotidien. Nous avons souvent pu célébrer l’Eucharistie avec lui, et c’était toujours édifiant de voir comment il célébre et comment il se nourrit de la Parole et du Pain de vie. On peut faire l’expérience que dans la Messe, il est vraiment en communion avec le Dieu qui s’est fait homme et est présent dans l’Eucharistie. Je dirais que l’Eucharistie est sa source principale d’inspiration, de force, de lumière, et maintenant aussi, en tant que pape.
Et puis il faut mentionner sa spiritualité ecclésiale. Il est un homme d’Eglise dans le sens le plus profond: le Pape sait que Dieu est présent aujourd’hui dans l’Église, qui est sa famille; dans l’Église qui rend amis entre eux les croyants de tous les continents; dans l’Eglise qui embrasse tous les siècles passés, présents et futurs; dans l’Église qui unit le ciel et la terre. De cela, le pape est très conscient. De là découle sa profonde communion avec les saints, en particulier la Mère de Dieu, mais aussi avec saint Joseph, son patron, et avec beaucoup d’autres saints. Le pape, donc, est un homme de l’Eglise et donc aussi un homme de communion et de collaboration. J’ai toujours été ému, depuis qu’en 1993 j’ai commencé à travailler avec lui, de voir qu’il demandait souvent l’opinion de ses collaborateurs, même les plus jeunes. Il ne le faisait pas de manière superficielle, mais parce qu’il était, et qu’il est convaincu que le Saint-Esprit peut parler à travers les derniers. Dans l’Eglise tout le monde a une importance, car tout le monde peut être instrument de l’Esprit de Dieu.
Tout cela a une conséquence visible dans le fait que le pape irradie une grande paix et sérénité. C’est un homme profondément joyeux. Même au milieu de nombreuses difficultés et des problèmes qui doivent être affrontés, il est enraciné en Dieu, dans l’Eucharistie, dans l’Église. C’est pourquoi il est convaincu que, bien que les difficultés et les problèmes soient nombreux et parfois très lourds, il y a Dieu, le Seigneur, il y a la rédemption. Nous, chrétiens, nous sommes des gens qui ont toujours beaucoup d’espérance. Et cette espérance nous donne la joie,nous donne l’élan, nous donne du courage. Je me souviens que la devise choisie par le prêtre Joseph Ratzinger était la suivante: « Nous ne voulons pas être les maîtres de votre foi, mais les collaborateurs de votre joie» (1 Co 1, 24). Voilà ce que veut le pape: témoigner et communiquer la joie du Seigneur.
– Vous avez dit que le pape a une profonde spiritualité théologique. Joseph Ratzinger est considéré comme l’un des plus grands théologiens de notre temps. Pouvez-vous expliquer à un simple fidèle la contribution que le Pape actuel a donné à la théologie?
– Je peux essayer de donner un aperçu. Le pape propose une théologie vivante, dans le sens où elle est une théologie enracinée dans l’Écriture Sainte, dans la Parole de Dieu, une théologie nourrie par les Pères de l’Eglise, les premiers grands théologiens de l’ère chrétienne. En même temps, le pape est capable d’offrir une théologie très compréhensible. Il est un grand communicateur. Il réussit à exprimer les grands mystères de Dieu, de la rédemption, de l’Eglise, de l’Eucharistie dans des termes à la fois très profonds et très simples. Ainsi, tous les fidèles et toutes les personnes de bonne volonté peuvent vraiment le comprendre.
Sa théologie, ensuite, est une théologie attentive aux problèmes de l’époque. Je voudrais mentionner seulement trois thèmes centraux de son engagement théologique.
Le premier est celui de l’Église. Le pape a consacré sa première grande étude, sa thèse de doctorat, au thème de l’Eglise chez Saint-Augustin, la décrivant comme le peuple et la maison de Dieu. L’Eglise a été l’un des plus grands thèmes du siècle dernier. Pensons au fait que Vatican II a été essentiellement un concile de l’Église et sur l’Église. Le pape est certainement parmi les théologiens les plus remarquables à l’égard de la théologie de l’Eglise. Il parvient toujours, à nouveau, à expliquer ce qu’est vraiment l’Eglise. C’est important, car à notre époque, il y a le danger de penser à l’Eglise seulement comme à un groupe d’hommes. Il y a un danger d’une interprétation purement sociologique de l’Eglise. En fait, l’Eglise est beaucoup plus: l’Eglise est avant tout « de Dieu ». Dieu est le centre de l’Église, ce Dieu qui s’est révélé dans le Christ, lequel, exalté par la croix, attire tout le monde à lui. L’Eglise, c’est cela: un peuple rassemblé par Dieu, par Jésus-Christ, un peuple qui a une identité claire dans la foi, une conviction claire, et aussi une vision claire sur la morale, un peuple qui veut être véritablement le sel de la terre et la lumière du monde, un peuple dont la mission est d’offrir au monde l’Evangile de Jésus-Christ, la Bonne Nouvelles du salut, le message de joie pour tous.
Un deuxième thème dans la théologie du pape concerne la foi, autour de laquelle, après Vatican II, s’est insinué un sentiment d’incertitude: qu’est-ce qui compte vraiment dans l’Eglise? Que devons-nous croire? Que devrions-nous faire? Qu’est-ce qui est bien, et mal? Le pape, lorsqu’il était encore théologien dans les années soixante, à l’Université de Tübingen, a tenu – pour toutes les facultés, et pas seulement pour celle de théologie – une série de cours sur le Credo des Apôtres, une «Introduction au christianisme», essayant d’expliquer en termes clairs et compréhensibles le noyau de la foi, c’est-à-dire ce que cela signifie pour nous aujourd’hui de croire en Dieu le Père Créateur, croire dans le Fils de Dieu qui s’est fait homme et est mort et ressuscité pour nous, croire en l’Esprit Saint, en l’Église catholique, en la vie éternelle.
Le Pape a le don unique d’offrir vraiment une vue d’ensemble de la foi. Cela est très important. La foi n’est pas un grand fardeau qui rend notre vie difficile. Non, la foi est tout le contraire. La foi est avant tout une relation d’amour entre Dieu et l’homme, entre Dieu qui attire l’homme à lui-même et l’homme qui se laisse attirer vers Dieu dans cette grande famille qu’est l’Eglise. La foi est une relation d’amour qui nous aide, nous soutient, nous encourage et nous mène au bonheur.
Un dernier point important dans la théologie du pape est la question cruciale de Jésus-Christ. Le Pape a beaucoup écrit sur ce sujet, surtout ces derniers temps. Il sait que la grande question est aujourd’hui: Qui est Jésus. Est-il seulement l’un des grands fondateurs, comme Bouddha, comme Confucius, comme Mahomet, comme les autres? Ou est-il différent? Le pape essaie de montrer que Jésus est différent de tous les autres fondateurs de religions. En Jésus apparaît vraiment le visage de Dieu. Ainsi, la Parole de Jésus n’est pas comme les autres paroles: c’est la dernière Parole, la Parole définitive de Dieu, parce qu’Il est le Fils de Dieu. Il nous dit vraiment des paroles de vie éternelle. Les livres sur Jésus-Christ que le pape publie ces dernières années sont une explication des passages les plus importants de l’Evangile. Ils nous montrent qui est Jésus, ce que nous offre sa vie, ce que veulent dire sa mort et sa résurrection. En ce sens, le pape veut expliquer le noyau fondamental du christianisme, notre foi en Jésus Christ, vrai Dieu et vrai homme, en Jésus qui révèle le cœur de Dieu qui est Amour, Vérité, Miséricorde, qui révèle qui est l’homme , une créature vraiment aimée par Dieu, rachetée par Dieu, cherchée par Dieu, sauvée par Dieu. C’est une vision très belle de la foi que le Pape nous offre.
– Quelles sont les nouveautés de l’opus magnum de sa vie, Jésus de Nazareth?
– La spécificité de ces deux volumes – un troisième doit encore sortir – consiste dans le fait que le pape réussit à unir exégèse historique et théologie. Il propose une exégèse théologique, recueillant les résultats les plus importants de la recherche historique et de l’exégèse des deux derniers siècles, les reliant en une saine théologie: un peu comme l’ont fait les Pères de l’Église. En ce sens, le pape est convaincu que sa mission principale est de confirmer ses frères dans la foi. C’est ce qu’il fait dans le livre, non pas avec l’autorité du pape, mais dans la peau humble du théologien, nous montrant ce que le Concile Vatican II veut dire quand il demande aux exégètes d’interpréter la Sainte Ecriture à partir de trois critères: il faut expliquer chaque passage de l’Écriture dans le contexte de l’ensemble de l’Écriture Sainte (premier critère), puis dans le contexte de la tradition de l’Eglise (deuxième critère) et ensuite en conformité avec toute la foi (troisième critère). Le pape nous indique cette méthode théologique, comme un vrai maître. C’est donc un oeuvre de très grande importance. Peut-être marque-t-elle un nouveau départ dans le renouveau de l’exégèse et de l’interprétation de la Parole de Dieu.
En ce qui concerne le contenu du livre, je ne peux faire que quelques brèves remarques.
Il est très intéressant de voir comment le pape explique que le christianisme a un fondement historique. Il se fonde sur des événements historiques: la naissance de Jésus, sa vie, sa prédication; le Seigneur a vraiment célébré la dernière Cène, avant de mourir; il est vraiment mort et ressuscité. Le christianisme n’est pas un fantasme, pas un mythe, il est enraciné dans l’histoire.
Un deuxième point important pour moi est le suivant: le pape explique ce que signifie le fait que Jésus est le Messie, le Fils de Dieu; il part souvent de l’Ancien Testament, c’est une de ses caractéristiques d’expliquer le Nouveau Testament à partir de l’Ancien. Il dit que dans l’Ancien Testament, les prophètes ont annoncé la venue d’un Messie. Mais au temps de Jésus, il y avait beaucoup d’attentes et de nombreuses images sur ce que serait ce Messie. Le Pape explique que Jésus n’était pas un Messie politique, mais religieux: il est venu pour nous libérer du péché, pour nous donner la vie, une vie en abondance. Il a été condamné parce qu’il a professé ouvertement qu’il était le Fils de Dieu. Il a confirmé devant Pilate qu’il était Roi, et son royaume était un royaume de vérité. Il est venu pour rendre témoignage à la vérité. Il n’est pas venu pour lutter contre les Romains, il est venu pour lutter contre le péché et pour nous apporter la vérité, pour nous révéler le vrai visage de Dieu et la grande vocation de l’homme, et pour nous montrer le chemin qui mène vers la vraie vie, la vie éternelle.
Le pape explique un autre point qu’aujourd’hui beaucoup de gens ne comprennent pas bien: ce que signifie la rédemption, le salut, la délivrance du péché. Il souligne que le péché a des conséquences graves, non seulement sur la personne qui pèche, mais aussi sur la société. Pensons aux criminels qui détruisent non seulement eux-mêmes, mais font aussi beaucoup de dégâts, aux terroristes qui sont une menace pour toute la société. Pour réparer les péchés, il faut prendre le mal au sérieux. Dieu ne pouvait pas simplement ignorer le péché. Jésus a pris sur lui nos péchés. Il est mort pour nous, justement pour nous libérer du péché et de ses conséquences. En ce sens, Jésus est le Rédempteur, il prend sur lui nos péchés. Il est également vrai Prêtre de la Nouvelle Alliance, qui offre non pas quelque chose, mais lui-même, pour se réconcilier avec le Père et nous récocilier entre nous. Le point culminant de l’ouvrage est la résurrection de Jésus.
Pour le pape, la résurrection est comme une nouvelle étape dans l’ «évolution» de l’homme, une nouvelle «mutation» de l’être humain, un grand bond en avant vers une humanité qui vit en complète communion avec Dieu. Le fait que Jésus soit ressuscité signifie que Jésus continue à vivre comme homme – pour toujours – dans le mystère de Dieu, nous ouvrant la porte vers le Père et nous montrant ce qu’est notre grande vocation: vivre notre humanité d’une manière transformée et renouvelée en la présence de Dieu lui-même. La résurrection de Jésus était un fait si important, dit le Pape, que, dès le début les chrétiens n’ont pas célébré le jour du sabbat, comme les Juifs, mais le premier jour de la semaine, le dimanche, jour de la résurrection. Et ainsi le Pape explique l’importance du dimanche et de la messe du dimanche. Nous aussi, nous pouvons rencontrer Jésus ressuscité à la messe tous les dimanches, parce que Jésus reste présent au milieu de nous. Il n’a pas quitté le monde; entrant en Dieu, il est resté présent dans l’histoire. Ainsi, le pape explique l’importance du dimanche, de la liturgie et de la messe du dimanche.
– Qu’avez-vous appris personnellement du cardinal Joseph Ratzinger?
– Je me souviens de la première rencontre avec lui en 1993. Il m’a dit: «Quand vous commencerez à travailler dans notre congrégation, vous ne devez jamais oublier de rester humble et simple ».
Lui-même était toujours une personne humble et simple, qui ne veut pas mettre au centre lui-même, mais le Seigneur. C’est, je crois, une caractéristique de sa personnalité.
Et puis bien sûr j’ai appris de lui la passion pour la vérité, la passion pour Jésus-Christ, la passion pour Dieu qui est Amour. Nous avons vu comment il s’est toujours engagé à défendre la foi et l’Eglise, le peuple de Dieu, pour être vraiment un des coopérateurs de la vérité – cooperatores Veritatis – selon sa devise épiscopale. Cette caractéristique nous montre un autre point: le pape a la capacité de susciter un esprit de collaboration, de respect mutuel, de confiance, auquel chacun peut contribuer avec ses dons, avec la grâce, avec ce qu’il a reçu de Dieu.
Il a toujours créé une atmosphère familiale avec sa simplicité, sa profondeur, sa cordialité.
Je me souviens quand il a rendu visite à la Congrégation, le lendemain de son élection à la Chaire de Pierre, il était accompagné par le cardinal Sodano, à qui il a dit: « Eminence, regardez, c’est ma famille, la famille de la Congrégation pour la Doctrine de Foi ». Il nous considérait comme sa famille.
Pour lui, il y a beaucoup d’affection, encore maintenant, de la part de tous ses collaborateurs. Le pape est un homme simple, un homme profond, un homme paternel.
Bien sûr, le Pape est aussi une «étoile de la théologie» qui a une capacité impressionnante de discernement. Souvent, quand je pense au pape, il me vient à mon esprit l’image de l’aigle qui voit tout « d’en haut ». Avec ses yeux de foi et de sagesse, le Pape voit le cœur des difficultés et des défis à affronter, mais il sait aussi indiquer les voies pour les surmonter selon la volonté de Dieu.
C’est un grand don de l’avoir parmi nous comme maître et pasteur de l’Eglise Universal.
(© L’Osservatore Romano, 30 Juin-1 Juillet 2011)