Travailleuses, travailleurs! Les Pères de l’Église et l’économie

Recension par David Roure, sur le site de La Croix.

Pavement de chambre datant du IIe siècle, retrouvé à Dougga (Tunisie), représentant des esclaves servant lors d’un banquet. – Bardo Museum Tunis/Aurimages

Travail, économie et esclavage dans la pensée des Pères, de Jean-Marie Salamito, Salvator.

Une lecture attentive des Pères de l’Église sur l’économie permet de balayer nombre d’idées reçues sur le rapport du christianisme aux activités terrestres.

Cet ouvrage, au titre gentiment provocateur, est la reprise de quatre articles commis entre 1996 et 2009 par Jean-Marie Salamito, l’actuel titulaire de la chaire d’histoire du christianisme antique à la Sorbonne, qui explorent sous divers angles la manière dont les Pères de l’Église envisagent l’économie et le travail. De quoi balayer diverses idées reçues sur le sujet.

L’historien commence par s’interroger : y a-t-il vraiment une opposition nette entre une Antiquité païenne qui dépréciait le travail et un christianisme naissant qui l’a revalorisé ? « Le lieu commun historiographique, en chacun de ses deux aspects (mépris gréco-romain pour le travail, réhabilitation de celui-ci pour le christianisme), procède d’une généralisation excessive. Il n’en reste pas moins vrai que de nombreux auteurs de l’Antiquité païenne ont accablé de leur dédain les métiers les plus humbles, et qu’en revanche beaucoup d’auteurs chrétiens ont manifesté pour ceux-ci de l’estime », écrit-il.

Jean-Marie Salamito se réfère volontiers à Ambroise de Milan qui avait entrepris « de défendre la dignité des travailleurs à gages contre le dédain de l’aristocratie foncière. Cela ne le conduisait pas seulement à critiquer des valeurs sociales, mais aussi à s’opposer à une conception globale de l’existence humaine, relève-t-il. Le désir d’autarcie économique, ancré dans la psychologie des possédants, et la recherche de la pleine indépendance individuelle, chère à la tradition philosophique, convergeaient dans l’exaltation de l’autosuffisance comme condition de bonheur, de sagesse, d’accomplissement de soi. En définissant le chrétien comme un “salarié du Christ”, l’évêque de Milan place l’expérience personnelle de la dépendance au centre de la nouvelle religion ».

L’historien infirme aussi l’idée reçue selon laquelle le christianisme antique aurait valorisé agriculture et artisanat au détriment des activités commerciales. Comme il bat aussi en brèche ce qu’affirmaient deux grands historiens de l’économie, Joseph Alois Schumpeter et Karl Polanyi, qui « reproch(aient) tous deux au christianisme, spécialement au christianisme ”primitif”, celui du Nouveau Testament et des Pères, de n’offrir d’enseignements économiques qu’aux individus, sans prendre en compte la société dans son ensemble ».

Jean-Marie Salamito consacre ensuite un chapitre entier à Augustin, soulignant la diversité des thèmes abordés par l’évêque d’Hippone : « Place du travail humain dans la théologie de l’histoire, avant et après la chute ; possibilité d’accompagner le travail agricole par une réflexion en matière religieuse ; critique des stéréotypes de l’aristocratie, qu’il s’agisse de l’idéalisation de la propriété foncière, de la suspicion face au commerce ou du dédain pour les artisans ; prise en compte de la psychologie du travailleur comme individu doté d’une conscience morale et d’une liberté de choix. »

Le dernier chapitre revient sur une question débattue : « Pourquoi les chrétiens de l’Antiquité n’ont-ils pas aboli l’esclavage ? » L’historien y répond avec toute la nuance nécessaire. Il commence par une analyse serrée des passages du Nouveau Testament qui font référence à l’esclavage et en arrive à la conclusion que « les textes qui entendent réguler l’esclavage au quotidien mettent “de l’huile dans les rouages” d’un système qu’ils ne cherchent absolument pas à justifier ». Il poursuit par une analyse de textes de certains Pères de l’Église et note que « l’institution esclavagiste constitue un mal, une atteinte à l’ordre initialement voulu par le Créateur ». On pourrait seulement regretter (sans tomber dans l’anachronisme facile) que, s’ils « s’accordent pleinement sur cette condamnation théorique », Augustin et Grégoire de Nysse n’en tirent « guère de conséquences concrètes »… Même si l’unité de l’ensemble reste factice, cette petite somme à la fois apporte des connaissances utiles et stimule la réflexion.