Maria Chmakoff, sur le site de La Croix 19/11/22
Entretien. Alors que plusieurs évêques français ont été mis en cause pour des cas d’agressions sexuelles, la psychanalyste Macha Chmakoff (1) analyse les mécanismes de clivage et de déni qui permettent à des personnes de vivre deux réalités contradictoires. Recueilli par Céline Hoyeau.
La Croix :Comment comprendre que des hommes d’Église ont accepté de hautes responsabilités dans l’Église voire participé à la lutte contre les abus, alors qu’ils en avaient par ailleurs commis eux-mêmes ? Qu’ont-ils pu se dire pour vivre une telle contradiction pendant des décennies ?
Macha Chmakoff : Intuitivement, chacun comprend que cela n’est possible qu’en scindant son Moi en deux parties étanches, l’une adaptée socialement, l’autre posant des actes répréhensibles. C’est ce que l’on appelle le « clivage du Moi », qui est un mécanisme inconscient. Il est important de noter d’emblée qu’il existe une gradation. Chacun d’entre nous est à même de cliver son Moi. Certaines personnes le peuvent ponctuellement, sous l’effet d’une pulsion qu’ils ne peuvent contenir. À l’autre extrême, des personnes ont un Moi structurellement clivé et sont ancrées dans la jouissance en dehors des règles. Cette différence quantitative aboutit à une différence de nature : d’un côté des actes pervers isolés, de l’autre une personnalité perverse.
Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est le clivage ?
M. C. : Il est important de distinguer le clivage de la réalité et le clivage du Moi. Dans le premier cas, nous séparons les réalités extérieures en bonnes et mauvaises, sans catégorie intermédiaire. Ce mécanisme apporte une impression de maîtrise de la réalité. Dans le deuxième cas, c’est le Moi lui-même qui se sépare en deux parties pour adhérer simultanément à des représentations antagonistes. Le clivage marche de pair avec le déni ; il suppose notamment de dénier la complexité de la réalité.
Le clivage et le déni découlent de nos fonctionnements mentaux. En effet, dans le fonctionnement usuel, normal, à chaque instant notre cerveau laisse de côté la plus grande partie de la réalité. Il en sélectionne une infime partie et inhibe la perception de tout le reste. Il interprète ensuite cette micro-partie du réel à l’aide des connaissances déjà acquises.
Sous l’effet de la pression de nos pulsions, la sélectivité opérée par notre cerveau peut être amplifiée. Nous pouvons alors percevoir et interpréter la situation dans un sens qui favorise la satisfaction de nos pulsions en laissant dans l’ombre toute autre perception ou interprétation qui irait à l’encontre. Nous dénions alors un pan entier de la réalité interne et externe. Nous nous coupons de la partie de nous-même qui nous ferait des reproches.
Le clivage et le déni associés sont extrêmement efficaces puisqu’ils permettent à la personne d’assumer toutes les tâches et missions requises par son statut, tout en laissant dans l’ombre la partie d’elle-même qui porte des méfaits.
Les pulsions étant par essence puissantes, leur régulation ne peut pas être seulement cognitive, comme s’il suffisait d’apprendre la morale pour devenir un être moral, ou d’apprendre la psychologie pour résoudre des conflits intrapsychiques.
La régulation intérieure de la pulsionalité nécessite l’unification intérieure, acquise patiemment, grâce à un travail de connaissance personnelle sans cesse renouvelé et approfondi, grâce à la maîtrise des pulsions qui nécessite une vraie ascèse, grâce aussi à une vie de prière. Quand l’unité intérieure n’est pas suffisante et que le sujet ne veut ni consentir à ses pulsions dans leur champ habituel (la sexualité adulte, respectueuse de l’altérité) ni y renoncer radicalement, son moi se clive pour répondre à cette injonction interne paradoxale.
Dans quoi s’enracine ce déni ?
M. C. : Le déni et le clivage sont favorisés par le fait d’être « loin de soi », d’avoir une forme d’immaturité, malheureusement souvent favorisée par le fait d’avoir peu questionné son corpus de valeurs. La cohérence entre la pensée, les sentiments et les actes est, me semble-t-il, la marque chez un être de l’accomplissement de son humanité. Peu d’entre nous y parviennent. Nous sommes tous pris dans des contradictions psychiques, des ambivalences, qui sont, elles aussi, la marque de notre humanité. Devenir un être humain, tel que, comme le dit saint Irénée, il puisse être « la gloire de Dieu » demande un travail constant sur soi. Travail qui passe par une intelligence (« lire à l’intérieur ») de soi-même, des autres, du monde, et du divin.
Le pré-pensé, aussi juste qu’il puisse être, devrait être mis en perspective. Cela supposerait donc de pouvoir se laisser interroger par des courants de pensées diverses, des rencontres hors de son milieu, accepter des interrogations et des contestations, afin que la conscience – à entendre dans le sens d’une intelligence transformante – puisse se façonner. L’adhésion aux valeurs chrétiennes en serait sans doute renforcée.
Comment se fait-il, par ailleurs, que dans bien des cas le prêtre ou l’évêque ayant abusé a pu accepter de marier sa victime…
M. C. : Marier sa victime, dénoncer les prêtres abuseurs dans ses diocèses, être membre des commissions traitant de ces mêmes sujets… tout cela procède d’un mécanisme de défense appelé « formation réactionnelle ». Ce mécanisme renforce les deux autres, le clivage et le déni. C’est une sorte d’excès de zèle pour renforcer le clivage et le déni. Du reste en mariant sa victime, l’abuseur l’enferme d’autant plus dans le silence et l’impossibilité de prendre du recul.
Comment expliquer aussi qu’au déni des personnes incriminées semble répondre un aveuglement, une naïveté en face, chez les fidèles ou les responsables d’Église ?
M. C. : L’immaturité n’est pas l’apanage des clercs. On peut la retrouver chez les fidèles. L’Église invite chacun à développer sa conscience, fondement de la maturité. Cependant, elle a peut-être favorisé l’immaturité par un excès de légifération. En matière de sexualité, les catholiques se trouvent face à des prescriptions très fortes et univoques (prohibition de la contraception et des relations sexuelles avant le mariage…). Leur espace de délibération personnel est extrêmement réduit.
Par ailleurs, la théologie du péché mortel, du moins celle consignée dans les catéchismes, crée un enjeu tellement terrifiant dans l’évaluation des actes potentiellement mauvais que la personne met en doute sa capacité personnelle de juger et préfère s’en remettre à un prêtre pour évaluer la gravité de ce qu’elle a fait. Par ailleurs, sa capacité de restaurer elle-même sa relation avec Dieu est disqualifiée et elle doit recourir à un prêtre pour recevoir le sacrement de la confession. Ceci ne dévalorise en rien par ailleurs les bienfaits non seulement spirituels mais aussi psychologiques que peut proposer ce même sacrement.
(1) Le Divan et le Divin, petits écueils ordinaires de la foi, Éd. Salvator, 156 p., 16 €.