Benoît XVI, l’homme qui ne recule pas

Benoît XVI, l’homme qui ne recule pas
18/09/2012

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Au Liban, la seule présence du pape a eu un puissant impact psychologique. Décryptage d’un courage physique, intellectuel et spirituel.

Au lendemain du voyage de Benoît XVI au Liban, à Beyrouth où je couvrais le voyage pour La Vie, la phrase revenait comme un leitmotiv dans la bouche de ceux à qui je demandais leur bilan, du diplomate à la sommité ecclésiastique, en passant par la mère de famille venue assister à la messe papale sous un soleil de plomb : « Il est venu, il n’a pas eu peur, il n’a pas reculé. »

Jusqu’à la veille du voyage, les craintes ont persisté sur la faisabilité. La détermination de Benoît XVI était connue, mais la question cruciale était celle de la sécurité. Avec la guerre civile en Syrie, et ses répercussions au Liban, certains n’y ont vraiment cru qu’en le voyant apparaître sur la passerelle de l’avion.

Le retentissement psychologique de ce voyage est immense, dans un contexte aussi tendu. Le fait que le pape soit venu en chair et en os est une source d’espoir difficile à imaginer en France. Là-bas, ce fut un événement national, une vraie fête dans ce pays où les gens vivent habituellement en apnée, redoutant la résurgence des conflits intercommunautaires. Mais le bien-être psychologique s’étendait à ces pauvres qui sont les premiers à se déplacer. Je pense à Editha, une catholique philippine de Mindanao rencontrée à la messe. « Je suis femme de ménage pour les libanais. Je suis ici pour faire vivre ma famille. Je n’ai pas revu mes quatre enfants depuis six ans. Ma petite dernière avait un an quand je suis partie. Aller à la messe du pape me donne du baume au coeur ».

Joseph Ratzinger n’est pas homme à reculer. A la fin des années 50, alors que son travail de thèse est retoqué par un professeur fâcheux et que sa carrière intellectuelle est en péril, il contourne l’obstacle en reprenant son travail sous un angle différent, ce qui le rend inattaquable. A partir de 1982, comme Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, il devient dans les médias une figure négative de l’Institution. D’autres que lui auraient craqué… Mais lui, modeste, fait son boulot, sans se soucier de son image.

A partir de l’an 2000, Ratzinger sait bien que son travail en tant que « recadreur » des théologiens rebelles est derrière lui puisque s’amoncellent sur son bureau les dossiers de crimes pédophiles d’un certain nombre de prêtres. Si, à l’époque, l’heure est à l’omerta (l’entourage de Jean Paul II ne veut pas exposer certaines figures, dont Marcial Maciel, fondateur des légionnaires du Christ), le cardinal préfet est conscient de la bombe à retardement. Il profite d’une fenêtre de tir à la toute fin de la vie de Jean Paul II pour lancer l’alarme, en public, sur les souillures des prêtres, lors du chemin de Croix du Vendredi saint. Jamais un cardinal de curie n’avait à ce point brisé le tabou, mis à ce point l’Institution devant son point aveugle. Il ne reculera pas davantage lorsque ses pairs l’élisent pape à 78 ans. Le message global est clair : « Joseph, tu es apparemment le seul à connaître l’étendue des dégâts. Fais donc le ménage à notre place, s’il te plaît ». Pas fous, les cardinaux…Et Joseph va s’y coller.

Il ne reculera pas non plus sur la question orientale. Lancer un synode sur le Moyen-Orient n’était pas franchement une sinécure, vu la complexité des Eglises catholiques elles-mêmes, très divisées, et du contexte sur le terrain. L’Orient n’est pas vraiment le domaine de compétence du théologien Ratzinger. Mais qu’importe, le pape lancera la dynamique du Synode de 2010, qui a culminé à Beyrouth la semaine dernière.

Le courage est physique. Son programme, ramassé sur une petite soixantaine d’heures, était très dense. Lors de ses apparitions publiques, Benoît XVI a enduré une chaleur infernale sous l’oeil permanent des caméras.. Il a donné son regard et son attention à des centaines de laïcs ou de prélats orientaux faisant la queue pour le saluer, accordé sa concentration à des « politiques » (profanes ou ecclésiastiques) lors d’entretiens privés où le moindre mot de travers peut avoir des conséquences fâcheuses. A 85 ans, c’est une performance. L’homme est devenu frêle, se déplace parfois avec une canne pour assurer son équilibre, mais ceux qui ont pu l’approcher récemment disent que sa mémoire et son humour sont étincelants.

Au Liban, le pape a publié le texte de son exhortation post-synodaleEcclesia in Medio Oriente, véritable feuille de route pour l’avenir. Mais il n’a pas hésité à prendre à rebrousse-poil les chrétiens orientaux, à certains endroits. Par exemple, le texte consacre un assez long développement à l’origine juive du christianisme. Or, au Moyen-Orient, le conflit israélo-palestinien est dans toutes les têtes. Rappeler l’importance du judaïsme est donc un acte courageux. C’est la preuve que Rome, à travers le pape, apporte de l’altérité, réouvre les plaies pour mieux les soigner. Sans doute trouve-t-on là l’essence du ministère pétrinien.

L’autre élément « anti-démago » de l’Exhortation est le propos de Benoît XVI sur la laïcité. En effet, vue d’Orient, la laïcité est un repoussoir, la maladie d’origine française qui a contaminé l’Occident et l’a conduit à rompre ses attaches avec Dieu (et qui expliquerait que les puissances occidentales se désintéressent désormais du sort des chrétiens d’Orient). Mais Benoît XVI prône le concept. « La saine laïcité signifie libérer la croyance du poids de la politique et enrichir la politique par les apports de la croyance, en maintenant la nécessaire distance, la claire distinction et l’indispensable collaboration entre les deux.(…) Une telle laïcité saine garantit à la politique d’opérer sans instrumentaliser la religion, et à la religion de vivre librement sans s’alourdir du politique dicté par l’intérêt, et quelquefois peu conforme, voire même contraire, à la croyance. » Un propos qui percute, en Orient, les confusions multiples entre la religion et la politique.

A Beyrouth, le pape a eu des mots dérangeants pour appeler à la paix, en évoquant l’urgence du pardon et de la conversion du cœur, devant les autorités politiques et religieuses : « Nous devons être bien conscients que le mal n’est pas une force anonyme qui agit dans le monde de façon impersonnelle et déterministe. Le mal, le démon, passe par la liberté humaine, par l’usage de notre liberté. Il cherche un allié, l’homme. Le mal a besoin de lui pour se déployer. (…) Mais il est possible de ne pas se laisser vaincre par le mal et d’être vainqueur du mal par le bien. C’est à cette conversion du cœur que nous sommes appelés. (…) Cette conversion est particulièrement exigeante : il s’agit de dire non à la vengeance, de reconnaître ses torts, d’accepter les excuses sans les rechercher, et enfin de pardonner. Car seul le pardon donné et reçu pose les fondements durables de la réconciliation et de la paix pour tous ».

Autant de mots qui peuvent glisser comme de l’eau sur une toile cirée dans nos sociétés européennes où nous n’avons pas connu de guerre civile, des familles décimées par les bombardements, la peur d’être enlevé et de disparaître (qui est encore réelle aujourd’hui)… Mais là-bas ? « Parler de pardon n’est pas si évident pour les Libanais ou les Syriens. Accepter que le meurtrier d’un membre de sa famille soit un frère qu’il faut aimer, c’est très dur. » m’expliquait, le lendemain du départ du pape, le père jésuite Samir Khalil Samir. Le pardon des offenses et la conversion du cœur de chacun sont un défi d’autant plus grand que la culture méditerranéenne est marquée par la force de la sujétion au clan religieux ou familial, la logique de la vendetta, les codes d’honneur. Les Libanais,en particulier, restent prisonniers d’une peur fondamentale, ancrée dans les corps.

Une « conversion particulièrement exigeante » ? L’invitation ne se limite pas au Moyen-Orient, elle fait écho à tout ce que dit le pape depuis sept ans. Elle sera au centre de l’année de la foi, qui commence dans quelques semaines. Prophète au Liban par sa parole et son corps, Benoît XVI est toujours davantage le pape de la liberté intérieure.

Jean Mercier (La Vie)