ou de la règle et de la vie
B.D.
Voici deux termes n’ayant pas moins besoin l’un que l’autre d’être bien compris. Je me propose ici de les examiner à la lumière de la foi des chrétiens catholiques et de leur « pratique » de celle-ci au quotidien. Séparément, pris chacun en lui-même, mais aussi en dégageant comment ils s’entrecroisent.
Je laisse donc de côté la théologie propre aux Églises protestantes et de l’Orthodoxie. Cette dernière me semble — pour autant que je la connaisse — très proche de la nôtre. Dans le protestantisme, je pense qu’il n’y a pas unanimité entre les confessions quant à la théologie et la pratique, mais du moins une ligne commune héritée des Réformateurs. L’Église anglicane est divisée. Sa branche de la High Church (dont un membre, prêtre, se déclarait souvent devant moi catholique anglican) partage, à ma connaissance, notre théologie et notre praxis.
1. Canonisation
Qui sait, même parmi les catholiques les plus convaincus, les plus pratiquants et les plus engagés, ce que signifient au juste les mots « canoniser » et « canonisation » ?
« Ce dimanche, place Saint Pierre, à Rome, le pape N va procéder à la canonisation de N. et N… »
Un peu d’humour ne messied pas. Non, cela n’a rien à voir avec le monde militaire et ces bouches à feu qu’on appelle des canons. À courte ou longue portée, l’Église ne transforme aucun baptisé en canon !
1.1. Nous devons recourir à l’étymologie qui est ici grecque, car n’oublions pas que la plus ancienne langue de communication des chrétiens fut le grec, équivalent de l’anglo-américain dans l’Antiquité euro-méditerranéenne). Le substantif grec « kanôn » veut dire « règle », au sens propre et matériel comme au sens figuré, et en grec chrétien se décline sous quatre modalités :
— « règle de foi » (ce qui doit être cru et confessé par tout baptisé)
— « règle de l’Écriture » (liste des livres bibliques reconnus par l’Église comme inspirés par Dieu et inspirants)
— « règle morale » (ensemble des règles de conduite des chrétiens, en particulier des moines et moniales, ex. : Règle de saint BENOIT)
— « règle liturgique cultuelle » (ordonnancement du déroulé des offices, des sacrements, tout particulièrement celui de l’eucharistie)
C’est ce dernier domaine qui nous intéresse ici. L’Église occidentale (dont la langue liturgique ne passa — d’abord à Rome — au latin que vers le milieu du IIIe s.) donna à sa prière eucharistique le nom de « Canon », et de « Canon romain », lequel, grâce à l’expansion, au fil des siècles, de la primauté du pouvoir des successeurs de Pierre sur toutes les terres latinophones s’imposa à leurs Églises locales comme l’unique formulation autorisée de prière eucharistique. Ce qui est entériné de manière disciplinaire au XVIe s. par le Concile de Trente et le Missel publié sur ordre du pape PIE V. Ce Missel devint ainsi « le » Missel catholique et a été en vigueur et usage comme tel dans toutes les communautés catholiques du monde habité jusqu’au 2è Concile du Vatican… à l’exception, bien sûr, des Églises orientales de liturgie en d’autres langues que le latin (syriaque, grec, arménien…) unies à Rome.
Le « canon » forme comme le « noyau dur » de la messe, aussi bien d’ailleurs chez les Églises anglicane et orthodoxe que chez les catholiques. Il en est à la fois le cœur et la raison d’être car il contient en son propre centre le récit de la Cène qui est « l’institution » de l’eucharistie par Jésus : « Il prit le pain » etc. En amont et en aval, de la Préface jusqu’à l’acclamation « Par lui, avec lui et en lui » etc., la prière eucharistique se déploie comme prière de l’Église universelle (pas seulement locale) qui offre le monde créé et s’offre elle-même à l’Amour divin manifesté par le Christ Jésus, Dieu-fait-homme dans son sacrifice de la Croix, Jésus qui est le Sauveur unique et du monde et de son Église dans le monde.
On comprend alors très bien pourquoi toute prière eucharistique mentionne des noms de baptisé/es à tel ou tel moment de son déroulement, et même en dehors (témoin, le Confiteor — « Je confesse à Dieu » — qui s’en remet à l’intercession de Marie de Nazareth et Jean Baptiste). L’Église manifeste ainsi qu’elle est la Famille de Dieu et son Peuple, par conséquent l’association et la communauté de destin de personnes individuelles et uniques entre toutes : « Je t’ai appelé par ton nom » (Is 43, 1). Et Jésus lui-même devant Jude et ses compagnons : « Si quelqu’un m’aime… » (Jn 14, 23). Nous ne sommes pas l’addition d’individus, nous sommes appelés par le Seigneur à la fois pour nous-mêmes (notre bien et notre bonheur uniques entre tous) et les uns pour et avec les autres. « Aimez-vous les uns les autres » (Jn 13, 34), insiste le Christ, et non pas : « Aimez-vous chacun pour soi ».
C’est ainsi que, au cours de toute prière eucharistique, sont mentionnés nommément des chrétiens et chrétiennes, vivants et défunts. Les uns et les autres n’ont cependant pas même statut et motifs à l’être.
1.2. — les chrétiens vivants (i-e qui « sont encore sur cette terre ») sont cités à la fois comme présentés au Père (l’Église les confie à son amour) et comme portés par la communion fraternelle ecclésiale (ils représentent d’une certaine façon chacun et chacune d’entre nous, leurs frères et sœurs dans la foi et l’espérance).
a) Qui sont-ils précisément ? Comme il s’agit ici — au cœur du Mystère — d’exprimer une « règle » (« canon » !) commune, il n’est pas laissé au libre choix du ministre du Seigneur présidant une eucharistie de citer alors et exclusivement tel/le ou tel/le frère ou sœur comme l’inspiration lui en vient, inspiration qui serait totalement subjective, individuelle, et geste arbitraire, voire intéressé ! Ici, pour respecter docilement et dans la charité de toute l’Église la règle d’unité, la revendication d’une libre inspiration n’est pas de mise. Deux noms et deux seuls tout au plus de vivants sont licites, mais plus encore pleinement justifiés : celui du successeur de Pierre et Paul en fonction, l’évêque de la communauté de Rome (la Ville et ses alentours qui constituent un diocèse) ; et — s’il ne s’agit pas, bien sûr, de l’évêque du diocèse de Rome — le nom de l’évêque en fonction du lieu où est célébrée l’eucharistie, évêque d’un des milliers de diocèses sur la terre qui sont autant d’Églises particulières et sœurs, unies entre elles et avec l’Église de Rome.
Le motif du choix de ces deux noms est facile à comprendre. L’enjeu en est (pardonnez-moi l’adjectif apparemment savant car il est statutaire et précis) ecclésiologique. Au cœur même de la célébration de la messe, l’Église célébrante (car elle l’est tout entière, pas son seul président de l’assemblée locale) s’unit autour de la personne des successeurs des Apôtres : le successeur de Pierre (qui hérite de sa mission de « grand frère » [pour ainsi dire] parmi et pour ses frères dans la charge épiscopale — « affermis tes frères » [Lc 22, 32], demande Jésus à Simon-Pierre devant eux — et tout autre évêque de l’Église catholique, successeur, avec tous les autres, des Douze solidairement.
b) D’autres baptisés vivants peuvent-ils être mentionnés au cours d’une eucharistie ? Cela va de soi, et ne nous en privons surtout pas, mais à d’autres moments de la célébration que le « canon », le temps de la prière eucharistique, pour la raison que je viens d’indiquer. La Prière universelle est le moment le mieux indiqué pour cette « nomination ». « Universelle » ne veut pas dire ici « générale et anonyme » ! Les dimensions particulières et singulières sont incluses dans la dimension universelle, autrement dit la plus large possible dans le temps, l’espace… et le cœur humain. Nous comprenons bien aussi que la taille numérique d’une assemblée compte dans cette mention nominale. Les petites assemblées « favorisent » qu’y soit publiquement recommandé/e tel/le ou tel/le frère et sœur à la prière de ses frères et sœurs présents, les frères et sœurs alors présentés à l’amour du Seigneur étant eux-mêmes d’accord pour être nommés. Des circonstances particulières favorisent et même, d’une certaine façon, « imposent » comme allant de soi qu’une assemblée prie à haute voix pour certains de ses membres (prénoms de chacun/e cités) unis par la réception commune d’un sacrement d’initiation (baptême, première eucharistie, confirmation), du sacrement du mariage, du sacrement de l’onction des malades, d’une ordination, d’une consécration religieuse, ou encore — pourquoi pas ? — unis par un engagement solennel (personnel et commun) motivé par leur foi : oblature, promesse scoute (dans le scoutisme confessionnel chrétien), entrée dans un mouvement ou service d’Église…
Pour en revenir — et conclure — à la nomination (toujours conjointe) du pape et de l’évêque de l’Église particulière, locale, celle-ci est incluse dans toute prière eucharistique (il y en a 4 principales pour toutes circonstances dans l’Église catholique latine) et donc dans le « canon » de la messe. Mais — on l’aura compris — sans qu’il soit besoin que les intéressés fassent l’objet d’une instruction, puis d’un rapport, enfin d’une autorisation préalables du Magistère (le pape en fonction éclairé par des conseillers). Ils sont — osons le dire avec humour ! — « canonisés d’office ». Ils font partie du registre officiel des chrétiens et chrétiennes mentionnés dans chaque « canon », chaque prière eucharistique au titre de leur présente fonction, sans qu’interfère un jugement des autorités ecclésiales… ou du peuple chrétien sur leurs vertus et qualités privées (sainteté personnelle).
1.3. — autre est le cas des chrétiens défunts.
Cette fois, il n’y a pas lieu de distinguer entre le « canon » de la messe et les autres parties de celle-ci. Non plus qu’entre la messe et les autres sacrements ou autres célébrations et offices du culte chrétien, publics comme privés.
a) Tout comme à propos de la prière pour des vivants, toute liberté est laissée aux chrétiens de faire mémoire (« Memento ») nommément en toute circonstance de baptisés trépassés — avec, notamment, ces puissantes et émouvantes introductions dans les prières eucharistiques : « Nos frères et sœurs qui se sont endormis dans l’espérance de la résurrection » (n° 2) ; « qui sont morts dans la paix du Christ » (n° 4). Il est fait mémoire à haute voix de ces frères et sœurs parce qu’ils nous ont quittés « marqués du signe de la foi et (…) dorment dans la paix (…) reposent dans le Christ » (n° 1 = « canon romain »). Encore une fois, voici la grande Famille qui — comme des vivants en ce monde — se souvient de ses membres qui, de leur vivant terrestre, s’étaient déclarés tels. Elle n’en prie pas moins et n’en confie pas moins au Père de toute tendresse tous les autres humains défunts depuis la création de l’homme et de la femme — croyants d’autres religions, agnostiques, athées… ou autres ! —, mais n’en nomme aucun, aucune, ceci pour respecter leur conscience. Toutes les prières eucharistiques en font globalement mémoire… sauf une (la n° 1), étonnant et assez scandaleux passage sous silence, d’autant que cette prière eucharistique est tenue pour la plus ancienne et qu’elle se glorifie d’avoir été créée à Rome, le lieu du martyre de Pierre et Paul.
Bizarrerie théologique : humains décédés baptisés et humains décédés non baptisés et/ou s’étant déclarés, jusqu’à leur mort, non chrétiens n’ont pas droit au même traitement dans la prière d’intercession auprès de Dieu de deux prières eucharistiques :
— prière n° 2 : « Souviens-toi aussi de nos frères et sœurs qui se sont endormis dans l’espérance de la résurrection, et souviens-toi, dans ta miséricorde, de tous les défunts. »
— prière n° 3 : « Pour nos frères et sœurs défunts, et pour tous ceux [et celles ?] qui ont quitté ce monde et trouvent grâce devant toi, nous te prions. »
Pourquoi « réserver » aux non-chrétiens le « besoin » de miséricorde/indulgence divine ?
La prière n° 4 est heureusement équilibrée, qui confesse que Dieu seul sonde les cœurs et les reins, ce qui revient pour l’Église à confesser qu’elle ne saurait discerner à sa place l’accès à son Paradis (cf. la « leçon » universelle donnée par Jésus en Mt 25). « Souviens-toi aussi de ceux qui sont morts dans la paix du Christ, et de tous les défunts dont toi seul connais la foi. »
b) Venons-en à présent aux chrétiens trépassés que, dans les prières eucharistiques, l’Église nomme explicitement « bienheureux » ou « bienheureuses », « saints » ou « saintes ». Ils sont une poignée dans les prières 2, 3 et 4 :
— « la Vierge Marie, la bienheureuse Mère de Dieu »
— « saint Joseph, son époux », un ajout imposé par un pape, FRANCOIS, me semble-t-il
— « les Apôtres » (l’Église entend par là habituellement les Douze + Paul)
— « les martyrs, (saint N). Ce « saint N » étant habituellement plusieurs : les saints « patrons » du diocèse et de l’église ou chapelle où se trouve célébrée l’eucharistie + (si c’est le cas) le saint, la sainte ou les saints fêtés le jour de celle-ci
Ils et elles sont 41 très exactement dans la prière n° 1, dite « canon romain : outre Marie et Joseph, Jean Baptiste ; les Douze (nommément) + Paul ; les 3 premiers successeurs de Simon-Pierre à Rome et 2 plus postérieurs (soit les premiers papes) ; des vierges, diacres, prêtres et évêques martyrs jusque vers l’an 250.
Ici, pour le coup, nous pouvons parler d’hommes et de femmes « canonisés » au sens juridique du terme. Ils sont inclus dans le « canon » de la messe (de toutes les messes, hormis les saints du jour de leur fête liturgique). Ils font partie du registre officiel, public des chrétiens dont la sainteté de vie a été reconnue par les plus hautes autorités de l’Église. À vrai dire, en ce qui concerne la quasi-totalité des chrétiens et chrétiennes dont il est alors fait mémoire (celles et ceux qui ont vécu dans les premiers siècles de l’ère chrétienne), leur canonisation s’est faite par la vox populi, l’assentiment unanime des fidèles, la piété populaire. Ce n’est qu’à partir des XIVe-XVe s. qu’ont été mises en place des commissions chargées de soumettre aux papes la « cause » de croyants présentés à la déclaration solennelle, avec comme deux grades successifs sur un podium : « bienheureux » puis « saints ».
De là l’expression consacrée : élever untel ou une telle sur les autels. Elle signifie de la part de l’Église catholique autoriser juridiquement et spirituellement une dévotion publique envers cette personne après sa mort : la mentionner au cours de la messe, invoquer (aussi bien en privé qu’en public) son secours et son intercession auprès de Dieu, la représenter par une statue, une toile peinte, une image imprimée, un vitrail etc., donner son nom à un lieu de culte, une institution, une rue etc., et publier ses éventuels écrits et sa vie.
c) Enfin, last but non least, n’oublions surtout pas ici un autre grand moment de prière liturgique chrétienne : la litanie des saints. Chaque fois que celle-ci est proclamée, elle est ressentie par l’assemblée comme un moment de ferveur à la fois solennelle et émouvante, et ceci pour au moins deux raisons : elle est rare et elle est prononcée au cours de ces sacrements si « familiaux » que sont la messe annuelle de la Vigile pascale, les ordinations de diacres, prêtres et évêques et le baptême (tous âges confondus). Sa longueur, avouons-le, a de quoi inhiber l’émotion et l’enthousiasme chez certains, en particulier les enfants
(il m’a été rapporté, après mon ordination diaconale, qu’une de mes petites cousines, 9 ans à l’époque, avait vaillamment supporté l’épreuve de patience [pour elle], jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, elle lâchât à sa mère :
— Priez pour nous, priez pour nous… Y en marre, des « priez pour nous » !
L’année suivante, avec la remise de couvert de l’ordination presbytérale, soit elle avait progressé en sagesse, soit elle s’était résignée à prendre de l’âge pour comprendre. Elle ne se tourna pas de nouveau vers sa mère.)
Sûr, c’est long, mais… si l’on est en mesure de se laisser porter par la vague (les vagues, en réalité, comme d’un océan arrivant sur la plage), c’est prenant, c’est beau, c’est magnifique. Pour moi, c’est le moment le plus fort et résolu d’expression de foi historique de l’Église à la fois Famille et Peuple, qui nous prémunit d’une foi avant tout (voire, pire, essentiellement) dogmatique (croire aux vérités qu’une Église atemporelle — ou soi-disant « de toujours » — enseignerait). Je crois en Dieu qui s’est révélé et ne s’impose pas, qui frappe à la porte, à nos portes, et qui patiente jusqu’à la fin des temps parce que la foi des humains s’inscrit dans une histoire, est histoire, et à fois unique et singulière [toi, moi] et communautaire, familiale [nous]. Aussi, entendre égrener — dans une prière invoquant leur foi — un à un (deux dans le cas de couples) je ne sais combien (« quand on aime, on ne compte pas »… mais avec de justes limites de durée !) le nom de ces frères et sœurs dans la même foi et espérance de siècle en siècle, de continent en continent et d’âge en âge (mais avons-nous jamais entendu une fois invoquer l’intercession d’un chrétien ou d’une chrétienne monté/e au ciel enfant ? La canonisation semble bien y faire barrage, pourquoi ? J’y viens), entendre égrener ce chapelet de noms est une authentique force pour tous les disciples de Jésus répandus sur toute la terre. Elle n’est pas rien — loin de là — dans cette augmentation présente, d’année en année, chez nous en France (oui, oui, en France) du nombre des candidats aux sacrements d’initiation chrétienne, enfants, adolescents et adultes baptisés dans nos églises.
Un seul bémol à la clé. Les règles liturgiques en vigueur dans l’Église catholique ne limitent pas le nombre de bienheureux et saints d’une litanie — s’en rapportant ici au bon sens et à l’humanité élémentaires dus aux participants vis-à-vis d’un danger d’indigestion…— ni n’interdisent la mention de tel/le ou tel/le. Il est aussi tout à fait bien venu de mentionner des chrétiens et chrétiennes peu ou pas connus à l’autre bout du monde, mais qui ont compté dans l’histoire religieuse de notre pays, notre province, notre commune ou dont le prénom est celui du candidat au baptême ou de l’ordinand. Il est enfin très juste d’invoquer des tout fraîchement bienheureux et saints. Mais — car il y a un « mais » — aussi « élastique » soit-elle, une litanie ne peut comporter que des noms de « canonisés » (ici, bienheureux et saints sont à la même enseigne), autrement dit de fidèles « élevés sur les autels ».
Et nous voici parvenus là au confluent des deux termes : « canonisation » et « sainteté ». Affinité, relation étroite mais sans identification. Passons donc au second substantif.
2. La sainteté selon la foi et la vie chrétiennes
Petite question : connaissez-vous le nombre total des bienheureux et bienheureuses, saints et saintes de l’Église ? Non, répondrez-vous si vous êtes honnêtes. Aucun moteur de recherche ne vous le fournira. Aucun bureau du Vatican non plus… si les fonctionnaires qui y travaillent sont également honnêtes. Même ceux de la Sacrée Congrégation pour la cause des Saints, pourtant la plus calée a priori sur le sujet. Alors, disons, en gros ? En gros non plus. Pourquoi ?
Il devrait pourtant exister, ce sacré nombre. Car l’Église — experte en sacrées archives de tous genres — ne doit pas manquer de registres, de listings, y compris, cela va de soi, de listes d’attente, voire de listes des « recalés », car il y en a, on le sait. « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite » (Lc 13, 24), avait recommandé Jésus. À croire pourtant que cette fameuse « porte étroite » était large, fort large… au début du moins. Longue et ininterrompue est en effet la liste des papes saints des six premiers siècles de l’Église. Ensuite, c’est une autre affaire. Certes, nous avons toujours eu des Saints-Pères. Nous n’avons même eu que ça. Mais à présent, de nos jours, nous avons des Saints-Pères saints. Nous n’avons même plus que ça. Ou pas loin (de PIE IX à JEAN-PAUL II, soit 159 années de pontificats et 10 papes, 5 élevés sur les autels et 2 en chemin). Il n’empêche : aucune liste exhaustive disponible et consultable des saints et saintes canonisés. Même les listes existantes sont incomplètes, y compris les plus récentes. Ainsi, la reconnaissance — aux temps modernes — qu’ici où là des centaines, voire des milliers de chrétiens ont été massacrés « en haine de la foi » (c’est la formule consacrée) dans tel ou tel pays (ex. : Syrie et Corée au XIXe s.) sans qu’il soit possible d’en dresser une liste nominative empêche de mentionner ces saints martyrs dans le « canon » des messes ou dans une litanie. Seuls sont cités les missionnaires ou religieux européens exécutés avec leurs ouailles indigènes, ce qui est bien regrettable. Il est vrai aussi qu’une statue d’un saint, ça va, mais s’ils sont 103 d’un coup, problème !
a) révélation scripturaire
Mais pour en venir au fond du fond, la véritable raison de cette impossibilité n’est pas là. Elle tient au sens le plus essentiel de ces mots « saint/e » et « sainteté » selon la foi chrétienne. Partons ici de sa source scripturaire : la Bible, Histoire du salut en Jésus Christ.
Une parole d’un psaume me paraît pouvoir être pour nous une boussole fiable et précieuse :
« Dieu, la sainteté est ton chemin ! » (Ps. 76, 14).
La Bible nous donnerait-elle — prophétiquement, bien sûr — le nombre total des saints et saintes que Dieu aurait, de toute éternité, appelés à le devenir et qui y seraient parvenus ? D’aucuns en sont persuadés : les Témoins de Jéhovah, en s’appuyant principalement sur un célèbre passage du Livre de l’Apocalypse :
« Moi, Jean (…) j’entendis le nombre de ceux qui étaient marqués du sceau : ils étaient cent quarante-quatre mille, de toutes les tribus d’Israël. De la tribu de Juda, douze mille marqués du sceau. De la tribu de Roubène, douze mille. De la tribu de Gad, douze mille. De la tribu d’Aser, douze mille. De la tribu de Nephtali, douze mille. De la tribu de Manassé, douze mille. De la tribu de Siméon, douze mille. De la tribu de Lévi, douze mille. De la tribu d’Issakar, douze mille. De la tribu de Zabulon, douze mille. De la tribu de Joseph, douze mille. De la tribu de Benjamin, douze mille marqués du sceau » (Ap 7, 4-8).
Voilà qui est net et sans bavures, n’est-ce pas ? Douze fois douze mille, ça donne bien cent quarante-quatre mille, il n’y a rien à redire, sauf si… s’il s’agit d’un nombre à valeur symbolique et non pas arithmétique. Or c’est le cas ici, pour deux motifs.
D’une part l’Écriture, dans certains de ses livres, emploie une symbolique des chiffres et des nombres qui est une manière de parler, de faire comprendre des réalités divines, pas comptables. Pensons aux 7 « jours » de la Création, aux 40 « jours » du Déluge et 40 « années » de l’Exode. Le chiffre 12 signifie une plénitude dans l’ordre de la création visible (ainsi, les 12 mois de l’année). La multiplication de 12 000 par 12 produit un chiffre qui signifie la plénitude absolue du peuple du Seigneur.
D’autre part — et ici quant au texte même du Livre de l’Apocalypse — la suite du récit de la révélation divine que Jean reçut et rapporte dit ceci :
« Après cela, j’ai vu : et voici une foule immense, que nul ne pouvait dénombrer, une foule de toutes nations, tribus, peuples et langues. Ils se tenaient debout devant le Trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches, avec des palmes à la main (…)
Ceux-là viennent de la grande épreuve ; ils ont lavé leurs robes, il les ont blanchies par le sang de l’Agneau » (Ap 7,9.14).
Ainsi, après un chiffre et nombre symbolique, voici le « nombre innombrable ». À mon sens, nous avons là une double catéchèse sur la sainteté, qui s’ajoute à la référence historique de l’Alliance (Israël, première Alliance ; tous les autres peuples, entrés après et avec Israël dans l’Alliance nouvelle). La sainteté est (première vision) le projet, la volonté et le désir de Dieu pour chaque être humain, ajustée à lui/elle dans son ajustement unique et singulier au Seul Juste et Saint ; elle est tout autant et indissociablement (seconde vision) la récapitulation de l’humanité sauvée dans et par l’amour divin pleinement réalisé et récapitulé en Jésus Christ, le Fils de l’homme qui est l’Homme parfait.
Une chose peut nous intriguer : la vision de Jean évoque un « sceau » :
« Je vis un autre ange monter de l’Orient. Il tenait le sceau du Dieu vivant (…) Et j’entendis le nombre de ceux qui étaient marqués du sceau… » (Ap 7, 2a.4a)
Le sceau est comme une marque pour « qui est à Dieu », unique comme Dieu est l’Unique et à donner à chacun et chacune d’une manière unique, image reprise de la « marque sur le front » que — selon une vision reçue par le prophète Ézéchiel (Ez 9, 3-4) — un serviteur du Seigneur inscrira « sur le front des hommes qui gémissent et se plaignent à cause de toutes les abominations qui se commettent au milieu de [Jérusalem] ». L’image a été introduite dans le vocabulaire chrétien pour désigner le baptême : le sacrement imprime en quelque sorte dans les nouveaux baptisés leur dignité de « nés de Dieu » (Jn 1, 13b) que rien ne pourra leur ôter. Cependant, le sacrement n’est pas un acte magique : il revient à cette dignité baptismale d’être mise en œuvre par la charité quotidienne : amour du Seigneur, de soi-même et de son prochain.
b) Jésus, le Seul Saint, Chemin de toute sainteté
Jésus Christ réalise dans sa personne et dans sa vie jusqu’à l’extrême de cet amour la véritable sainteté, qui est « de Dieu ». Une analogie nous éclairera ici. Les Pharisiens étaient persuadés d’être « des justes », les autres n’étant à leurs yeux que des pécheurs parce qu’ils n’observaient pas la Loi, ou très imparfaitement. Jésus se désole pour eux en disant : « Je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs pour la conversion » (Lc 5, 32). Veut-il dire par là que les pharisiens sont de parfaits justes devant le Seul Juste… et Seul Juge ? Non. Si Dieu seul est Juste, aucun être humain ne l’est sur terre et, cependant, par grâce du Juste et Juge, peut apprendre à grandir en justice.
De même pour la sainteté, dirais-je. « Je ne suis pas venu pour les saints, mais pour les pécheurs. » Où sont les justes ? Où sont les saints et les saintes ? Là où sont les pécheurs, terme qui n’est pas identique à « mauvais sujets », « délinquants », « criminels » etc. car il est un mot de la foi. Qu’on se reconnaisse comme commettant le mal ou que ce soit la justice des hommes qui vous confonde comme tel, nul ne peut être pécheur à son insu ou être confondu comme tel par ses frères et sœurs chrétiens. On le devient par la confession simultanée de ses manquements à l’amour et de l’amour du Père qui veut le salut de son enfant « et qu’il vive » (Ez 18, 23). On le devient non comme si c’était un statut à viser et auquel se hisser. On le devient tout au contraire en consentant à s’abaisser pour être élevé à travers conversion, pardon et amour.
Tel est le chemin de la sainteté chrétienne, à ne pas réduire à la sainteté « des chrétiens ». Il n’en est pas d’autre. Sainteté dans et par Jésus, le Seul Saint, comme nous le proclamons à chaque Gloria. Tel est donc aussi le chemin de sainteté de l’Église. Plus elle se reconnaît pécheresse, plus la Famille peut grandir en sainteté.
c) du droit et de la règle (canonisation) à la vie (sainteté des pécheurs « en route »)
Nous voici dès lors loin des procès de canonisation. Nous avons vu quel est le sens et la fonction de ces listes de bienheureux (premier stade de proclamation) et saints ou saintes (second et ultime). L’Église autorise et promeut en quelque sorte la « publicité » de ces quelques milliers de chrétiens et chrétiennes dont les prénoms et noms figurent dans les livres de prière, les missels et autres ouvrages liturgiques (comme les agendas annuels) pour les offrir en exemples. Ces canonisations (rappelons-le : post mortem) ont été obtenues par leurs postulateurs ou postulatrices (nom convenu des requérants officiels) au bout de longs (et coûteux) procès ou (certains) très vite sur pression de l’opinion : « Santo subito ! » fut une réclamation plus ou moins populaire d’admirateurs et admiratrices du pape JEAN-PAUL II dès le soir de son décès. L’éclairage que j’espère avoir apporté nous fait comprendre que la bonne traduction de ce cri en italien — au moment où il fut lancé — est : « Canonisé tout de suite ! » et non pas : « Tout de suite saint ! »
Les canonisations relèveront toujours plus ou moins d’opportunités et de motifs et calculs humains, heureux ou malheureux pour la suite. Et puis, nous avons nos préférés, question d’affinités de caractère et de trajectoire humaine. Je ne peux m’empêcher de sourire et même de rire avec indulgence de l’anecdote suivante. C’était le 12 mars 1622 à Rome. Ce jour-là, le pape allait solennellement canoniser cinq bienheureux : 4 ayant vécu au XVIe s. — François-Xavier, Ignace de Loyola, Thérèse d’Avila, Philippe Néri — et 1 au XIe s. (Isidore dit « le Laboureur »). Tous nés en Espagne, sauf Filippo, romain pur jus. Par les strade de la Ville allaient fonçant vers la place saint-Pierre des gamins des rues tellement « fans » de ce prêtre qui s’était notamment dévoué pour la jeunesse romaine en danger de mal tourner qu’ils en apostrophaient d’autres tout au long de leur course : — Venez avec nous : le pape va canoniser un saint et quatre espagnols !
Les chemins de la canonisation sont parfois impénétrables. Et il y a des échecs, des recalés à l’examen sans que leurs juges (forcément romains, centralisme, quand tu nous tiens…) se sentent tenus de fournir des explications. Les chemins de la sainteté sont ouverts dès la naissance terrestre, eux, tandis que vous devez être trépassé/e pour commencer de prétendre à une bonne place (« Mourez, je fais le reste », aurait dit ce religieux français que j’ai connu à Rome quand il travaillait à la Sacrée Congrégation pour la cause des Saints). C’est ici et maintenant, la sainteté chrétienne. Sa route : Jésus de Nazareth, car « Dieu, la sainteté est ton Chemin ! » (Ps. 76, 14).
En guise de conclusion
Une fois l’an, une célébration très joyeuse — normalement ! — rassemble les chrétiens catholiques dans une même ferveur, qui s’appelle « la Toussaint ». Un féminin singulier et un… singulier féminin ! Oui, au fait, pourquoi pas « le » ? Ayons d’abord à l’esprit qu’il s’agit ici de genre grammatical. Mais voyons que la même appellation vaut pour la plupart des autres solennités liturgiques chrétiennes : la Pentecôte, la Saint-Jean, la Chandeleur… « Les Rameaux » ? Logique puisque devant un nom au pluriel. « Pâques » (un originel pluriel en christianisme) a supplanté « la Pâque » (de source juive), mais cela se dit aussi (« c’est la Pâque du Seigneur » ressuscité !), et c’est très bien. Seul « Noël » a triomphé totalement de « la Noël », appellation sinon originelle, du moins qui a eu longtemps cours, et dont je verrais avec bonheur (par-delà le côté vieillot) que les chrétiens francophones en relèvent l’usage, ne serait-ce que pour distinguer la fête religieuse de ses dérives profanes et commerciales…
La Toussaint, la Pentecôte, etc. Je pense aussitôt (réflexe mental) : « laFête », et cela suffit à me combler. Mais que fête au juste l’Église à « la Toussaint » ? Singulier singulier, pour le coup, car nous y fêtons tous les saints et saintes. Vraiment tous et toutes ? Voici l’oraison d’ouverture de la messe :
« Dieu éternel et tout-puissant, tu nous donnes de célébrer dans une même fête la gloire de tous les saints ; puisqu’une telle multitude intercède pour nous, accorde-nous ce que nous désirons : l’abondance de ta miséricorde. Par Jésus.. » etc.
Nous comprenons : tous ceux et toutes celles de nos frères et sœurs qui sont déjà « au ciel ». C’est en effet ce que confesse et proclame la Préface :
« Tu nous donnes de célébrer aujourd’hui la cité du ciel, notre mère la Jérusalem d’en-haut : c’est là que nos frères [et sœurs ?] les saints, déjà rassemblés, chantent sans fin ta louange (…) glorifiés (…) enfants de l’Église… »
… les mêmes dont la Prière sur les offrandes vient d’affirmer qu’« ils sont déjà dans la paix de l’immortalité ». Pas de doute : l’Église nous désigne ceux et celles de ses « enfants » qu’elle a désignés un jour du temps terrestre et désigne depuis au fil du même temps comme saints et saintes : les canonisés et canonisées. Gardons cependant à l’esprit et au cœur, portés par la même foi, que l’Église canonise et le Seigneur sanctifie. Elle n’a, à ma connaissance, jamais canonisé Jésus de Nazareth, et c’est très bien, non ? Et Marie sa mère ? L’avez-vous remarqué ? Tout juste béatifiée dans le « canon » des messes : « la bienheureuse Vierge Marie… », quand son mari, Joseph, l’est, lui, expressément : « saint Joseph son époux… » Nous nous rattrapons cependant dans le Je vous salue, Marie :
« Sainte Marie, Mère de Dieu. »
Et c’est très bien aussi. J’y vois un mouvement de la foi populaire bien plus que le résultat d’une enquête canonique (eh oui, c’est le terme règlementaire !) menée par des théologiens patentés. Tandis qu’il s’est révélé indispensable que l’Église hiérarchique monte au créneau et se prononce solennellement (au concile d’Éphèse, 431) pour confirmer le sensus fidelium du peuple chrétien : « Marie Mère de Dieu » (en grec : « Théotokos », Qeotokos) parce que le refus de ce titre à la piété populaire (par le patriarche de Constantinople en personne) revenait à refuser au Fils de Dieu l’union intime, historique et définitive de sa divinité à la nature humaine offerte en sa chair par une femme de Galilée « pour nous, les humains, et pour notre salut » (Credo).
« Dieu, la sainteté est ton Chemin ! » (Ps. 76, 14), et non les canonisations, aussi opportunes, utiles et justifiées soient-elles. Voilà pourquoi, tout bien pesé, je pense qu’il vaut mieux continuer d’employer le mot « canonisation » — tout « technique » et juridique qu’il apparaisse — précisément parce qu’il l’est et que c’est sa fonction de l’être. La sanctification, elle, ne peut être que l’œuvre de Dieu seul, l’Esprit Saint inspirant au cœur de la conscience libre des humains leur sanctification de pécheurs.
Puissions-nous ainsi célébrer chaque année la fête de Toussaint plus amplement que comme commémoration des canonisés individuels ou en masses d’anonymes : comme célébration d’action de grâces pour les innombrables milliards d’êtres humains qui, depuis l’orée de l’humanité, ont vécu et vivent une sainteté dans l’amour et par lui, et — pour ceux et celles d’entre eux qui en ont accueilli le secret et le mystère dans la foi, l’amour et l’espérance chrétiennes — en ont témoigné et en témoignent « maintenant et à l’heure du Passage » !