C’est Paris qui pourrit

Éliette Abécassis, La Croix du 21 mars 2023

Ce monstre qui grandit chaque jour, cette vipère que nous nourrissons en notre sein, que nous gavons de nos consommations et que nous farcissons de nos consumations, ce Léviathan formé de l’agrégat de mille débris, ce Loch Ness venu du néant de nos vies effrénées dont nous visualisons pour la première fois les effets, les conséquences et l’immensité, ce Minotaure dévorateur de chairs nouvelles, jamais rassasié, jamais content, surgi du labyrinthe putride que sont les rues et les ruelles, les boulevards et les avenues, enterrés sous les tonnes d’immondices, entartrés, engraissés et abreuvés d’huile et d’eau rance, c’est Paris.

C’est Paris ce carnage, c’est Paris qu’on saccage, c’est Paris immonde et crasseux, c’est Paris qui se nourrit et qui en crève, qui croule sous les sacs remplis à ras bord, accumulés comme des friandises multicolores et dégoûtantes qui jaillissent des boîtes, débitées par des conteneurs qui regorgent d’avaries, de sachets, de gobelets, de cartons, de bouteilles, de moitiés de victuailles, de pots de yaourt, d’emballages et déballages de reliefs de repas arrosés de trop de vin, trop de bière, trop de jus, trop de lait, trop de canettes. C’est Paris qui s’encanaille, qui s’envenime et se faisande, c’est Paris qui se torche de breuvages glissés dans les interstices des restes de la vie quotidienne, mélanges de plastique, de vieux trucs, de boîtes, d’épluchures, de peaux, de moisissures, de pourriture, de tout et de rien.

C’est Paris qui crache, qui éructe, asphyxié par les relents des repas mal digérés, c’est Paris qui vomit, qui se déverse, qui régurgite, et qui rote, qui sanglote et qui larmoie sous les gouttes de pluie qui viennent faire macérer l’infecte mixture de ces mets digérés par les poubelles éventrées, qui font leurs besoins après une accélération digestive, une vraie diarrhée, puis se calfeutre derrière les fenêtres après avoir zigzagué sur les restes d’un vieux saucisson.

C’est un Paris perdu, entre les éboueurs, entre les élus, dont le symbole devient plus évident de jour en jour, grotesque, pataphysique : cette ville n’est plus une ville mais une immense décharge. C’est Paris jaune, c’est Paris vert, qui à peine sorti de l’hiver se prépare à un printemps d’hiver, c’est Paris qui pue, qui empeste, qui exhale des odeurs d’égouts, de sang séché, de crevettes et de lards macérés dans leur jus toxique, c’est du pus, des miasmes et des exhalaisons pestilentielles, qui se contaminent de vermine dégoulinante aux senteurs putrides, de viandes faisandées, de légumes calcinés, de coquilles d’œuf, de fins de repas, tout ce qui se jette sur les trottoirs noirs et infâmes à côté des crottes de chien laissées là par les Parisiens, pourquoi ramasser puisque l’on ne peut pas jeter, pourquoi ne pas tout simplement faire tous ses besoins dehors puisque dehors c’est un bouge, un taudis, une souillure, un cimetière de déchets.

Et la nuit lorsque les gens dorment après avoir débarrassé encore un sac, encore un carton, encore une tonne, les poubelles s’animent soudain, elles se réveillent, elles frissonnent, elles s’échappent, elles s’écharpent, elles se déchirent, elles s’entrouvrent et se déroulent, se dévoilent en mille nuances de gris, de fourrures et de petites dents qui grignotent, de petites pattes qui gigotent, de petits corps qui se remplissent et s’engraissent, pour faire la fête et les emplettes, il y a tant de provisions qu’ils s’en donnent à cœur joie, il y a de quoi manger et boire jusqu’à plus soif, entre les repas des semaines passées, les fruits pourris, les arêtes de poissons et les viandes en sauce, les tas et les tas de mets périmés, les fonds de bouteille pour arroser cette fête des voisins où les habitants du quartier, du grand quartier des égouts, des bas-fonds et des souterrains, viennent partager ce festin offert par la ville, la Maire, et le gouvernement : chacun a apporté sa contribution, et déposé devant sa porte ce qu’il a acheté, cuisiné et préparé, pour se l’offrir entre hommes et animaux, le lien est rétabli, la paix sociale s’est faite, avec nos amis les rats, les souris, les cafards et les scarabées, les mouches et les araignées.

C’est le Paris d’en dessous qui revient vers le haut, tout décidé à vivre ensemble, uni pour le meilleur et pour le pire, dans cette décharge géante, dans cette ville infernale, démoniaque, orgiaque, née de notre gouvernance, notre affolante incompétence, notre insignifiance, c’est Paris qui pourrit.