L’islamisme est aujourd’hui un défi idéologique pour le monde entier. Il est capable de nuire par la pratique de la violence à différentes échelles, et d’intimider, semant la terreur à travers une guerre qui est aussi psychologique.
Article paru dans le BULLETIN DE L’ŒUVRE D’ORIENT N° 815 – AVRIL – MAI- JUIN 2024.
Docteur en philosophie et théologie, Antoine Fleyfel est professeur affilié à l’Université St-Joseph de Beyrouth, et directeur de l’Institut Chrétiens d’Orient. Il a fondé la collection Pensée religieuse et philosophique arabe qu’il dirige à L’Harmattan.
Les chrétiens d’Orient connaissent bien les épisodes de violence liés à une conception dure de l’islam, depuis son aube. Ces pages se versent néanmoins sur l’époque récente et examinent des conceptions et des faits pour montrer le problème que pose l’islamisme pour les chrétiens d’Orient. Leur cas est original, car ils sont indigènes minoritaires dans des pays à majorité musulmane. Ce n’est pas ainsi qu’est vécu le problème en Occident. Être conscient des nuances qui existent dans les rapports avec l’islamisme éclaire.
L’islamisme, un concept complexe et polymorphe
Il n’y a pas que l’expression« chrétiens d’Orient » qui est complexe et amphibologique. C’est aussi le cas du terme « islamisme » qui mérite examen. Il est communément reçu comme l’expression d’une violence terroriste commise au nom de l’islam. Mais, dans un cadre historique et idéologique, il est une réalité très complexe, ayant certains fondements communs traversés néanmoins par des contradictions et des rivalités parfois meurtrières. Définissons-le dans ce premier point et relevons les nuances.
Même si les passions qui se déchaînent actuellement autour de l’islamisme veulent le faire correspondre avec l’islam, il faut distinguer les deux. Car si ce dernier concerne une religion avec tout ce qu’elle peut contenir de traditionnel, mystique, rationnel ou violent, l’islamisme est une idéologie politique qui émerge au XIX s. comme beaucoup d’autres, le socialisme, le communisme ou n’importe quelle autre forme de nationalisme. Le suffixe -isme indique la nature politique revendicatrice du courant qui possède ses propres normes herméneutiques inscrites dans les problématiques de la modernité et de son rejet. Si l’islam comme religion contient des éléments objectifs et centraux de gouvernance politique, l’islamisme possède un caractère totalisant qui veut gérer l’ensemble de la vie dans la société, de la politique, à l’économie, intimes des individus. Il est un rejet de l’État moderne tel que le propose l’Occident avec ses valeurs, considérées comme contraires à celle du Coran.
Les différents islamismes
Il faut distinguer trois sortes d’islamismes.
De nature piétiste, un islamisme missionnaire se fonde sur la transformation par le bas, à travers l’exemple et la prédication. Il ne se mêle généralement pas de politique et vise une rigueur religieuse, éthique et morale qui finirait par changer la société.
De nature activiste, un islamisme politique vise le pouvoir pour transformer la société par le haut, par la force. Il peut se décliner en plusieurs versions. L’un des exemples les plus connus dans le sunnisme* sont les Frères Musulmans, et dans le chiisme, la révolution islamique de l’imam Khomeini.
De nature terroriste, un islamisme jihadiste provoque le changement par la violence. C’est le cas d’Al-Qaïda par exemple, de Daech, ou de certaines organisations d’obédience frériste. Mais quel que soit le moyen, le but ultime est l’établissement d’un État islamique fondé sur la charia. Mais même sur ce plan, les conceptions varient. Ces trois courants dans toutes leurs variétés peuvent s’influencer et se rejeter, s’entremêler ou se dissocier, faire cause commune ou s’entretuer. Quand il est sunnite, l’islamisme s’inspire fortement de trois figures clefs au XX siècle.
L’Égyptien Hassan al-Banna (1906-1949), fondateur des Frères musulmans en 1928, qui a comme l’un des objectifs majeurs la restauration du califat abrogé par Atatürk trois ans plus tôt, et la libération de l’Égypte des Anglais. Le Pakistanais Al-Maududi (1903-1979), fondateur du Jamaat-i-Islami en 1941 dans les Indes britanniques, prônant le jihad pour se libérer des Anglais et créer un État islamique. L’Égyptien Sayyid Qutb (1906- 1966), l’idéologue des Frères musulmans, conceptualise le djihadisme violent et partage les conceptions politiques de Banna et de Maududi.
Parlons de ces principes.
- À Allah seul appartient la Seigneurie. C’est lui qui gouverne et légifère dans le monde à travers la Charia et la Umma. Projet politique et profession de foi se confondent et rejettent tout autre système politique, quel qu’il soit : démocratique, dictatorial, à majorité musulmane numérique, socialiste, nationaliste (y compris le nationalisme arabe) ou autre.
- La fidélité doit uniquement être à l’islam et à aucun autre principe humain, politique, philosophique ou social.
- L’islam, en tant que doctrine, loi et mode de vie, est universel. Il est applicable en tout temps et tout lieu sans modification.
- L’ignorance (jahiliyya). Le monde actuel vit dans une nouvelle jahiliyya, qui consiste en des formes de gouvernements qui ne se fondent pas sur la Seigneurie d’Allah. Les vrais musulmans doivent émigrer et rejoindre le lieu où le véritable État islamique se trouve.
- Le Takfir, fait de désigner l’autre comme mécréant. L’autre est tout ce qui est dissemblant, notamment les régimes arabes qui ne seraient pas fidèles à l’islam dans leur gouvernance. La mécréance de ce monde appelle au jihad et à la création d’un conflit permanent, en tout temps et en tout lieu, sans aucune trêve, jusqu’à la victoire.
- Le rétablissement du califat par la force du jihad armé.
Force est de constater que Daech réalise ces principes lors de l’établissement de son« califat» en Irak et en Syrie en 2014 et jusqu’à sa défaite. Le drapeau palestinien est brûlé pour dire qu’il n’existe qu’une seule cause, celle de l’islam ; un seul modèle social est appliqué dans les terres du « califat », sans même tenir compte de la grande variété de modes de vie dans l’islam ; des milliers d’Occidentaux « émigrent » en Irak et en Syrie et brûlent leurs passeports devant les caméras; le jihad armé commet des massacres contre les « mécréants », parmi lesquels les chiites, ennemis par excellence, et les yézidis. Le « califat » est rétabli par la force.
Quand il est chiite, l’islamisme se réfère à la figure majeure de Rouhollah Khomeini (1902-1979), qui connaît bien les personnalités sunnites citées supra et qui s’en inspire, tout en inspirant par la suite l’islamisme sunnite par sa révolution en 1979. L’imam Khomeini incarne une vision islamique révolutionnaire qui fonde une théocratie en incluant des éléments de la modernité, dont la forme républicaine. Son régime théocratique inclut les minorités chrétiennes et juives et les représente dans le parlement. Ce qui n’est pas le cas de la théocratie voisine, l’Arabie Saoudite, qui ne reconnaît sur son territoire aucune autre religion que l’islam.
Les principes de l’islamisme chiite se trouvent dans l’ouvrage principal de Khomeini, Velayat-e Faqih, où il expose sa doctrine de gouvernement islamique qui se démarque des principes du « califat » prôné par les sunnites. L’idée centrale est que l’autorité politique et juridique revient au faqih, le jurisconsulte religieux, dans l’attente du retour de l’imam caché1. Le faqih est le guide de la révolution islamique. Il a comme rôle de créer une gouvernance fondée sur les principes de l’islam et de les appliquer dans toute la société. Son autorité vient de Dieu, il doit défendre l’islam et résister contre l’oppression. De nombreuses factions chiites armées adhèrent à cette idéologie, dont le Hezbollah* libanais.
Les islamismes sunnites et chiites partagent un point fondamental, celui de baser la gouvernance sur la charia comme vision totale de la société. Cependant, même si la force joue un rôle incontournable, leurs manières de concevoir les moyens et la réalisation diffèrent, voire la relation à l’autre qui est loin d’être tellement radicale chez les islamistes chiites, histoire et traditions propres obligent.
Ce bref exposé de l’islamisme en donne une idée et souligne sa diversité. Notons néanmoins qu’il est indicatif et sommaire, et qu’il évite des complications non nécessaires aux besoins de cet écrit.
Une incompatibilité de fond
Ce qui est exposé supra, les chrétiens d’Orient le connaissent bien. Ils côtoient depuis toujours les Frères musulmans, les salafistes, les wahhabites, le Hezbollah, la révolution iranienne, Al-Qaïda, le Hamas et bien d’autres. Ils partagent le même espace ou celui d’à côté. Le rapport qu’ils ont avec ces différents islamismes varient de la violence (Daech, Al-Qaïda), à l’alliance (Hezbollah, Arabie Saoudite) en passant par différentes interactions avec les branches des Frères musulmans, dont le Hamas. Mais avant de nous verser dans quelques exemples historiques, parlons d’une incompatibilité de fond.
Il va de soi que les formes les plus violentes de l’islamisme sont incompatibles avec la présence des chrétiens d’Orient, et de toute autre altérité d’ailleurs. Cependant, dans l’essence de l’islamisme se trouve l’idée de fonder la société sur les principes de la charia islamique considérée comme un tout. Ce principe rentre en contradiction profonde avec la revendication politique par excellence des chrétiens d’Orient depuis le XIX siècle, la citoyenneté, ou pour le dire dans leur langage : « Légalité avec les musulmans ». Les chrétiens d’Orient cherchent par beaucoup de moyens à la réaliser: à travers l’appui des puissances «protectrices » au XIX s. ottoman, et en s’impliquant dans la création des nouvelles réalités politiques du Proche-Orient moderne au XX s. Ils s’engagent dans les différents nationalismes et luttes, et subissent, comme leurs compatriotes les conséquences des guerres, dont celles dues au conflit israélo-palestinien. Quelles que soient les conditions, ils cherchent l’égalité avec leurs partenaires de vie, et l’islamisme contredit l’essence de leur aspiration citoyenne depuis deux siècles. À cette incompatibilité de fond se rajoute une autre, celle de la nature totalitaire d’un gouvernement islamique. Celui-ci est contradictoire avec la liberté de religion et les libertés personnelles auxquelles aspirent les chrétiens d’Orient, et qui se traduisent par des régimes démocratiques, laïcs et pluralistes, avec les principes contenus dans la Déclaration universelle des droits de l’homme qui reconnaît, entre autres, la liberté de conscience. À chacun son idéal ! Quant à la modernité, ils y adhèrent depuis qu’elle s’est manifestée en Orient, s’y inscrivant à travers la littérature, la philosophie, l’action politique et sociale, l’éducation et tous les domaines de la société. Le rejet de la modernité étant l’apanage de bien des islamismes.
Il serait possible d’en dire beaucoup plus, mais examinons maintenant les rapports complexes qui existent sur le terrain entre les chrétiens d’Orient et les islamismes.
Une triste réalité
Ce qui vient d’emblée à l’esprit en pensant la question, ce sont les persécutions et les violences vécues par les chrétiens d’Orient. Cela n’est qu’un aspect de la chose. Face à l’islamisme sunnite, prenons deux exemples qui illustrent deux types de contraintes.
La première est d’ordre social et politique et concerne surtout les Frères musulmans, dont la stratégie consiste à se saisir progressivement du pouvoir dans le but de le transformer et de le fonder sur la charia. En 1950, lors de la rédaction de la première Constitution syrienne de l’indépendance, ils causèrent beaucoup de troubles pour octroyer à l’islam une place centrale. Face à la résistance des chrétiens, qui représentent encore un poids politique à l’époque, un compromis est trouvé : sans être la religion de l’État, l’islam est celle du président de la République. Et si la «jurisprudence islamique » est reconnue comme la source principale de la législation, les droits des minorités sont garantis. En revanche, en Égypte, les chrétiens n’ont pas pu faire face aux velléités des Frères musulmans.
Après la Guerre du Kippour en 1973, Anouar al-Sadate entame un processus de paix avec Israël sous l’égide des ÉtatsUnis qui culmine avec les accords de Camp-David (1979). Le président égyptien, qui pactise avec Israël et lui rend même visite, fait des concessions pour calmer l’ire des Frères musulmans. Il amende la Constitution en 1980 faisant de la charia la source de la législation, ce qui n’était pas le cas auparavant. Alors que les chrétiens d’Égypte se sentent pleinement citoyens depuis les mesures modernisatrices du règne de Mehmet Ali (1805-1848), ils se considèrent désormais relégués à une sous-citoyenneté. Le pape Shénouda III, chef de l’Église copte orthodoxe proteste, ce qui lui vaut un exil de cinq ans dans le couvent de N atroun. Si les chrétiens d’Égypte vivent aujourd’hui dans un contexte de neutralisation des Frères musulmans et d’un régime plus favorable sous la gouvernance dure de Sissi, ils n’oublient pas l’épisode frériste du Président Morsi en 2012, qui a témoigné d’une politique agressive pour l’islamisation de l’État. La deuxième contrainte relève de la violence physique. Le monde entier a témoigné des violences pratiquées par les jihadistes en Irak et en Syrie, et de manière plus parcellaire au Liban et en Égypte. Parmi plusieurs populations victimes, les chrétiens vivent une expérience traumatisante avec l’État islamique ou Al-Qaïda et ses avatars, d’autant plus que cela a ravivé la mémoire des génocides du début du XX siècle. Devoir fuir la Plaine de Ninive et la ville de Qaraqosh en Irak, ou voir la ville syrienne et très chrétienne de Maaloula prise par les, combattants d’al-Nosra, souligne, dans les faits, l’incompatibilité radicale entre les chrétiens d’Orient et les jihadistes.
Des nuances
Ces deux types de contrainte ne sont pas exclusifs et ne résument pas le rapport des chrétiens d’Orient à l’islamisme, car celui-ci peut aussi prendre la forme d’alliances.
Dans leurs versions les plus basiques et factuelles, ces alliances sont ponctuelles voire éphémères, ne revêtant qu’un caractère calculateur. Cela concerne notamment l’inscription de candidats chrétiens aux élections législatives sur moment où elle s’effectue en 2006. Cette alliance se présente comme le moyen d’une cohésion nationale entre les chrétiens et les musulmans, dans l’intérêt propre du Liban. Elle donne au Hezbollah qui présente à l’époque son action comme transconfessionnelle une couverture chrétienne majeure. Elle permet quelques années plus tard à Aoun d’accéder à la présidence. En 2024, cette alliance est très fragile, on dirait qu’elle vacille. Pour cause, la participation du Hezbollah dans la guerre en Syrie et dans la région, compromettant aux yeux de beaucoup sa libanisation supposée. Mais aussi le soutien au rival du parti de Aoun, Souleiman Frangié, que le parti de Dieu souhaite voir président. En tout cas, quelle que soit la lecture qu’on effectue de cette alliance, elle a lieu.
Quels chemins ?
Cette lecture rapide des rapports entre chrétiens d’Orient et islamisme révèle beaucoup de complexité, et montre à quel point ces chrétiens font face à un problème qui est désormais mondialisé et qui n’a de cesse d’inquiéter, en Orient, en Occident et à l’Est.
Cependant, au Proche-Orient, le contact avec l’islamisme est beaucoup plus étroit et direct, il revêt des aspects très variés et parfois insoupçonnés. Cela fait partie de l’originalité de l’expérience des chrétiens d’Orient qui connaissent cette réalité de très près, et qui vivent aussi, dans leur histoire, des rapports autres que violents et conflictuels avec l’islam. En témoigne le nombre d’actions communes entre les chrétiens et les musulmans, ceux-ci qui sont parfois amis, familles, voisins, collègues de travail, membres d’un même bord ou parti politique.
Les chrétiens d’Orient peuvent mettre à contribution, dans le contexte actuel compliqué, leurs expériences de l’islam et de l’islamisme, pour aider à discerner et à penser à des solutions. Ils doivent sans doute aider à faire la distinction entre les deux, et rappeler que les premières victimes de l’islamisme sont les musulmans eux-mêmes. Ils peuvent aussi incarner l’amour auquel les appelle le Maître, et rejeter tous les discours de haine qui sont actuellement monnaie courante. Toute forme de détestation est inacceptable, d’autant plus que tous les peuples du Proche-Orient sont victimes d’un fanatisme religieux ou d’un autre. Et dans tous les cas, les humains sont tués, les cultures défigurées et les religions perverties.