Contre le fanatisme, remettons la religion dans le débat public

Frère Adrien Candiard Dominicain et islamologue (1) Pour le frère Adrien Candiard, la laïcité a eu le tort de sortir la religion du cercle de la raison commune, et donc de transformer une opinion en identité. Il est urgent selon lui de réintégrer les sujets religieux parmi ceux dont on peut débattre.

L’assassin du professeur d’histoire-géographie à Conflans-Sainte-Honorine est-il ce qu’on peut appeler un fanatique ?

Frère Adrien Candiard : Ce nouvel attentat monstrueux souligne en tout cas que notre approche habituelle du fanatisme ne fonctionne pas. Nous sommes en échec. Nous avons l’habitude de considérer que le fanatisme est un excès de religion qui se résoudra de soi-même si l’on fait disparaître la religion de l’espace public. Cette approche a pu produire des résultats mais elle ne marche plus depuis trente ans. Ce n’est pas en essayant de ne plus parler de religion, et donc de se donner les moyens de comprendre le phénomène, qu’on le fera disparaître. Au contraire, il faut prendre au sérieux la dimension religieuse du fanatisme.

On voit des commentaires reprochant au professeur d’avoir montré des caricatures du prophète de l’islam…

F. A. C. : Quand on fait sortir la religion du débat public, alors elle n’est plus soumise à la critique. On transforme une opinion en une identité qui devient sacralisée et finalement indiscutable. La logique de la laïcité a abouti à cela : à respecter les religions dans leur coin, sans plus en discuter.

On se trompe ! La religion est d’abord une opinion et elle peut donc être discutée. Aucun croyant ne peut sommer quiconque de respecter en bloc sa religion comme un bloc sacré et indiscutable. Que cet assassinat ait visé un professeur d’histoire-géographie après un cours comme celui-ci est tragique car c’est justement par là qu’il faut remettre la religion dans le cercle de la raison commune. Il faut que la religion y retourne et fasse partie, comme beaucoup d’autres sujets même difficiles, de ceux dont on peut débattre.

On peut donc, même lorsque l’on n’est pas musulman comme Emmanuel Macron, penser ou dire qu’il existe « une crise dans l’islam » et que ce fanatisme en est un symptôme ?

F. A. C. : Le président de la République a sans doute mal mesuré le degré d’exaspération d’une partie de l’opinion musulmane, qui se sent constamment stigmatisée, montrée du doigt, mise en accusation par une partie des médias et des responsables politiques. Cette situation de tension donne un poids particulier à sa parole d’autorité. En faisant ce constat qui n’a rien de très original, il a semblé se poser en donneur de leçons.

La tradition musulmane prescrit-elle le droit à « venger » Dieu ou son prophète ?

F. A. C. : Le comportement de l’assassin est évidemment fanatique : considérer qu’il existe quelque chose de plus sacré que le respect de la vie humaine relève du fanatisme. Et puis, prétendre « venger Dieu » est une manière de le réduire à bien peu de chose. Elle relève d’une vision de Dieu tellement étriquée qu’elle n’a rien à voir avec Dieu et beaucoup plus avec une identité offensée dès lors que l’on « offense l’islam ». Cela revient à remplacer Dieu par soi-même en sacralisant sa propre identité, en absolutisant sa propre susceptibilité.

Quant à la tradition musulmane, même les règles du droit islamique les plus médiévales et les plus intransigeantes supposent un système judiciaire pour décider d’une punition. Aucune version de la loi islamique n’appelle à la décapitation en pleine rue ! En réalité, ce sont des courants musulmans très contemporains qui transforment une obligation pesant traditionnellement sur l’État en obligation individuelle. On ne peut donc pas dire que le meurtrier a fait ce que la tradition musulmane lui demande de faire.

Quelle est la bonne posture face à un fanatique ?

F. A. C. : Face à un danger imminent, il y a d’abord et bien sûr une réponse policière et judiciaire à apporter mais sur laquelle je ne suis pas compétent. À plus long terme, si l’on veut éviter que ces tragédies se reproduisent indéfiniment, il faut refaire de la religion une question d’opinion universalisable, c’est-à-dire sur laquelle il est possible d’échanger des arguments contradictoires.

La formation qui permet cela, c’est la théologie. Nous arrivons à mettre au débat public des sujets complexes, en économie par exemple, parce que nous avons un minimum de formation commune. Nous ne nous entre-tuons pas pour savoir si les minima sociaux augmentent le chômage. On peut ne pas être d’accord mais avancer dans la discussion grâce à des arguments rationnels. Si quelqu’un dit n’importe quoi, il sera repris et corrigé par d’autres.

Hélas, nous ne sommes pas formés en matière de pensée religieuse : parce que nous n’y comprenons rien, nous laissons beaucoup de place à l’affect, au ressenti personnel. Éviter cela nécessite un travail de fond.

Comment ne pas devenir fanatique soi-même ?

F. A. C. : En se souvenant que Dieu est plus grand. Plus grand que ce que les autres en disent – même ceux qui profèrent à mes yeux des énormités – et plus grand aussi que ce que j’en comprends. C’est de cette manière que j’arrêterai de me sentir offensé quand un athée, un anticlérical ou quelqu’un qui n’est pas d’accord avec moi tiendra des propos que je jugerai faux. Je ne suis pas propriétaire de Dieu. Je ne dois pas confondre mon opinion, même si je la crois vraie, avec Dieu lui-même. Ni confondre ma personne avec Dieu.

(1) Il vient de publier Du fanatisme. Quand la religion est malade, Cerf, 89 p., 10 €.

Interview publiée dans La Croix du 19 octobre 2020.