Contribuer à la mort d’un patient peut-il être un soin ?

François Larue, médecin, centre hospitalier de Bligny (Essonne), ancien chef de service de soins palliatifs.

La Croix du 6 nov. 2023. À vif/l’espace du débat

Le débat sur la fin de vie se poursuit. De nombreux ­soignants s’opposent sur la question de savoir si contribuer à la mort d’un patient peut être qualifié de soins. Je respecte les convictions de chacun mais préfère m’en tenir à mon expérience. Ai-je déjà contribué au décès d’un patient ? Oui. Médecin anesthésiste-réanimateur, j’ai le souvenir d’un patient en service de réanimation atteint d’une pathologie respiratoire gravissime et incurable. Il ne pouvait vivre qu’avec l’aide d’un respirateur, appareil qu’il ne supportait qu’avec un traitement sédatif lourd. Après bien des débats avec toutes les ­personnes concernées (conseil de famille, équipe soignante) il est devenu évident que la poursuite de cette vie n’avait pas de sens et qu’il convenait de mettre un terme à ce qui ne pouvait être qualifié que d’acharnement ­thérapeutique.

Sur le plan éthique, les discussions ont rapidement été consensuelles. Mais il fallait réaliser l’acte, ce que j’ai fait en présence de l’équipe. J’ai injecté un anesthésique puissant, retiré le tube qui reliait le patient au respirateur et arrêté la machine. Quelques instants plus tard, le patient est décédé. Bien des réanimateurs ont sans doute fait la même chose. Ai-je pris soin, avons-nous pris soin du patient ? Il me semble que oui.

Ai-je aidé un patient à mettre fin à ses jours ? Non. Mais j’ai été tenté de le faire une fois. Il s’agissait d’une personne âgée atteinte d’un cancer en phase avancée. Je l’ai rencontrée chez elle, à sa demande. Ayant vécu l’horreur des camps de concentration elle ­refusait de connaître une fois de plus la déchéance. Aucune des ­options de soins palliatifs que je lui proposais ne semblait lui convenir et sa demande d’aide à mourir était claire et répétée. Je n’y ai pas accédé.

D’une part parce qu’il m’était impossible d’établir la moindre collégialité (je n’ai jamais pu joindre son médecin ou tout autre soignant). D’autre part car je me savais potentiellement passible de la cour d’assises. J’ai peut-être manqué de courage. J’étais seul. Bien d’autres médecins sans doute ont connu cette douloureuse solitude. La patiente a fait une tentative de suicide. Puis elle a été admise dans un service de soins palliatifs où on lui a malheureusement refusé la sédation qu’elle réclamait (c’était avant la loi Claeys-Leonetti, mais des sédations étaient déjà pratiquées dans bien des services…) et elle est finalement décédée dans les conditions qu’elle redoutait.

Pour cette patiente, j’ai hésité. J’aurais pu me poser les mêmes questions dans d’autres situations, notamment de maladie neurodégénérative. Incontestablement ces quelques (rares) patients existent. Comment les aider, entendre leur demande d’aide à mourir, voire y accéder ?

Comme d’autres, je ne suis pas favorable à l’évolution annoncée de la loi. Présentée comme l’acquisition d’un droit, elle pourrait en réalité se révéler liberticide, conduire à des dérives. Des exemples étrangers le démontrent. C’est le cas des ­Pays-Bas. On peut aussi relever qu’un sujet n’est jamais évoqué publiquement car trop polémique : la question économique. Une mort administrée est moins coûteuse que des soins palliatifs attentifs. Est-on certain que cet argument implicite est absent du raisonnement des décideurs ?

Mais comment un soignant peut-il se positionner dans ce débat ? Un soignant est un professionnel qui prend soin d’une personne, d’un patient. Prendre soin impose de tenir compte de tous les aspects de la complexité qui concerne les besoins et demandes des patients. De cela vient la ­difficulté du débat actuel.

Ne peut-on, sans modifier la loi, admettre le principe d’une exception pour ces patients ? Il faudrait respecter une impérative collégialité, y associer éventuellement l’intervention d’un magistrat. Il s’agirait d’une mesure d’exception avec contrôle a priori, c’est-à-dire analyse critique de la situation avant l’acte létal. Mais à ce jour, une telle hypothèse semble ­écartée au profit d’autres modèles comme celui de la Belgique ou des Pays-Bas, où le contrôle, lorsqu’il est réalisé, l’est a posteriori… De mon point de vue, admettre et préciser les conditions de ­l’exception dans un cadre légal non modifié, permettrait de considérer que contribuer au décès d’un patient peut être une façon d’en prendre soin.