Forum, Henri-Jérôme Gagey, théologien, Institut catholique de Paris (1). Dans la journal La Croix du 14 janvier.
«Je suis Charlie » , « Nous sommes tous Charlie » . Ces formules Jbien frappées sont sur toutes les lèvres, au bout de tous les crayons et sur tous les écrans. Elles donnent des mots à l’indignation que soulèvent les crimes qui ont été commis cette semaine quand s’impose l’urgence de défendre les acquis toujours fragiles de la démocratie et particulièrement de la liberté d’expression. Mais pouvons-nous les reprendre tout bonnement à notre compte sans débat ? Si « être tous Charlie » c’est revendiquer le droit de tout critiquer, alors pour que vive « l’esprit de Charlie » il faut s’interdire d’en faire le nouveau Prophète qu’il serait blasphématoire de critiquer. Dans cet esprit, j’ose poser la question : la dérision tous azimuts qui ridiculise avec grossièreté les symboles que certains tiennent pour sacrés est-elle la meilleure école pour favoriser la tolérance, la civilité et le respect de l’autre ?
La publication par Charlie Hebdo des caricatures du prophète Mohammed m’a fait souffrir et m’a paru inopportune, non parce qu’elle risquait d’enflammer la colère de meurtriers imbéciles, mais parce qu’elle blessait des croyants sincères et renforçait chez eux le sentiment d’être ostracisés.
Je n’en tire pas que la liberté d’expression devrait être limitée par la loi (en dehors des cas de racisme, d’antisémitisme, de dénonciation calomnieuse ou de violation de la vie privée) ; ou encore que serait légitime l’action violente de groupes minoritaires s’opposant par la force à certaines représentations théâtrales ou expositions d’arts plastiques qu’ils jugent blasphématoires. En effet, comme toutes les libertés fondamentales, la liberté d’expression, avec son corollaire la liberté de dérision, doit être défendue jusqu’au bout même lorsque l’on en désapprouve, comme il arrive nécessairement, l’usage qui en est fait. Mais cela ne doit pas censurer le nécessaire débat éthique qu’appelle son exercice.
On le sait, personne n’est vraiment à la hauteur de ses idéaux les plus nobles, et chacun peut être démasqué, à l’occasion, comme celui qui dit et ne fait pas, qui dit pour ne pas avoir à faire. Même les exigences exprimées par la devise de la République française « Liberté, Égalité, Fraternité », même les vertus les plus essentielles à une religion (« Foi, Espérance, Charité » pour m’en tenir à la mienne) peuvent être affirmées dans le mensonge, en vue de les contourner et de les pervertir. Alors, la dérision est bien souvent la meilleure, sinon la seule arme pour démonter les convictions de façade, les doubles discours convenus et les langues de bois (voire de buis) manipulatrices. Le Christ lui-même ne s’est pas privé de caricaturer durement ( « hypocrites, sépulcres blanchis ! » , Mt 23, 17) les pieux qui prient ou font l’aumône pour la galerie, acquittent la dîme de la menthe et du cumin mais n’hésitent pas à escroquer leur prochain (Lc 11, 42). Mais, il n’empêche, les armes de la dérision doivent être utilisées avec discernement. En vertu de quels critères ? J’en évoque 2 + 1, que je trouve dans la Bible.
Dans le Magnificat (Lc 1) : « Déployant la force de son bras, il disperse les superbes. Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides. »
Autrement dit, les armes de la dérision doivent être tournées vers les puissants pour les renverser de leurs trônes d’arrogance et exhiber leurs mains vides et leurs cœurs de pierre. En revanche, elles ne devraient jamais écraser les humbles, les affamés et les rejetés. C’est pourquoi l’affaire des caricatures du prophète ne peut que choquer l’habitant d’Ivry-sur-Seine, de La Courneuve ou d’autres cités, quand il pense à ses voisins musulmans. Chez le prophète Isaïe (42) : « Voici mon serviteur que je soutiens, mon élu qui a toute ma faveur (…). Il ne brisera pas le roseau qui fléchit, il n’éteindra pas la mèche qui faiblit. »
Autrement dit, la dérision devient un poison, quand, généralisée et devenue le mode d’expression dominant (des « Guignols » à « On n’est pas couché »), elle en vient à interdire de nommer ce qui impose le respect et en quoi l’on met son cœur. Je ne serai jamais à la hauteur des grandeurs devant lesquelles je m’incline. La précarité de ma dévotion envers elles pourra donc toujours être tournée en dérision. Mais alors c’est de moi et non pas d’elles qu’il faut se moquer.
Dans l’image du crucifié : elle nous met sous les yeux la figure de celui qui a payé le prix de sa parole et n’a pas reculé devant les conséquences de son action alors qu’il les voyait venir. Celui qui s’incline devant elle ne peut avoir qu’un mot quand il pense au destin des douze « qui étaient Charlie »: Respect !
(1) Auteur de La vérité s’accomplit (Bayard) et de Les Ressources de la foi (Salvator), à paraître courant janvier 2015.