Plaidoyer pour la décence

Opinion, Chantal Delsol, philosophe, membre de l’Institut (Académie des sciences morales et politiques) (1) dans le journal La Coix du 14 janvier 2015

Dans son roman d’anticipation de moins en moins irréel au fur et à mesure que les actualités se dévoilent, Michel Houellebecq annonce, devant la prise de pouvoir d’un islam radical, la montée d’un parti collaborationniste.

Ce n’est cependant pas par esprit de collaboration que j’ai envie de prendre le parti des musulmans de France. Mais j’ai le sentiment que nous faisons tout pour attiser la haine contre nous, et pour que se lèvent demain des cohortes supplémentaires de terroristes. Ce n’est pas – contrairement à ce que l’on a cru et dit sur l’air des lampions – le chômage et la tristesse des banlieues qui fabriquent la révolte – au moins cela ne suffit pas. C’est bien davantage l’ironie avec laquelle on les traite, le peu de sérieux qu’on leur consent, la moquerie face à ce qu’ils vénèrent.

Si je suis en deuil avec les familles des victimes, pleinement solidaire, néanmoins je refuse (même si toute la bien-pensance m’y oblige) d’applaudir aux caricatures de Mohammed, qui ont été à l’origine de ce drame.

Naturellement je me réjouis et me félicite que la France, pays démocratique, défende la liberté de penser, de parler et d’écrire. Que cela continue ! Voir des stylos brandis partout est réjouissant. Que nous confisquerait-on en cas de gouvernement intégriste ou dictatorial : le stylo.

Et cependant la liberté de penser et d’écrire, comme toute liberté d’ailleurs, enclenche des devoirs sans nombre. Quand on n’a le droit de rien faire, on a moins d’occasions de commettre des fautes. Quand tout est permis, il faut se contraindre soi-même. C’est précisément ce que les caricaturistes de Mohammed ne comprennent pas. Ils pensent que tout leur est permis tant que la loi ne vient pas leur mettre la main au collet. Autrement dit, ce qui est légal est moral. Mais il n’en va pas ainsi. La liberté d’écrire, quand elle est totale comme chez nous, exige de chacun qu’il respecte l’environnement humain et social, autrement dit : qu’il dessine d’abord ses propres limites. Car les limites ne sont pas seulement extérieures, mais d’abord intérieures. Cela s’appelle : la décence.

Nous avons sur notre sol un très grand nombre de musulmans, non pas seulement de culture musulmane, mais véritablement croyants et pratiquants, éduquant leurs enfants dans cette culture et cette foi. C’est nous qui les avons fait venir, après les avoir colonisés (c’est-à-dire après avoir tout fait pour que, parlant notre langue, ils ne puissent se réfugier que chez nous). Autrement dit, nous sommes responsables d’eux. La première exigence vis-à-vis d’eux est le respect, et primordialement, le respect de ce qu’ils sont susceptibles ou non de supporter en matière de dérision.

Bien entendu, Mohammed n’est pas le seul à être insulté. L’ensemble du sacré chrétien est depuis longtemps passé à la moulinette du mépris, on a vu des christs couverts de crachats et dans toutes les positions, des groupes viennent dans nos églises profaner nos symboles les plus sacrés. Et les chrétiens ne bougent pas, se tiennent silencieux et impassibles, s’empressent de dire qu’ils aiment ceux qui les persécutent, et font sonner le glas l’autre jour à midi pour les victimes qui les ont insultés (nous pouvons être heureux et fiers que le glas ait été sonné). Oui, seulement les chrétiens sont fort heureusement des gens civilisés (ils ont mis quelques siècles à le devenir), et des gens du pardon, pas des gens de la vengeance. C’est bien pourquoi d’ailleurs les Femen ont compris qu’elles avaient intérêt à accomplir leurs singeries dans les églises et pas dans les mosquées.

Les musulmans sont ce qu’ils sont. Ils sont le plus souvent français, ils appartiennent à la République, ils sont nos compatriotes, mais ils sont différents de nous par toutes sortes de coutumes et de croyances. Il s’agit juste d’en tenir compte et de ne pas exiger qu’ils rient aux mêmes blagues que nous, surtout si cette exigence touche pour eux l’essentiel.

Mais notre attitude vis-à-vis de l’islam est à contre-emploi. Nous récusons la vérité, et nous jetons la dérision.

Nous récusons la vérité de l’islam, par démagogie: il est de bon ton de dire que l’islam est tolérant, ce qui est tout à fait faux. On ne se réfère qu’à l’islam des Lumières, épisode si limité dans l’histoire qu’on peine à le retrouver sous le fatras des violences. Il est de bon ton de taire les petites filles mariées de force. De prétendre que l’islam et la démocratie ne sont aucunement contraires. De faire force simagrées intellectuelles pour nous mettre à leur niveau – j’ai entendu une fois un intellectuel français dire à des étudiants musulmans dans un amphi que nous aussi, chrétiens, avions cru autrefois que les Testaments étaient écrits par Dieu… « histoire de les rassurer » , m’a-t-il dit, à peine gêné, quand je lui reprochai son mensonge. À leur propos, nous mentons sur toute la ligne, c’est-à-dire que nous nous mentons à nous-mêmes.

Et par ailleurs, nous jetons sur eux la dérision. Ce sont les caricatures. Nous utilisons finalement l’unique moyen que possède la modernité tardive pour assurer son empire : le sarcasme, le persiflage.

On a toutes bonnes raisons de penser que ces méthodes mènent à l’abîme. Tout droit. Nos journalistes se jettent sur les imams et leur imposent de dire que oui, on a bien le droit de caricaturer Mohammed. Les imams approuvent, bien entendu : ils n’ont rien à voir avec les tueurs et n’ont pas envie de paraître les approuver. Mais ce faisant, ils lèvent derrière leurs pas des armées supplémentaires de jeunes musulmans honteux et furieux.

Au lieu du mensonge et de la dérision, il faudrait à la fois la vérité et le respect. La loi nous permet de tout dire. Mais, pour paraphraser Tocqueville, la décence nous interdit de tout oser.

(1) À paraître le 22 janvier, Le Populisme et les demeurés de l’Histoire, Éd. du rocher.