Jean-Christophe Ploquin, La Croix du 2 mars 2024
C’est un choc pour La Croix. Vanessa Dougnac, notre correspondante en Inde, a été poussée à quitter ce pays, où elle vivait depuis vingt-cinq ans. En janvier, le ministère de l’intérieur indien l’a accusée d’avoir des activités journalistiques « contraires aux intérêts nationaux du pays ». Elle a été mise en demeure de rendre son permis de résidence permanent, alors que son autorisation de travailler lui avait déjà été retirée il y a dix-sept mois.
Cette forte pression exercée sans avancer de raison valable est perçue comme un signal d’alarme par les journalistes occidentaux travaillant à New Delhi. Cette expulsion de fait est un nouveau signe de la restriction des libertés en Inde et de la pression sur les médias. Une dérive autoritaire est en effet à l’œuvre depuis l’arrivée au pouvoir du premier ministre Narendra Modi, en 2014. Celui-ci est un adepte de l’« hindutva », une idéologie qui postule l’existence d’une race et d’un peuple hindous, appelés à exercer leur hégémonie dans le sous-continent indien.
Un livre sort à point pour éclairer ce courant politique inquiétant. Écrit par deux journalistes, Sophie Landrin et Guillaume Delacroix, « Dans la tête de Narendra Modi » (1) décrit le parcours sulfureux de l’actuel premier ministre tout en le resituant dans la mouvance nationaliste et religieuse qui l’a façonné. Fondée en 1925, l’Association des volontaires de la nation (RSS) est aujourd’hui l’organisation socioculturelle la plus influente du pays. Pour elle, l’Inde est à la fois une patrie, une nation et une terre sainte, qui ont été humiliées par des siècles de domination musulmane puis occidentale.
«La société hindoue est en guerre depuis plus de mille ans» contre des ennemis intérieurs, explique ainsi Mohan Bhagwat, le président du RSS. Animant 80 000 branches locales et 50 000 écoles, le mouvement martèle auprès de ses huit millions de sympathisants que les chrétiens et les musulmans représentent une menace civilisationnelle et qu’il faut se prémunir de leur influence, s’en séparer, voire effacer leur patrimoine. Parfois, l’hystérisation du discours provoque de graves violences communautaires, impunies.
Le 28 mai 2023, l’inauguration du nouveau parlement à New Delhi a souligné la profondeur de la transformation idéologique en cours. Narendra Modi s’y est prosterné devant des prêtres et des ermites hindous avant de brandir un sceptre d’or évoquant un royaume du début de notre ère. Plutôt que d’inviter des représentants de toutes les religions, il a affiché la suprématie d’une culture mythifiée et d’une histoire réécrite. Une rupture totale avec l’Inde des pères de l’Indépendance – Gandhi, Nehru, Ambedkar – qui ont œuvré après 1947 en faveur d’un État laïque et d’un pays uni dans sa diversité.
Narendra Modi veut continuer à surfer sur un discours qui flatte la majorité hindoue et stigmatise les minorités musulmane (15 % de 1,3 milliard d’habitants) et chrétienne (2,5 %). Il arrive en position de force aux élections fédérales prévues en avril-mai prochains. Le système électoral lui a permis à deux reprises d’obtenir une majorité absolue des sièges avec environ un tiers des suffrages exprimés. Et sa mainmise sur l’appareil d’État l’aide à affaiblir ses opposants et les contre-pouvoirs.
Un troisième succès obligerait les pays occidentaux à questionner franchement leurs relations « amicales » avec ce régime de plus en plus éloigné de leurs principes démocratiques. 
(1) Actes Sud, 270 p., 21 €