La Croix du 2 mars 2024, recueilli par Aziliz Claquin
Servane Mouton, neurologue, copréside la commission d’experts réunie début janvier par Emmanuel Macron pour proposer fin mars des préconisations sur l’usage des écrans par les mineurs (1).
Les jeunes qui nous ont dévoilé leurs usages du smartphone ont spontanément parlé d’« addiction ». Qu’en dites-vous, en tant que neurologue ?
Sur le plan médical, l’addiction aux écrans n’est pas répertoriée. On parle d’usage excessif, abusif, problématique. Cependant, le terme d’« addiction » est souvent utilisé par les enfants comme par les adultes à propos des écrans. L’un des problèmes de fond est le modèle économique des plateformes numériques, qui repose sur la captation de l’attention des usagers. Comme ils en témoignent, quand les adolescents utilisent les médias sociaux, le temps souvent leur échappe. Or plusils y passent de temps, plus ils livrent des informationssur ce qu’ils aiment, et plus ils sont exposés à des contenus qui leur plaisent, ce qui permet aux industries numériques d’être rentables, très rentables même, peu importent les effets sur la santé physique et mentale des jeunes usagers.
Quels sont ces effets ?
Ils sont si nombreux qu’il serait rébarbatif de tous les énumérer… L’un des sujets majeurs est l’impact sur le sommeil. À cause des écrans, beaucoup d’adolescents perdent en quantité et en qualité de sommeil, ce qui nuit à leurs capacités attentionnelles et à leurs apprentissages, augmente le risque de souffrir d’anxiété, de dépression, de développer des maladies cardiovasculaires… Le sommeil est un pilier de la santé générale. La pratique des écrans augmente aussi la sédentarité, qui favorise le surpoids, le diabète, les maladies cardiovasculaires… Les réseaux sociaux peuvent perturber l’image corporelle, avecla diffusion massive de photos retouchées, et exposer à des contenus qui font la promotion de l’alcool, du tabac, de drogues… Tous les jeunes ne sont pas en souffrance, mais leur santé mentale est un sujet central de préoccupation aujourd’hui. Les écrans ne sont pas la seule cause du mal-être observé chez les jeunes. Mais puisqu’ils y participent, il est urgent de s’en préoccuper.
D’autant que les jeunes constituent un public particulièrement vulnérable…
Le cerveau se modèle jusqu’à l’âge de 25 ans environ. Il se construit en fonction de déterminants génétiques, et également des interactions avec l’environnement au sens large. L’adolescence est une période d’apprentissages multiples, concernant notamment l’image de soi, les relations sociales, la maîtrise des comportements impulsifs, la capacité à différer une récompense… Concernant ces deux derniers points, rappelons que la captation des usagers par les plateformes numériques repose largement sur la stimulation du système de récompense à court terme. C’est facile, rapide, accessible en un clic. Si ce système de récompense à court terme est surstimulé, ça peut l’êtreau détriment du système de récompense à long terme, celui qui requiert des efforts pour accéder à un plaisir différé, par exemple quand on prépare une compétition sportive pendant plusieurs mois, ou un examen pour ses études…
Face à cette captation de l’attention, les jeunes et même les parents se sentent souvent démunis…
Il faut bien sûr éduquer les enfants et informer les parents, mais je crois que nous devons en appeler à la responsabilité des industriels et des autorités de régulation. La responsabilité est partagée, et on l’a trop fait porter aux seuls individus qui sont souvent, jeunes et adultes, pris dans cette captation de l’attention. Il est temps de responsabiliser les plateformes numériques et de mettre en place une législation efficace. Certes, c’est compliqué, car il s’agit souvent de multinationales. Mais ce n’est pas parce que c’est compliqué qu’il ne faut pas le faire.
La commission d’experts que vous coprésidez, nommée par Emmanuel Macron début janvier, irait-elle jusqu’à préconiser l’interdiction des smartphones aux moins de 15 ans ?
Je ne peux m’exprimer qu’en mon nom, car à l’heure où je vous parle, les travaux de la commission sont en cours. La loi a instauré une majorité numérique à 15 ans, âge requis pour s’inscrire sur les réseaux sociaux, à moins d’un accord parental pour le faire dès 13 ans. Cette règle est contournée, comme pour la vente d’alcool et de tabac aux mineurs, mais c’est la loi, qu’on peut se donner les moyens de mieux faire appliquer. Le smartphone expose des mineurs à des contenus suspectés d’être addictifs. Faut-il le leur interdire ? La question mérite en tout cas d’être discutée. Je ne suis pas d’accord avec l’attitude qui consiste à dire : « Les écrans sont partout, il faut vivre avec. » Il a fallu des années pour interdire de fumer dans les lieux publics, malgré ce qu’on savait des effets délétères sur la santé. N’attendons pas soixante-dix ans pour agir face à certaines technologies. Il y a énormément de choses à faire pour reprendre le contrôle de nos vies hors écrans.
Lesquelles avez-vous identifiées ?
J’ai été marquée par le livre de Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance (2), qui appelle à un sursaut face à une industrie qui capte le temps, utilise les données personnelles, impacte la santé physique et mentale sans que les usagers en aient vraiment conscience. Il est indispensable d’informer les citoyens,et notamment les parents, qui souhaitent le meilleur pour leurs enfants mais ne connaissent pas vraiment les conséquences d’un usage massif des écrans. Les messages doivent être clairs. Par exemple, « pas d’écran avant 6 ans », même si, bien sûr, on peut appeler de temps en temps en visio une grand-mère qui vit loin ! Les parents ont besoin d’être accompagnés pour réapprendre à faire des activités avec leurs enfants, jouer, raconter des histoires, se balader… Les villes pourraient être plus accueillantes pour les familles, notamment celles qui n’ont pas de jardin, et pour que les enfants puissent sortir seuls retrouver des copains à l’extérieur. La vie de quartier gagnerait à ce que les habitants se retrouvent à discuter dehors plutôt que sur les réseaux sociaux. Des initiatives locales sont intéressantes sur ces sujets : des cours d’école ouvertes le week-end pour accueillir les enfants et les adolescents, des familles qui se lancent ensemble dans le défi de vivre un mois sans écran…
(1) Elle a aussi coordonné la rédaction de l’ouvrage Humanité et numérique. Les liaisons dangereuses (Apogée, 2023, 336 p., 25 €).
(2) Éd. Zulma, 864 p., 26,50 €