Hartmut Rosa est l'un des grands sociologues contemporains. Après avoir décrit les maux de notre ultra-modernité, il s'intéresse au potentiel que porte la religion, dont il considère qu'elle ne constitue plus qu'un « problème». Une lecture originale et plutôt inattendue qui fait consoner religion et ouverture.
Dans deux ouvrages majeurs, Accélération (2010) et Résonance (2018), vous avez décrit les maux de l’ultra-modernité. Comment la religion peut-elle participer, à sa manière, à les surmonter ?
Je considère la religion comme un mode d’existence. De mon point de vue, la religion engendre une manière d’être au monde et c’est ce que j’ai cherché à montrer dans ce livre. Mon diagnostic est que la société moderne développe une forme d’agressivité à l’égard du monde. Quand vous entrez dans un supermarché, vous vous dites : « Je dois acheter cela et cela, et trouver les meilleures offres. » Quand vous entrez dans votre bureau, vous pensez : « Je dois faire mon travail, me débrouiller avec les collègues, avec le chef … » Même quand vous rentrez chez vous, vous êtes dans une forme d’agressivité avec tout ce qu’il y a à faire : la cuisine, le nettoyage, la lessive et ainsi de suite …
Or quand vous entrez dans un lieu de culte, un changement de sensibilité et de perception se produit. Que vous soyez croyant ou pas, vous n’êtes pas dans un mode d’agression. Même comme touriste, vous expérimentez une nouvelle disposition de corps et d’esprit. C’est aussi le cas quand vous assistez à un service religieux, quand vous priez, quand vous chantez. Ou encore quand vous exprimez votre reconnaissance, votre gratitude pour l’existence, quand vous remerciez pour le fait d’être vivant, attitude fondamentalement religieuse.
La religion développe ainsi une manière d’être au monde très différente de notre manière ordinaire de nous y rapporter. C’est une façon d’écouter et de répondre, plutôt que de conquérir et de dominer, attitudes que développe habituellement notre modernité. Vous expérimentez une autre manière d’être dans le monde et d’être relié au monde.
En allemand, nous avons le verbe aufhören que j’aime beaucoup. Il signifie littéralement « s’arrêter», mais il contient le mot hören qui veut dire » écouter» et le préfixe auf qui indique une intensité. Il offre donc un jeu de mots en rapprochant- s’arrêter» et » écouter davantage». Voilà ce que signifie la religion pour moi : » Arrêtez-vous un moment avec votre to-do list » et écoutez.»
Pour moi, la religion ne commence pas avec quelque chose que l’on fait soi-même, mais plutôt avec quelque chose que l’on reçoit, que l’on expérimente. Ce n’est pourtant pas un mode d’être passif, comme si on devait s’arrêter et ne plus rien faire. C’est une forme de résonance, un mélange de passivité et d’activité. C’est un entre-deux, entre écouter et répondre.
Extrait d’une interview dans le journal La Croix du 23 septembre 2023