Ni émanation du Père, ni consubstantiel au Père, mais distinct et subordonné. C’est ainsi qu’Arius, prêtre d’Alexandrie définit, à partir de 312, la nature du Christ. Pour ce théologien, le Fils ne peut qu’être subordonné au Père, seul principe inengendré. Très vite, la querelle embrase le clergé alexandrin. L’évêque Alexandre tranche et expulse Arius. Trop tard ! C’est l’ensemble des Églises d’Orient qui se divise sur la question de la nature du Christ.
Alexandre, prêtre d’Alexandrie, reçoit en 312 la succession de Pierre, « dernier martyr » de la grande persécution romaine (300-311), puis d’Akhillas (312), sur le siège de la principale métropole d’Orient. Il hérite d’une église éprouvée dans son unité par le schisme mélitien, mais riche d’une tradition théologique forgée depuis Origène, et en passe de devenir dominante en Orient. Les chrétiens ne pouvaient en effet se contenter d’affirmer, à la suite des Juifs le caractère unique et transcendant de Dieu. Leur foi dans le Christ, Fils de Dieu, auquel ils sont les premiers à rendre un culte », les oblige à formuler la relation qu’il entretient avec Dieu le Père, tant son rôle est capital dans l’économie du salut : est-il Dieu comme son Père ? Est-il un être divin distinct du Père ? N’est-il qu’une créature de Dieu, fût-elle la première ? Diverses solutions avaient déjà été envisagées aux Ier et IIIe siècles, oscillant entre deux écueils : l’unité de la substance divine dans la ligne du monarchianisme, au risque de nier la réalité trinitaire ; la subsistance propre et égale du Fils, soupçonnée de dithéisme. À Alexandrie, la théologie du Logos, inspirée du platonisme, avait permis à Origène d’affirmer l’éternelle génération du Fils en même temps que la fonction de médiateur du Logos entre Dieu, incorporel et transcendant, et le monde. La première proposition pouvait conduire à l’idée qu’il y avait deux étant sans commencement (archè). La seconde, par le lien entre le Logos, instrument de la création voulue par Dieu, et la création, pouvait tendre à faire du Fils une créature. Denys d’Alexandrie (248-264), disciple d’Origène, dans son débat avec les monarchiens de Libye, se trouva pris entre ces deux étaux, mettant l’accent tantôt sur la distinction du Père et du Fils, tantôt sur la prééminence du Père, la génération du Fils glissant ainsi du sens ontologique au sens chronologique.
Les églises d’Alexandrie
Le débat resurgit donc au lendemain de la grande persécution, quand les églises retrouvèrent leur vie normale. Alexandrie en comptait déjà une dizaine implantée dans la ville au hasard des donations. C’est en effet dans le cadre des prêches quotidiens que la crise va éclater. Parmi elles, la Baukalis avait été confiée à Arius ; fréquentée par les dockers, les meuniers et les voyageurs, elle devait se trouver dans le quartier du port occidental. Originaire de Libye, dit-on, Arius, alors déjà âgé, avait jadis été ordonné diacre par Pierre, puis prêtre par Akhillas. D’autres noms — Kollouthos, Karpones, Sarmatas — sont cités vers 375 par l’hérésiologue Épiphane de Salamine, notre principal informateur, qui précise que leur exégèse attirait les fidèles, et que leurs partisans allaient jusqu’à s’appeler « les uns kollouthiens, les autres ariens ». Ces prêtres, qui rivalisaient entre eux, tiraient également leur prestige de ce qu’ils participaient, avec les évêques d’Égypte, à l’ordination de l’un des leurs comme évêque d’Alexandrie. Arius et Alexandre se seraient ainsi trouvés en compétition pour le siège épiscopal ; le premier, selon ses partisans, se serait désisté en faveur du second, tandis que ceux d’Alexandre, conformément à l‘arsenal polémique traditionnel, attribuent à la jalousie d’Arius le motif de la querelle qui va suivre. Plus objectivement, il faut retenir de ces récits contradictoires que l’âge et la réputation déjà acquise d’Arius en faisaient, au même titre qu’Alexandre, un candidat potentiel à cette haute charge.
Arius, un théologien convaincu
À sa réputation de théologien, Arius ajoutait celle de l’ascète, qui lui valut d’être suivi par tout un groupe de vierges, ce que les portraits de l’hérésiarque laissés par des adversaires qui ne l’ont pourtant pas connu, confirment à leur manière ; écoutons Épiphane : « C’était un homme de haute stature, d’aspect mortifié, composant son extérieur comme un serpent rusé, capable de s’emparer des cœurs sans malice par la fourberie de ses dehors. […] Il parlait avec douceur, séduisant les âmes et les flattant » ; ou encore les propos tout aussi amènes de Ruffin d’Aquilée : « Homme pieux davantage par l’allure extérieure que par la vertu, mais follement avide de gloire, de louange et de nouveauté. » Son enseignement, qu’il sut faire passer en cantiques faciles à mémoriser par ses ouailles ne nous est connu que par trois de ses lettres, les seules conservées, ainsi qu’une quarantaine de vers de son poème intitulé la Thalie ou le Banquet, cités par Athanase. Dans sa lettre au pape Alexandre, il professe avec la transcendance absolue de Dieu, « un seul Dieu, un seul inengendré (agennètos), un seul éternel, un seul sans principe (anarchos) », principe (archè) de toute chose. En conséquence, écartant la théorie origénienne de l’éternelle génération du Fils, il considère que celui-ci est autre : « engendré », « créé par la volonté de Dieu » avant la création, comme le proclame la Sagesse (Prov. 8,22) ; « il n’était pas avant d’avoir été engendré », « il n’est pas éternel, ni coéternel, ni co-inengendré avec le Père » car il ne peut y avoir deux principes inengendrés. Instrument du Père dans la création du monde, le Fils tient sa divinité du Père ; ni émanation du Père, ni consubstantiel au Père, mais distinct et subordonné.
« Le Père ne fut pas toujours père/Ni le Fils toujours fils/Car le Fils n’existait pas avant d’être né/Lui-même est né du non-être. » (Thalie). Reprenant la théologie alexandrine du Logos, Arius en donne une interprétation nettement subordinatienne ; il en durcit les traits par une démonstration logique de l’infériorité du Fils appuyée sur un dossier scripturaire insistant sur les faiblesses de Jésus.
Cet enseignement, partagé par d’autres prêtres et des diacres qui les assistaient dans leurs églises, fut dénoncé à Alexandre par le prêtre Kollouthos, sans doute plus proche des monarchiens, qui se sépara de son évêque pour se considérer lui-même comme évêque et procéder à ses propres ordinations. Alexandre prit le temps de discuter dans le cadre du presbyterium (regroupant les clercs de l’Église d’Alexandrie et de la Maréote voisine, il comprenait une centaine d’individus) qu’il présidait, en organisant des débats contradictoires. Héritier lui aussi de la tradition origénienne, il défend la coéternité du Fils et réfute sa génération à partir du non-être comme n’importe laquelle des créatures, tout en se défendant d’affirmer, comme Arius le lui objecte, qu’il y a deux inengendrés (agennètoi) : seul le Père est inengendré parce que « personne n’est cause de son être » — seul point sur lequel l’accord est général —, tandis qu’au Fils il faut « attribuer l’honneur qui convient en lui réservant la naissance sans commencement à partir du Père ». Fondant son raisonnement sur le prologue de Jean, il se retranche derrière l’absence d’explication de cette génération dans les Évangiles et renvoie au mystère, connu seulement du Père, lequel ne peut exister sans le Fils ni le Fils sans le Père. Son discours quelque peu embarrassé s’efforce de préserver l’unicité de l’inengendré sans nier pour autant la génération éternelle du Fils, « image achevée et ne différant en rien du Père » en même temps qu’« inférieur à lui du seul fait de l’inengendré ».
Le débat gagne les Églises d’Orient
Les deux partis restèrent sur leurs positions. Les troubles suscités par les prêches et manifestations diverses menaçant l’unité de son Église déjà fortement mise à l’épreuve, l’évêque, usant de son autorité, finit par trancher : Arius fut rayé du registre des prêtres avec dix-sept autres clercs dont six de Maréote. D’abord circonscrit à la seule Église d’Alexandrie, le débat était en train de gagner d’autres Églises en Orient par la campagne de lettres lancée par Arius auprès d’évêques dont certains connus pour être d’anciens disciples de Lucien d’Antioche et appelés pour cette raison sulloukianistes. Ces évêques, marqués par l’ancien conflit contre l’évêque d’Antioche, Paul de Samosate, condamné en 268 parce qu’il confondait le Père et le Fils en une seule hypostase et personne, comme Sabellius, défendaient la théologie du Logos. Eusèbe de Césarée, un héritier d’Origène hostile à la coéternité du Fils, réunit la majorité des évêques de Palestine dans un synode qui autorisa les prêtres condamnés à poursuivre leur ministère à Alexandrie, contrairement au droit ecclésiastique. Alexandre réagit en anathématisant six évêques de Palestine, dont Eusèbe et Paulin de Tyr. En outre, il mettait en garde tous ses confrères contre les démarches « d’Arius et de ses alliés » par une encyclique à laquelle était joint un tome, déjà en circulation qu’il leur demandait de signer. La doctrine d’Arius, jugée blasphématoire contre le Christ, y est rattachée, non pas à celle d’Origène, reprise et amendée par les évêques d’Alexandrie, mais au courant monarchien judaïsant d’Ébion et d’Artémas puis de Paul de Samosate qui rejetait la préexistence du Fils avant son incarnation et niait sa divinité propre.
Expulsé de la ville par les autorités civiles, Arius fut accueilli à Césarée, comme jadis Origène. Il écrit à Eusèbe de Nicomédie, un ancien sulloukianiste, pour l’informer de la persécution qu’il subit pour sa foi ; il la lui expose comme une évidence face à celle d’Alexandre qu’il juge hérétique : « Et nous, qu’enseignons-nous ? Que le Fils n’est ni inengendré, ni une partie de l’inengendré, ni tiré d’un substrat ; mais qu’il a commencé à subsister par volonté et décision du Père avant les temps et avant les siècles, Dieu plénier, monogène, immuable ; et avant qu’il fût engendré ou créé, défini ou fondé, il n’était pas, car il n’est pas inengendré. Nous sommes persécutés pour avoir dit que le Fils a un commencement mais que Dieu est sans commencement. » Ainsi alerté, Eusèbe de Nicomédie, fervent défenseur de l’unique inengendré, tente de faire pression sur Alexandre, origénien lui aussi, pour « le faire changer d’avis ». Si tous deux reconnaissent que la génération du Fils est « inexprimable », « incompréhensible », le second choisit de tenir ferme sur l’éternelle génération du Fils à partir du Père. Les espoirs d’Eusèbe furent vains. Le synode des évêques de Bithynie, qu’il réunit en septembre 324, marque la rupture avec Alexandrie.
La réponse d’Alexandre ne se fit pas attendre : un synode de près de cent évêques égyptiens excommunia Arius et ses partisans rejoints par deux évêques de Libye, Secundus de Ptolémaïs et Théonas de Marmarique, sensibles au danger monarchien. L’encyclique Hénos sômatos informa les évêques d’Orient de la décision, non sans stigmatiser l’entreprise d’Eusèbe. Arius, qui se considérait toujours membre de l’Église d’Alexandrie, avait envoyé sa profession de foi à son évêque qui la rejeta.
L’échec de la conciliation
Au moment où l’empereur Constantin faisait l’unité de l’Empire, la controverse religieuse entre chrétiens embrasait tout l’Orient. Ossius de Cordoue, conseiller ecclésiastique envoyé par l’empereur à Alexandrie pour résoudre le conflit, en repartit sur un constat d’échec. Seul Kollouthos avait accepté de rentrer dans le rang. Sur la route de retour vers Nicomédie, Ossius s’arrête à Antioche où il préside, au début de l’année 325, un synode qui élit Eustathe et prend position en faveur d’Alexandre, excommuniant les partisans d’Arius dont Eusèbe de Césarée. L’empereur décide alors de convoquer un concile général, d’abord à Ancyre, puis, finalement, à Nicée, près de Nicomédie. Quelque deux cent soixante-dix évêques, après d’âpres discussions y rejetèrent les expressions « à partir du non-être », « création », « production », et adoptèrent le terme homoousios, signifiant que le Fils est « de la même substance » que le Père. Ils espéraient, par cette précision, mettre fin à l’ambiguïté de la formule « Dieu de Dieu » pour exprimer la divinité du Fils. Le terme n’était pourtant pas scripturaire et, de plus, avait jadis été rejeté par le synode de 268 contre Paul de Samosate qui l’utilisait pour définir la Trinité. Origène l’avait aussi employé pour signifier non pas l’identité mais la communauté de substance entre le Père et le Fils. Deux évêques seulement, les Libyens Secundus de Ptolémaïs et Théonas de Marmarique, maintinrent leur refus du « consubstantiel » et durent prendre, comme Arius, le chemin de l’exil. Le credo nicéen, résultat d’un compromis destiné à écarter le danger du radicalisme arien faisant du Fils une créature, laissa une insatisfaction latente. La controverse n’allait pas tarder à rebondir.
Arius avait choisi de résoudre le conflit entre l’éternel et le contingent en niant toute continuité naturelle entre le Père et le Fils. Alexandre ne réussit pas davantage à sortir du dilemme. Il faudra encore plus d’un demi-siècle de réflexion pour parvenir à une redéfinition de l’unité divine primordiale impliquant des relations internes. Ce sera l’œuvre des Cappadociens.
Annick Martin Professeur émérite à l’université de Rennes 2 Le Monde de la Bible, Hors série printemps 2009, « Que sait-on de Jésus ? », Le fulgurant succès d’Arius.