Vincent Citot, philosophe
Recueilli par Stéphane Bataillon, La Croix du 18/6/22
Quel a été votre objectif avec cette nouvelle histoire de la philosophie ?
Ma motivation première était de comprendre à quel point l’époque d’un penseur pèse sur le contenu et l’orientation de sa pensée. De mettre au jour ce qui serait, le cas échéant, un conditionnement sociohistorique de nos idées, jugements et évaluations. Connaître ce qui nous détermine est le début de la liberté. Or si l’on veut penser pertinemment, il faut penser librement. Bref, ma visée était d’abord philosophique.
Pour tenter de conceptualiser les grandes inflexions de l’histoire de la philosophie, je me suis intéressé à des traditions non occidentales et j’ai tenté de replacer la philosophie dans la vie de l’esprit qui la comprend. Enfin, il fallait comparer plusieurs trajectoires intellectuelles pour y chercher des constances, des récurrences, sinon des lois.
Votre théorie est ambitieuse : la vie intellectuelle de chaque civilisation serait cyclique plutôt que linéaire et passerait toujours par les trois mêmes périodes. Quelles sont-elles ?
Oui, la vie intellectuelle n’est linéaire que du point de vue de Sirius. Avec un tel recul, on peut dire par exemple que l’humanité n’a cessé de progresser, s’élevant graduellement des premières superstitions au monothéisme, à la rationalité philosophique et à la science moderne mathématisée. Mais dès que l’on regarde d’un peu moins loin la situation, on trouve une histoire bosselée, avec des « hauts », des « bas » et des transitions, de sorte que la vie intellectuelle est en réalité plus cyclique que linéaire.
Les phases de ces cycles sont à peu près toujours les mêmes pour les civilisations ayant produit de la philosophie et de la science. La vision du monde des intellectuels est d’abord de nature religieuse (une période que je nomme préclassique), avant que des raisonnements de type philosophique transforment ces vues (période classique), puis que le champ de recherche se ramifie en diverses spécialités que l’on peut qualifier de scientifiques (période post-classique). Après quoi, la philosophie se rapproche à nouveau de la religion, tandis que la science s’affaiblit, puis disparaît. Finalement, il ne reste en piste que la pensée religieuse, voire le ritualisme religieux tout court. Le cycle est terminé.
Pourquoi avoir choisi huit civilisations pour votre étude ?
Parce que je voulais être exhaustif, et qu’il n’en existe pas de neuvième pour laquelle nous aurions suffisamment de renseignements pour faire ce que j’ai fait avec la Grèce, Rome, l’Islam, l’Europe, la Russie, l’Inde, la Chine et le Japon. Je ne prétends pas parler de tous les peuples qui ont philosophé – au sens étroit ou au sens large du terme –, mais seulement de ceux pour lesquels les documents disponibles permettent l’écriture d’une histoire intellectuelle avec une bonne précision. Certains trouvent que huit, c’est trop (arguant qu’il n’y aurait pas de philosophie en Orient) ; d’autres que ce n’est pas assez (j’attends les résultats de leurs travaux…).
Il apparaît étonnant de placer la religion à la naissance mais aussi à l’aboutissement des cycles. Pourquoi cela ?
C’est un constat : la pensée religieuse (un aspect parmi d’autres de la religion) est première et dernière dans les cycles que j’identifie. Le polythéisme grec est le cadre dans lequel la philosophie puis la science grecque émergent, avant que le christianisme n’attire à lui toute la vie intellectuelle à partir des IIIe-IVe siècles de notre ère. De même en Inde antique : les premières philosophies et les savoirs positifs apparaissent dans un contexte religieux (brahmanique) qui finira par les digérer, quelques siècles plus tard, sous la forme de l’hindouisme et du bouddhisme religieux. En islam médiéval, la religion, qui est à l’origine, a aussi le dernier mot ; dans l’intervalle, la philosophie et la science font des percées remarquables. Je pourrais en dire autant des autres civilisations qui occupent les divers chapitres du livre.
N’y a-t-il pas un risque à systématiser à ce point l’évolution de la pensée ? Ne faites-vous pas l’impasse sur des différences majeures entre les cultures ?
Toute systématisation comporte des risques, vous avez raison. J’ai fait attention à ne pas projeter brutalement mes hypothèses sur le réel ; et j’ai réécrit intégralement la moitié du livre après avoir constaté n’avoir pas suffisamment respecté cette règle. Par ailleurs, trouver des analogies transculturelles ne doit pas oblitérer les différences culturelles. Il est tout aussi pertinent d’insister sur l’unité du genre humain que sur sa diversité. Mon livre privilégie le premier aspect.
À quelle étape en sommes-nous de cette trajectoire en Occident ?
Certains cycles ne sont pas achevés, comme ceux de la Chine moderne, du Japon, de la Russie et de l’Occident. Inachevés, mais bien entamés, puisque si mes analyses sont exactes, le « post-classique » s’y est imposé depuis plus de deux siècles. Les connaissances nouvelles s’élaborent principalement dans le champ scientifique (qui domine donc sur le plan cognitif). La philosophie, désormais étrangère à ce champ, se rapproche du pôle littéraire, d’une part, et subit les charmes de la religiosité (encore discrètement en Occident), d’autre part. La science elle-même commence à avoir du plomb dans l’aile, infiltrée par des idéologues, convoquée devant le tribunal du politiquement correct, soupçonnée de compromission avec ses applications et usages néfastes (sur les plans politique, éthique et écologique). Tout cela est typiquement « post-classique » et risque de s’accentuer.
Repères
L’auteur
Agrégé et docteur en philosophie, Vincent Citot enseigne à l’INSPE de Paris-Sorbonne Université. Directeur de la revue Le Philosophoire (Vrin), il est notamment l’auteur de Puissance et impuissance de la réflexion (2017). Il publie Histoire mondiale de la philosophie (PUF, 516 p., 29 €).
Le contexte
Huit ans de travail ont été nécessaires pour établir cette histoire de la philosophie écrite par un seul auteur, à la fois mondiale (étendue à huit civilisations), intellectuelle (intégrant l’histoire de la pensée religieuse, scientifique, morale et politique) et comparative (cherchant à dégager des récurrences et des lois). Les riches bibliographies à la fin de chaque chapitre font de cet ouvrage – d’un format raisonnable pour une telle entreprise – un précieux outil d’érudition.