La gourmandise
La gourmandise (gastrimargie) peut être définie comme une recherche du plaisir de manger, autrement dit comme le désir de manger en vue du plaisir, ou encore, négativement par rapport à la vertu dont elle constitue la négation, comme l’intempérance de la bouche et du ventre.
Cette passion prend deux formes principales : elle peut porter essentiellement sur la qualité des aliments, et elle est alors recherche de mets savoureux, fins, délicats, désir que les aliments soient apprêtés avec soin ; elle peut aussi porter principalement sur leur quantité, et elle est alors désir de manger beaucoup. Dans le premier cas, c’est le plaisir de la bouche, du goût, qui est avant tout recherché ; dans le second cas, c’est le plaisir du ventre ou des organes digestifs en général. Dans les deux cas, il y a recherche d’un certain type de plaisir corporel, c’est pourquoi la gourmandise peut être classée parmi les « passions du corps ».
Mais bien que le corps soit directement impliqué, la gourmandise ne procède pas directement de ses besoins : une preuve en est que le désir dépasse souvent le besoin, parfois même de très loin, dans le cas de la boulimie notamment. Cela permet de la considérer aussi comme une passion de l’âme.
Ce n’est pas l’idée que la nourriture serait en soi impure et mauvaise ou que la fonction même de nutrition comporterait quelque mal qui fait considérer la gourmandise comme une passion, car comme l’enseigne l’Apôtre, « tout ce que Dieu a créé est bon, et aucun aliment n’est à proscrire si on le prend avec action de grâce » (1 Tm 4, 4).
Cette passion ne consiste donc pas dans la nourriture elle-même, dans sa qualité, mais dans une certaine façon d’en faire usage, comme l’indique saint Grégoire le Grand : « Le vice n’est pas dans la nourriture, mais dans la manière de l’absorber. C’est pourquoi il est tout à fait possible de prendre des mets fins sans aucune faute alors que l’absorption de plats beaucoup plus grossiers peut être entachée de faute. »
La passion réside donc dans une certaine attitude de l’homme vis-à-vis de la nourriture et de la nutrition, plus précisément dans un détournement par lui de la finalité naturelle de celles-ci. C’est en effet dans un but précis que les aliments ont été donnés par Dieu aux hommes, et les faire servir à d’autres fins, c’est en pervertir l’usage, c’est en faire une utilisation mauvaise. « Les choses que nous mangeons, écrit saint Maxime, ont été créées pour une double fin : nous alimenter et nous servir de remède. Manger pour d’autres motifs, c’est faire un mauvais usage de ce que Dieu nous a donné pour notre utilité. » L’homme donc respecte la finalité naturelle des aliments et de la nutrition lorsqu’il se nourrit par nécessité, pour entretenir ou préserver la vie de son corps, pour garder ou retrouver la santé de celui-ci, mais fait de la nourriture et de la fonction nutritive qui est en lui un usage contre nature lorsqu’il en fait un moyen de plaisir.
La gourmandise ne consiste donc pas dans le désir de la nourriture elle-même, mais dans le désir du plaisir que l’on peut prendre à la consommer. C’est pourquoi l’abus qui constitue la passion ne consiste pas seulement à se nourrir au-delà de ce qui est strictement nécessaire aux besoins du corps, mais encore à rechercher le plaisir dans ce nécessaire lui-même.
Par la passion de gourmandise, l’homme accomplit le mal, car en recherchant la volupté dans la nourriture, il fait passer le désir de la nourriture et du plaisir qu’il prend à la consommer, avant le désir de Dieu, et en s’abandonnant à ce plaisir charnel se détourne et se prive de la jouissance des biens spirituels qui lui sont supérieurs.
L’attitude gourmande est au fond idolâtrique : les hommes qui s’y livrent « ont leur ventre pour dieu » dit saint Paul (Ph 3, 19). Le Christ Lui-Même nous donne l’exemple de l’attitude normale lorsqu’Il rend grâce au Père avant de distribuer la nourriture à ceux qui L’entourent (Mt 15, 36 ; Mc 8, 6 ; Jn 6, 11. 23). Et saint Paul affirme nettement que Dieu a créé les aliments pour qu’ils soient pris avec action de grâce (l Tm 4, 3), conseillant en conséquence : « soit donc que vous mangiez, soit donc que vous buviez, faites tout pour la gloire de Dieu » (l Co 10, 31). La gourmandise constitue une véritable perversion de cette finalité essentielle de la nourriture qui est d’être consommée eucharistiquement, puisque dans cette passion l’homme, au lieu de jouir de ces aliments en Dieu et de jouir de Dieu à travers eux, veut jouir des aliments en eux-mêmes, en dehors de Dieu. Par eux il met une barrière entre lui-même et Dieu au lieu de les utiliser comme un support pour s’élever jusqu’à Lui.
La gravité de cette passion se révèle encore dans le fait qu’elle est une des trois tentations que Satan présente au Christ dans le désert (Mt 4, 3). En lui résistant, le Christ, Nouvel Adam, rétablit entre l’humanité et Dieu, et partant entre le cosmos et la divinité, la communion que le premier Adam avait rompue. En opposant au diable que « l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu », le Christ restitue à l’homme son centre véritable. Il ne dit pas que l’homme ne se nourrit pas de pain, mais montre la relation nécessaire que celui-ci doit entretenir avec le Verbe. Il dénonce les dissociations et l’idolâtrie que le péché avait instaurées et en guérit la nature humaine qui en est la victime. Il délivre enfin l’humanité de la tyrannie que le diable, par l’intermédiaire de cette passion, lui faisait subir depuis la faute des origines.
Outre qu’elle tyrannise l’homme, l’aliène à son désir et à son plaisir de manger, le rend indisponible pour Dieu et l’éloigne de son centre, la gourmandise a pour la vie de son âme de nombreux effets indésirables, en même temps qu’elle met en péril la santé de son corps.
Les saints ascètes remarquent d’abord que l’excès d’aliments ou de boissons prive l’esprit d’énergie et de vivacité, l’alourdit, le plonge dans un état d’obscurité, de torpeur et de sommeil, conséquences qui se répercutent sur l’âme tout entière. Un tel état rend difficile son envol vers les réalités spirituelles, empêche de mener comme il faut le combat ascétique, rend malaisée la prière, engendre la négligence, et affaiblit l’homme considérablement. Saint Isaac écrit qu’alors « il a perdu la moitié de sa puissance, si bien qu’on peut dire qu’avant d’aller au combat il se trouve soumis sans avoir lutté. Il est vaincu par la volonté relâchée de la chair, sans que ses ennemis aient eu à se donner la moindre peine. »
Une telle disposition a encore pour effet d’entraîner vers le bas toutes ses facultés, orientant en premier lieu ses désirs vers des préoccupations charnelles. Saint Jean Climaque dresse une longue liste des rejetons de cette passion, à qui il fait dire dans une prosopopée : « Mon premier-né est le serviteur de la luxure ; après lui vient en second l’endurcissement du cœur, et le troisième est le sommeil. De moi procèdent une mer de pensées, des flots de souillures, un abîme d’impuretés insoupçonnées et innombrables. Mes filles sont la paresse, le bavardage, la désinvolture, la plaisanterie, la bouffonnerie, l’esprit de contradiction, la raideur, l’opiniâtreté, l’insensibilité, la captivité, la suffisance, la témérité, la vantardise, qui entraînent à leur suite l’impureté de la prière, le tourbillon des pensées, et souvent des malheurs soudains et inattendus, auxquels est étroitement lié le désespoir, le plus néfaste de tous mes rejetons. »
La tempérance
L’action thérapeutique qui vise à guérir l’homme de ses maladies spirituelles doit s’attaquer en premier lieu à la passion de gourmandise, d’une part parce que cette passion est la plus grossière, la plus primitive, d’autre part parce que la victoire sur elle conditionne dans une large mesure le combat contre les autres passions. Ainsi saint Grégoire le Grand écrit : « Personne ne peut prendre le dessus dans le combat spirituel qui n’a d’abord dominé en lui l’ennemi qui se camoufle sous ses appétits gourmands. C’est un leurre que de vouloir engager le combat contre des puissances lointaines, lorsqu’on est terrassé par celles qui sont toutes voisines. Certains hommes, qui ignorent la tactique à suivre dans le combat, négligent de dompter leur gourmandise, mais se lancent dans des combats spirituels : ils ne laissent pas de réaliser parfois des choses importantes qui réclament beaucoup de tempérament, mais dominés par la gourmandise, les attraits de la chair leur font perdre tout le profit de ce qu’ils ont réalisé avec courage ».
* Nous avons vu en examinant la passion de gourmandise qu’elle consiste en premier lieu à désirer les aliments non dans le but de se nourrir, mais en vue du plaisir qu’ils procurent, et que ce plaisir est recherché soit par le biais de la qualité soit par le biais de la quantité, ce qui constitue dans les deux cas une véritable perversion de la fonction nutritive, un détournement de sa finalité naturelle et normale. La thérapeutique de la gourmandise et l’acquisition corrélative de la vertu de tempérance (entendue au sens étroit) qui lui est opposée, consisteront d’abord à opérer un retournement de cette attitude, autrement dit à prendre la nourriture exclusivement par besoin, c’est-à-dire uniquement en vue d’assurer la vie et de maintenir ou de rétablir la santé du corps, en évitant d’une part toute recherche de volupté sensible et d’autre part tout excès par rapport à la stricte nécessite.
Le combat contre la passion s’accomplit principalement par le renoncement au plaisir sensible qui la suscite et la nourrit. Ce renoncement se réalise d’abord par l’évitement des occasions particulières de le rencontrer et par le refus de rechercher les mets agréables. Mais il subsiste une difficulté dans le fait que le plaisir se trouve naturellement lié à la fonction nutritive. Il faut alors s’efforcer, comme le recommande saint Grégoire le Grand, de dissocier le plaisir du besoin et de ne pas s’attacher au premier.
La tempérance consiste donc à strictement parler, plutôt qu’à s’abstenir du plaisir, à ne pas le rechercher et à ne pas s’attacher à lui, et plus fondamentalement à ne lui prêter aucune attention.
Parce que la gourmandise ne porte pas seulement sur la qualité des aliments, mais aussi sur la quantité, les Pères recommandent en même temps d’éviter tout excès et donnent comme principe concret d’application de ne pas manger ni boire à satiété et de rester toujours quelque peu sur sa faim et sur sa soif. Ainsi saint Jean Cassien écrit : « La règle générale à suivre quant à la tempérance, consiste à s’accorder ce qu’il faut de nourriture pour sustenter le corps, pas assez pour l’assouvir ».
Saint Hypatios enseigne : « Nous ordonnons de gouverner le corps, afin qu’il ne soit pas alourdi d’aliments et ne fasse pas sombrer l’âme dans les péchés, et, d’autre part, qu’il ne se racornisse pas et s’affaisse et n’empêche pas l’âme de se consacrer aux choses spirituelles. Mais l’âme doit contraindre le corps, en sorte que, lorsqu’il s’affaiblit, elle lui cède un peu, et lorsqu’il reprend de l’énergie, il resserre les brides »
** Nous avons vu en examinant la passion de gourmandise que son caractère pathologique tient non seulement à ce qu’elle constitue une perversion, un usage contre nature, de la fonction nutritive mais aussi et surtout au fait qu’elle détourne l’homme de Dieu. Nous avons vu comment elle constitue au fond une attitude idolâtrique, l’homme faisant de ses fonctions gustatives et digestives le centre de son être et de leur satisfaction un sujet de préoccupation et parfois même un des buts essentiels de son existence, leur donnant la place qui revient naturellement à Dieu.
La thérapeutique de la gourmandise ne peut consister là encore que dans une conversion, dans un changement d’attitude qui permette à l’homme de redonner la première place au désir de Dieu, à l’attention à Dieu, et de considérer que Dieu est pour lui le seul absolu, la seule fin véritable de son existence, que c’est à Lui « que revient toute gloire, honneur et adoration », et que les biens spirituels que l’on reçoit de Lui sont les seuls qui conviennent véritablement à la nature de 1’homme, et qui soient parfaits. C’est ainsi que saint Jean Cassien dit que c’est par « le désir de la perfection » que l’homme doit s’efforcer d’ « éteindre la concupiscence du manger » et qu’il ne peut se libérer de l’esclavage de la chair et vaincre la passion que par la concentration de son regard sur les réalités spirituelles.
Mais il est incontestable d’autre part que la gourmandise est l’une des « passions corporelles », c’est-à-dire qui ont avec le corps une relation directe et essentielle, non seulement parce qu’elles ne peuvent se manifester que par son intermédiaire, mais encore parce qu’il contribue à les susciter. Or ces passions, comme le dit saint Jean Cassien, « ne guérissent que par un traitement double ». Autrement dit la thérapeutique mise en œuvre au niveau de l’âme doit être complétée par une thérapeutique s’appliquant au corps lui-même. C’est ainsi que les jeûnes, les veilles, le travail corporel peuvent selon les cas et les circonstances contribuer à la guérison de la gourmandise.
Nous avons vu, en étudiant la passion de gourmandise, qu’elle est pour l’âme et le corps de 1’homme la source d’un grand nombre de maux, et que les Pères la considèrent comme « l’introductrice de toutes les autres passions » et comme « la destructrice de tous les fruits des vertus ». Il va donc de soi que la pratique de la vertu de tempérance permet l’élimination de ces maux et de ces passions et inversement « procure la santé » et se révèle le principe d’une multitude de biens et de vertus.
Nous avons remarqué en premier lieu que la gourmandise établit une série d’obstacles à la vie spirituelle, puisqu’elle a pour effets de plonger l’âme dans la torpeur, d’épaissir et d’alourdir l’esprit, de ralentir ses mouvements, l’empêchant de mener comme il faut le combat, réduisant et altérant sa capacité de discernement et rendant malaisée la prière. La tempérance permet de lever ces obstacles et a dès lors pour effet de « faciliter les fonctions de l’âme », notamment de rendre l’esprit plus vigilant, plus dynamique, de renforcer ses capacités de discernement et de compréhension, de favoriser la componction et la prière.
Petits extraits du livre de J-C Larchet : 2° partie, ch. 3 ; 5° partie, ch. 1.