Extrait de l’encyclique de Jean-Paul II, Dieu riche en miséricorde (1980).
La miséricorde révélée dans la croix et la Résurrection (7)
Le message messianique du Christ et son activité parmi les hommes s’achèvent avec la croix et la résurrection. Nous devons pénétrer profondément dans cet événement final […] si nous voulons exprimer totalement la vérité sur la miséricorde, telle qu’elle a été totalement révélée dans l’histoire de notre salut.
[…] Les événements du Vendredi Saint, et auparavant encore la prière à Gethsémani, introduisent dans tout le déroulement de la révélation de l’amour et de la miséricorde, dans la mission messianique du Christ, un changement fondamental. Celui qui « est passé en faisant le bien et en rendant la santé » (Ac 10,38), « en guérissant toute maladie et toute langueur » (Mt 9,35), semble maintenant être lui-même digne de la plus grande miséricorde, et faire appel à la miséricorde, quand il est arrêté, outragé, condamné, flagellé, couronné d’épines, quand il est cloué à la croix et expire dans d’atroces tourments (Mc 15,37 ; Jn 19,30).
C’est alors qu’il est particulièrement digne de la miséricorde des hommes qu’il a comblés de bienfaits, et il ne la reçoit pas. Même ceux qui lui sont les plus proches ne savent pas le protéger et l’arracher aux mains des oppresseurs. […]
Le Christ, en tant qu’homme qui souffre réellement et terriblement au jardin des Oliviers et sur le Calvaire, s’adresse au Père, à ce Père dont il a annoncé l’amour aux hommes, dont il a fait connaître la miséricorde par toutes ses actions. Mais la terrible souffrance de la mort en croix ne lui est pas épargnée, pas même à lui : « Celui qui n’avait pas connu le péché, Dieu l’a fait péché pour nous » (2 Co 5,21), écrira saint Paul, résumant en peu de mots toute la profondeur du mystère de la croix et en même temps la dimension divine de la réalité de la rédemption.
[…] Dans la passion et la mort du Christ — dans le fait que le Père n’a pas épargné son Fils, mais « l’a fait péché pour nous » -, s’exprime la justice absolue, car le Christ subit la passion et la croix à cause des péchés de l’humanité. Il y a vraiment là une « surabondance » de justice, puisque les péchés de l’homme se trouvent « compensés » par le sacrifice de l’Homme-Dieu.
Toutefois cette justice, qui est au sens propre justice « à la mesure » de Dieu, naît tout entière de l’amour, de l’amour du Père et du Fils, et elle s’épanouit tout entière dans l’amour. […]
La dimension divine de la rédemption ne se réalise pas seulement dans le fait de faire justice du péché, mais dans celui de rendre à l’amour la force créatrice grâce à laquelle l’homme a de nouveau accès à la plénitude de vie et de sainteté qui vient de Dieu. De la sorte, la rédemption porte en soi la révélation de la miséricorde en sa plénitude.
[…] Le Christ souffrant s’adresse d’une manière particulière à l’homme, et pas seulement au croyant. Même l’homme incroyant saura découvrir en lui la solidarité éloquente avec la destinée humaine, comme aussi la plénitude harmonieuse du don désintéressé à la cause de l’homme, à la vérité et à l’amour.
[…] La croix du Christ au Calvaire se dresse sur le chemin de cette admirable communication de Dieu à l’homme, qui contient en même temps l’appel qui lui est adressé à participer, en s’offrant lui-même à Dieu et en offrant avec lui le monde visible, à la vie divine ; à participer en tant que fils adoptif à la vérité et à l’amour qui sont en Dieu et proviennent de Dieu.
Sur le chemin de l’élection éternelle de l’homme à la dignité de fils adoptif de Dieu, surgit précisément dans l’histoire la croix du Christ, Fils unique, qui, « lumière née de la lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu » (Credo), est venu donner l’ultime témoignage de l’admirable alliance de Dieu avec l’humanité, de Dieu avec l’homme — avec chaque homme.
[…] Croire dans le Fils crucifié signifie « voir le Père » (Jn 14,9), signifie croire que l’amour est présent dans le monde, et que cet amour est plus puissant que les maux de toutes sortes dans lesquels l’homme, l’humanité et le monde sont plongés. Croire en un tel amour signifie croire dans la miséricorde.
Celle-ci en effet est la dimension indispensable de l’amour ; elle est comme son deuxième nom, et elle est en même temps la manière propre dont il se révèle et se réalise pour s’opposer au mal qui est dans le monde, qui tente et assiège l’homme, s’insinue jusque dans son cœur et peut « le faire périr dans la géhenne » (Mt 10,28).
L’Amour plus fort que la mort, plus fort que le péché (8)
La croix du Christ sur le Calvaire est aussi témoignage de la force du mal à l’égard du Fils de Dieu lui-même, à l’égard de celui qui, seul parmi tous les enfants des hommes, était par nature innocent et pur de tout péché, et dont la venue dans le monde fut exempte de la désobéissance d’Adam et de l’héritage du péché originel. Et voici qu’en lui, le Christ, justice est faite du péché au prix de son sacrifice et de son obéissance « jusqu’à la mort » (Ph 2,8). Lui, qui était sans péché, « Dieu l’a fait péché pour nous ».
Justice est faite aussi de la mort, qui depuis le commencement de l’histoire humaine s’était alliée au péché. Et justice est faite de la mort au prix de la mort de celui qui était sans péché et qui seul pouvait — par sa propre mort — détruire la mort elle-même (1 Co 15, 54-55).
De la sorte, la croix du Christ, sur laquelle le Fils, consubstantiel au Père, rend pleine justice à Dieu, est aussi une révélation radicale de la miséricorde, c’est-à-dire de l’amour qui s’oppose à ce qui constitue la racine même du mal dans l’histoire, le péché et la mort.
La croix est le moyen le plus profond pour la divinité de se pencher sur l’homme et sur ce que l’homme — surtout dans les moments difficiles et douloureux — appelle son malheureux destin. La croix est comme un toucher de l’amour éternel sur les blessures les plus douloureuses de l’existence terrestre de l’homme, et l’accomplissement jusqu’au bout du programme messianique que le Christ avait formulé dans la synagogue de Nazareth (Lc 4,18-21) puis répété devant les messagers de Jean-Baptiste (Lc 7,20-23).
Conformément aux paroles de l’ancienne prophétie d’Isaïe (Is 35,5 ; 61,1-3), ce programme consistait dans la révélation de l’amour miséricordieux envers les pauvres, ceux qui souffrent, les prisonniers, envers les aveugles, les opprimés et les pécheurs. Dans le mystère pascal sont dépassées les limites du mal multiforme auquel participe l’homme durant son existence terrestre : la croix du Christ, en effet, nous fait comprendre que les racines les plus profondes du mal plongent dans le péché et dans la mort ; ainsi devient-elle un signe eschatologique.
C’est seulement à la fin des temps et lors du renouvellement définitif du monde qu’en tous les élus l’amour vaincra le mal en ses sources les plus profondes, en apportant comme un fruit pleinement mûr le Règne de la vie, de la sainteté, de l’immortalité glorieuse. Le fondement de cet accomplissement eschatologique est déjà contenu dans la croix du Christ et dans sa mort.
Le fait que le Christ « est ressuscité le troisième jour » (1 Co 15,4) est le signe qui marque l’achèvement de la mission messianique, signe qui est le couronnement de la révélation complète de l’amour miséricordieux dans un monde soumis au mal.
Il constitue en même temps le signe qui annonce à l’avance « un ciel nouveau et une terre nouvelle » (Ap 21,1), quand Dieu « essuiera toute larme de leurs yeux ; de mort, il n’y en aura plus ; de pleur, de cri et de peine, il n’y en aura plus ; car l’ancien monde s’en est allé » (Ap 21,4).
[…] Le programme messianique du Christ, programme de miséricorde, devient celui de son peuple, de l’Église. Au centre même de ce programme se tient toujours la croix, puisqu’en elle la révélation de l’amour miséricordieux atteint son sommet.
Tant que « l’ancien monde » ne sera pas passé, la croix demeurera ce « lieu » auquel on pourrait aussi appliquer ces autres paroles de l’Apocalypse de saint Jean : « Voici que je me tiens à la porte et je frappe ; si quelqu’un entend ma voix et m’ouvre la porte, j’entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi » (Ap 3,20). Dieu révèle aussi particulièrement sa miséricorde lorsqu’il appelle l’homme à exercer sa « miséricorde » envers son propre Fils, envers le Crucifié.
Le Christ, le Crucifié, est le Verbe qui ne passe pas (Mt 24,35), il est celui qui se tient à la porte et frappe au cœur de tout homme, sans contraindre sa liberté, mais en cherchant à en faire surgir un amour qui soit non seulement acte d’union au Fils de l’homme souffrant, mais aussi une forme de « miséricorde » manifestée par chacun de nous au Fils du Père éternel. Dans ce programme messianique du Christ et la révélation de la miséricorde par la croix, la dignité de l’homme pourrait-elle être plus respectée et plus grande, puisque cet homme, s’il est objet de la miséricorde, est aussi en même temps en un certain sens celui qui « exerce la miséricorde » ?
En définitive, n’est-ce pas la position du Christ à l’égard de l’homme, lorsqu’il déclare : « Dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces petits… c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25,40) ? Les paroles du Sermon sur la montagne : « Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde » (Mt 5,7) ne constituent-elles pas, en un certain sens, une synthèse de toute la Bonne Nouvelle, de tout « l’admirable échange » contenu en elle et qui est une loi simple, forte, mais aussi « suave », de l’économie même du salut ?
Et ces paroles du Sermon sur la montagne, qui font voir dès le point de départ les possibilités du « cœur humain » (« être miséricordieux »), ne révèlent-elles pas, dans la même perspective, la profondeur du mystère de Dieu : l’inscrutable unité du Père, du Fils et de l’Esprit Saint, en qui l’amour, contenant la justice, donne naissance à la miséricorde qui, à son tour, révèle la perfection de la justice ?
Le mystère pascal, c’est le Christ au sommet de la révélation de l’insondable mystère de Dieu. C’est alors que s’accomplissent en plénitude les paroles prononcées au Cénacle : « Qui m’a vu, a vu le Père ». En effet, le Christ, que « le Père n’a pas épargné » (Rm 8,32) en faveur de l’homme, et qui, dans sa passion et le supplice de la croix, n’a pas été l’objet de la miséricorde humaine, a révélé dans sa résurrection la plénitude de l’amour que le Père nourrit envers lui et, à travers lui, envers tous les hommes. « Il n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants » (Mc 12,27).
[…] Voici que le Fils de Dieu, dans sa résurrection, a fait l’expérience radicale de la miséricorde, c’est-à-dire de l’amour du Père plus fort que la mort. Et c’est aussi le même Christ, fils de Dieu, qui, au terme — et en un certain sens au-delà même du terme — de sa mission messianique, se révèle lui-même comme source inépuisable de la miséricorde, de l’amour qui, dans la perspective ultérieure de l’histoire du salut dans l’Église, doit continuellement se montrer plus fort que le péché.
Le Christ de Pâques est l’incarnation définitive de la miséricorde, son signe vivant : signe du salut à la fois historique et eschatologique. Dans le même esprit, la liturgie du temps pascal met sur nos lèvres les paroles du Psaume : « Je chanterai sans fin les miséricordes du Seigneur » (Ps 89,2).