D. Auzenet, réflexion pour une Équipe Notre-Dame
Le combat spirituel est une réalité baptismale. Nous renonçons à Satan et à ses œuvres pour nous attacher au Christ seul. Car lui seul nous fait entrer dans l’alliance nouvelle et éternelle avec le Père.
En fait, le combat spirituel ne devrait pas être vu en le rapportant au démon, mais à Jésus. Ce combat est en effet celui qui va permettre de s’identifier à Jésus, de « le revêtir » pour employer un terme très familier à l’apôtre Paul (Rm 13, 14 ; 1 Co 15, 53-54 ; 2 Co 5, 2-4 ; Ga 3, 27) : en d’autres termes, de transfigurer le premier ou vieil Adam, cet être que nous sommes par notre naissance, en le configurant au second ou nouvel Adam, Jésus.
Où devons-nous engager le combat spirituel ? En nous1. Tout ce que nous consentons pour nourrir l’attachement à notre moi égoïste, au vieil homme, est autant d’allégeances au combat du diviseur qui veut nous détacher du Christ.
I. VIVRE DANS L’ ALLIANCE DU BAPTÊME
Voici deux pistes concrètes pour développer le combat spirituel afférent au baptême2.
1. Se prendre en charge pour exercer les vertus
L’essentiel de nos vies se passe dans un quotidien que l’on ressent souvent comme banal, voire répétitif : il nous offre pourtant bien des occasions de revêtir le Christ, dans des luttes qui peuvent être menées sur plusieurs terrains. En voici quatre : la patience, la constance, le juste jugement, l’obéissance.
La patience
Il est connu que le verbe latin patior qui a donné le verbe français pâtir, et qui est à l’origine du terme patience, connote tout à la fois l’idée de souffrir et supporter : il n’est de patience que celle qui s’exerce, se vit et croît dans l’adversité, voire la souffrance. D’où l’invitation réitérée de Scupoli à ne pas fuir les situations d’adversité, sans pourtant les rechercher :
« Voulez-vous acquérir l’habitude de la patience ? N’évitez point les personnes, les actions et les pensées qui vous portent à l’impatience. Ne cessez point vos relations parce qu’elles vous sont à charge ; et, dans les conversations et les rapports que vous entretiendrez avec les personnes qui vous ennuient, tenez votre volonté toujours prête à souffrir les contrariétés et les dégoûts qui vous arriveront ; sinon vous n’acquerrez jamais l’habitude de la patience » (ch. 37).
La constance
Combattre sur la durée demande régularité et assiduité, en un mot de la constance. C’est ce terme qu’emploie saint Paul à plusieurs reprises dans ses lettres : littéralement traduit du grec, il veut dire « le fait de sous-tenir ». On le trouve par exemple en 2 Corinthiens 12, 12 : « Les traits distinctifs de l’apôtre ont été réalisés chez vous ; parfaite constance, signes, prodiges et miracles » (voir aussi Rm 2, 7 ; 1 Th 1, 3 ; 1 Tm 6, 11 etc.). Elle se manifeste en de multiples occasions de la vie, mais en particulier bien sûr dans l’adversité, et donc les contrariétés dont tout un chacun peut être l’objet.
En termes de constance, il est intéressant d’en présenter deux incarnations et donc deux destins opposés, Judas et Pierre. Le tort de Judas est probablement, après avoir souffert d’un espoir déçu, de s’être enfermé dans le désespoir, de n’avoir pas levé les yeux vers le Seigneur, de n’avoir pas cru en cette miséricorde qui surpasse toute faute. Il s’est condamné lui-même et Dieu n’a rien pu faire pour lui !
Le juste jugement
Lorsqu’il s’agit du jugement quotidien, de l’appréciation de telle ou telle action, et en définitive du discernement, Jésus laisse carte blanche à ses disciples, avec cette même liberté qu’il manifeste en plusieurs occasions : il le montre par exemple face à la Samaritaine (Jn 4) ou face à la femme adultère (Jn 8, 3-11). Et c’est pourquoi un saint Paul se permet de juger, alors même qu’il n’est pas présent sur les lieux du scandale (1 Co 5, 3). Ce qui est requis d’un tel discernement, c’est seulement d’être mesuré, de prendre en compte non seulement la faute et sa gravité, mais aussi la situation du pécheur : l’Évangile le montre dans les exemples déjà cités ou dans les invitations à la miséricorde (Mt 5, 7 ; 9, 13). De sorte que si le jugement aboutit à une condamnation, ce sera celle du péché beaucoup plus que du pécheur. Le combat spirituel doit donc permettre de progresser dans le discernement et de trouver une juste mesure, qui évite de « filtrer le moustique et d’engloutir le chameau » (Mt 23, 24), qui respecte le pécheur et lui laisse toujours la possibilité de s’amender.
L’obéissance
« (Jésus), aux jours de sa chair, ayant présenté, avec une violente clameur et des larmes, des implorations et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort, et ayant été exaucé en raison de sa piété, tout Fils qu’il était, apprit, de ce qu’il souffrit, l’obéissance ; après avoir été rendu parfait, il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent principe de salut éternel. » (Hb 5, 7-9) . L’obéissance est source de bénédictions, et Jésus l’a vécue pleinement au prix de sa vie. Adam par sa désobéissance a entraîné le malheur et la chute : obéir devient ainsi la condition de cette bénédiction qu’est le retour au Paradis perdu. Cette obéissance est très tôt devenue une des caractéristiques essentielles de la vie selon l’Évangile : les Pères du désert l’ont mise au premier plan, et elle constitue l’un des trois vœux de la vie religieuse, que l’on appelle traditionnellement « conseils évangéliques ». Mais, pour le commun des mortels, à qui s’agit-il d’obéir et comment ?

2. Vivre les « œuvres de piété »
Ces « œuvres de piété » que nous propose Jésus et que recommande à sa suite la tradition ecclésiale sont à vivre de façon proactive. Elles sont une forme de protection contre l’Adversaire, et l’éloignent. Elles sont aussi pour celui qui les entreprend des « formes de délestage » qui vont lui permettre de se détacher de lui-même et de se revêtir du Christ. À condition toutefois que l’intention qui les anime soit bien de plaire à Dieu et à lui seul, ce qui n’est pas toujours le cas.
Le jeûne
Sans doute faudrait-il aujourd’hui inviter à de nouvelles formes de jeûne : par exemple celui de la parole, et celui d’une forme envahissante de « beauté ». Il faudrait que nous donnions dans la vie quotidienne toute sa place au silence, en apprenant à « tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler », comme aimaient à le dire nos anciens, ou bien encore en méditant et en appliquant ce que dit la lettre de Jacques à propos de « la langue » (cf. Jc 3, 3-10). « Parmi les choses même qui vous semblent bonnes à dire, plusieurs pourront avec avantage être passées sous silence ; pour vous en convaincre, pensez-y quand l’occasion de les dire sera passée » (Scupoli, ch. 24).
L’aumône
Rappelons d’entrée le principe mis en valeur le livre de Tobie (Tb 4, 7-11) : « Mesure ton aumône à ton abondance : si tu as beaucoup, donne davantage ; si tu as peu, donne moins, mais n’hésite pas à faire l’aumône. » C’est précisément ce que fait la veuve dont il est question dans l’Évangile de Marc (12, 41-44). Ce qui est en jeu dans l’aumône est donc bien moins ce que l’on donne que ceux à qui l’on donne et la manière dont on leur donne. Et tout cela est largement une question de regard. Ouvrir les yeux sur les misères les plus proches géographiquement, ou même physiquement, peut être très dérangeant.
Ce qui frappe dans les Évangiles, c’est que Jésus voit ce que les yeux des disciples ne voient pas. L’aumône, lorsqu’elle n’est pas faite de haut, mais les yeux dans les yeux, représente une manière privilégiée de rencontrer le Seigneur Jésus présent dans le pauvre, et de progresser spirituellement en allant d’ailleurs souvent bien au-delà de l’aumône au sens étroit : le bon Samaritain n’hésite pas, il « charge le blessé sur sa propre monture » (Lc 10, 34). Il s’agit bien d’un combat qui nous reconduit vers Dieu.
La prière
Lorsque Amalek attaque Israël, Moïse ne prend aucune part directe au combat : son rôle n’est pas de guerroyer, mais de maintenir le lien avec Dieu, seul garant de la victoire. Symboliquement, il monte « au sommet » d’une colline, dans ces hauteurs où Dieu se manifeste, et il étend les bras… en croix ! (Ex 17,8-12) Intercession primordiale : dès que les bras « lui en tombent », Israël a le dessous, dès que les bras retrouvent leur position, Israël a le dessus. C’est tout le sens de la prière, en particulier de celle que l’on dit d’« intercession », qui se trouve évoquée ici.
Mais quelle est donc la place de cette prière, personnelle ou communautaire ? N’est-elle pas, comme le pensent tant de nos contemporains, pure perte de temps ? Une première réponse pourrait être de reprendre ce qui a été dit plus haut, du temps qui se reçoit et ne nous appartient pas. Une deuxième serait évidemment de rappeler que Jésus a pris de nombreux et longs temps de prière, seul face à celui qu’il appelle son Père (Lc 3, 21 ; 5, 16 ; 6, 12 etc.).

II. VIVRE DANS L’ALLIANCE DU MARIAGE3
Voici maintenant des pistes de combat en rapport avec la vie conjugale et familiale.
Faire mémoire des grâces initiales
L’une dès clés, c’est la mémoire. De quoi s’agit-il ? Dans l’univers biblique, la mémoire est une faculté qui ne fait pas remonter dans le passé, mais qui rend présent un événement du passé. C’est ce qu’on appelle le « mémorial ». Si le discernement du choix du futur conjoint a été bien mené, faire mémoire de ce choix au moment de l’épreuve aidera à la traverser. Bien sûr, il ne suffit pas de regarder les photos de son mariage pour retomber amoureux de l’autre mais essayer d’être honnête avec soi-même. Même si aujourd’hui j’ai envie de passer mon conjoint à la moulinette, je ne peux pas dire qu’un jour je n’ai pas eu la certitude que c’était lui, que c’était elle. Faire mémoire, c’est l’invitation à unifier sa vie.
Veiller sur le lien matrimonial
Les couples compartimentent trop leur vie quotidienne. Ils voient la vie comme un wagon à compartiments et non comme un wagon tgv. Ils ne font pas toujours le lien entre les décisions qu’ils prennent et la qualité du lien matrimonial. Ce qui est problématique, c’est de ne pas prendre suffisamment conscience que les évolutions professionnelles, l’arrivée d’un nouvel enfant, les engagements financiers, les déménagements, les maladies ont des répercussions sur le couple. Tout ce que vivent les époux affecte le lien matrimonial. Dès qu’une difficulté un peu sérieuse se présente, il est bon de se faire aider pour la mettre en relation avec sa vie de couple et de famille.
Vivre la durée dans l’engagement
Ce n’est pas facile de durer dans un engagement, quel qu’il soit. Le défi est encore plus grand quand il s’agit d’un engagement pour la vie. Je crois qu’on dure quand on y voit un bien. Par nature, nous agissons toujours en recherchant notre propre bonheur. Quand l’Église propose un mariage pour la vie, c’est un bien humain qu’elle propose car elle est experte en humanité. Les couples durent quand ils se remettent régulièrement en face de leur propre engagement et du bonheur qu’ils ont à vivre ensemble.
Il y a en effet une tentation, face à la fidélité : c’est ce qu’on appelle le « démon de midi » ou la « crise du milieu de vie » (cmv). Alors qu’on est en pleine possession de ses moyens, on veut refaire sa vie. Mais nous le savons d’expérience : comme la tortue, nous transportons nos problèmes avec nous. Ce qui aujourd’hui fait difficulté dans ce couple peut aussi être source de discorde dans un autre.
Il y a aussi une autre tentation : celle de la condensation du temps. On prend peur car on se voit dix, vingt ou cinquante ans avec la même personne. Or dix, vingt ou cinquante ans n’existent pas. Selon la belle formule de sainte Thérèse de Lisieux : « Pour aimer, je n’ai qu’aujourd’hui », et c’est d’aujourd’hui en aujourd’hui que je dis déjà dix ans, déjà vingt ans, déjà cinquante ans. Le chrétien est celui qui compte en regardant en arrière. Il est l’homme de la mémoire.
III. VIVRE L’ALLIANCE AU COEUR DE LA TRINITÉ ET DE L’ÉGLISE
Terminons en tirant deux leçons de la prière de Jésus pour le futur de ses disciples. Elle nous est retranscrite par saint Jean au chapitre 17 de son Évangile. Prononcée par Jésus quelques heures avant son arrestation et son entrée dans son combat ultime.
Prier pour soi-même : s’arrêter pour un bilan
Au terme de sa mission révélatrice, Jésus déclare qu’il a glorifié le Père sur la terre en achevant intégralement la mission qu’il lui avait confiée : « Je t’ai glorifié sur la terre en accomplissant l’œuvre que tu m’as donnée à faire » (v. 4).
Mais, après avoir ainsi glorifié le Père, il demande à être glorifié lui-même : « Toi, Père, glorifie-moi maintenant auprès de toi, de la gloire que j’avais auprès de toi avant que le monde n’existe » (v. 5).
Peut-être pouvons-nous trouver ici une piste féconde pour notre prière du soir : dire au Père que nous avons fait de notre mieux, et lui demander de remettre les compteurs à zéro pour repartir demain…
Prier pour la sainteté de la famille et de ses membres
Dans la suite de sa prière, Jésus prie d’abord pour ses disciples, pas pour le monde. Ils sont le don de son Père pour lui, le Fils. Ayant cru en Jésus, ils participent à l’unité d’amour qui existe entre le Père et le Fils. « Garde-les dans la foi à ton Nom que tu m’as donné » (v. 11c). Et Jésus va orienter sa prière dans deux directions :
– Demande de protection : « Je ne te demande pas de les retirer du monde, mais de les garder du mal » (v. 15).
– Demande de sanctification : « Sanctifie-les dans la vérité ; ta parole est vérité » (v. 17). Il demande que ses disciples soient gardés dans une vie filiale modelée sur la sienne.
Ainsi, enracinés dans le sacrement de mariage, le couple peut faire appel à l’Esprit Saint (qui est Seigneur et qui donne la vie) pour qu’il protège et vivifie la famille et chacun de ses membres.
Et pourquoi cette prière n’irait-elle pas jusqu’à demander le salut éternel des êtres aimés, comme Jésus le fait pour ses disciples : « Père, ceux que tu m’as donnés, je veux que là où je suis, ils soient eux aussi avec moi » (v. 24).
Évitant tout repli malsain, la prière de Jésus nous guide à élargir l’horizon à tous les autres : « Je ne prie pas seulement pour ceux qui sont là, mais encore pour… » (v. 20).
***
Le combat spirituel ne vise pas à assurer la pleine réussite du « développement personnel » et une fin heureuse à celui qui l’entreprend. Mais à le rapprocher sans cesse et au plus tôt de ce Dieu auprès duquel il est sûr de trouver son vrai bonheur. À lui faire revêtir le Christ, à le remettre sur le chemin du paradis : pour cette raison, il se vit au jour le jour, sans calcul, dans la joie de la présence divine, mais aussi dans le renoncement.
D. Auzenet
Il faut prendre sa croix « Il faut prendre sa croix, après que l’on a renoncé à soi-même. Ce point est un document de grande perfection ; mais je crois que vous aurez assez de courage pour en embrasser la pratique. Prendre sa croix, ne veut dire autre chose, sinon, prendre et recevoir toutes les peines, contradictions, afflictions et mortifications qui vous arriveront en cette vie, sans exception quelconque, avec soumission. Au renoncement de nous-mêmes, nous faisons encore, ce me semble, quelque chose qui nous contente, parce que c’est nous-mêmes qui choisissons nos croix ; mais ici il faut prendre la croix telle qu’on nous l’impose indifféremment. Il est donc certain, qu’il y a bien plus de difficulté, parce qu’il n’y a point de notre choix, et c’est pourquoi ce point est d’une perfection bien plus grande que le précédent. Et Notre Seigneur nous a bien montré qu’il ne faut pas que nous choisissions la croix, mais qu’il faut que nous la prenions et portions, telle qu’elle nous est présentée ; car lorsqu’il voulut mourir pour nous racheter et satisfaire à la volonté de son Père, il ne voulut pas choisir la sienne, mais reçut humblement celle que les juifs lui avaient préparée ». (Saint François de Sales, Sermon pour la saint Blaise) |
1« Si donc vous désirez atteindre au faîte de la perfection, vous devez vous faire continuelle violence pour dompter généreusement et réduire à néant toutes les affections mauvaises de votre cœur, si légères qu’elles vous paraissent. Il faut vous préparer avec ardeur au combat. Sachez qu’il n’y a point de guerre plus rude, attendu qu’en se combattant soi-même, on trouve en soi-même un adversaire ; il n’y a point de victoire plus agréable à Dieu et plus glorieuse au vainqueur » (Laurent Scupoli, Le combat spirituel, Clovis, Suresnes, 1996, p. 17-18).
2Je m’inspire ici du livre du P. Hervé-Marie Ponsot, o.p., Combat, la spiritualité au quotidien, cerf, 2016.
3Ces trois paragraphes sont extraits du livre de Pierre-Marie Castaignos, Se marier et durer, Salvator, 2020, pp. 158-161.