Extrait d’une conférence de Monique Baujard, directrice du service national Famille et Société de la Conférence des évêques de France, donnée lors du colloque intitulé « La mission (impossible) du couple ? » qui a eu lieu les 11 et 12 décembre 2010 à Bordeaux. Publiée dans la Documentation Catholique n° 2469 du 5 juin 2011.
Pour le sociologue allemand Hartmut Rosa, ce qui caractérise vraiment notre époque, c’est l’accélération (1). Une accélération qui aurait débuté vers les années 1970, mais qui se serait imposée à grande échelle à partir de 1989 par l’effet conjugué de trois révolutions : la révolution politique avec l’effondrement du système soviétique ; la révolution numérique avec le développement d’Internet ; la révolution économique avec les productions « just in time ». Il s’agit bien d’un effet conjugué car la disparition de l’empire soviétique a rendu possibles des interconnexions dans le domaine de l’économie et des technologies de communication qui, à leur tour, ont transformé les modes de production. Il en résulte un bouleversement dans notre appréhension du temps et de l’espace.
Nous avons souvent cette impression que tout va plus vite. Certes, le développement de la technologie nous permet de gagner beaucoup de temps et l’électroménager a considérablement réduit le temps nécessaire pour les tâches domestiques. Mais il reste cette impression que nous n’avons pas le temps, nous sommes toujours pressés. Bien sûr, un cadre qui travaille dans une grande multinationale et qui reçoit à longueur de journée des mails en provenance du monde entier sur son Blackberry ressentira davantage la pression du temps qu’un couple de retraités qui vit à la campagne. Mais tous, nous pouvons constater la perte des rythmes des événements sociaux et la disparition des séquences chronologiques fixes et stables. Par exemple, les fruits et légumes sont disponibles toute l’année et ne sont plus liés à des saisons. Ou encore, il est possible de faire ses courses tous les jours de la semaine et même de nuit par Internet. L’ordinateur et les téléphones portables font que la vie professionnelle envahit la vie privée et inversement. L’apprentissage d’un métier se faisait lorsqu’on était jeune, aujourd’hui la formation professionnelle se fait tout au long de la vie. Les séquences temporelles pour telle ou telle activité ne sont donc plus fixes.
Ce bouleversement du temps bouleverse aussi nos vies, y compris nos vies de famille. Le fait que les événements ne se suivent pas dans le temps mais sont présents de façon simultanée serait à l’origine d’un certain nombre de phénomènes sociaux comme (2) :
· Le caractère de plus en plus éphémère et transitoire des modes, des biens, des carrières, des méthodes de travail, des idées, des images, de la nature, des valeurs et des relations.
· L’augmentation des contrats de travail à durée déterminée.
· Le taux élevé de divorces et d’autres formes de dissolution des ménages.
· La perte de la confiance et de la solidarité intergénérationnelle.
· La volatilisation croissante des comportements électoraux en politique.
· Le sentiment d’un rythme de vie trop élevé qui rentre en contradiction avec l’expérience humaine fondamentale.
La vie humaine était en effet organisée en séquences chronologiques. C’était vrai pour la vie professionnelle : formation, activité professionnelle, retraite. C’était vrai aussi pour la vie familiale : enfance au foyer familial, nouveau foyer avec enfants, phase du troisième âge après le départ des enfants. Aujourd’hui, avec la démultiplication des choix, toutes les combinaisons sont possibles. Le métier, la famille, la religion, l’appartenance politique, le lieu de résidence, voire la nationalité ou l’identité sexuelle, sont l’objet d’un choix possible. Sous l’influence de la sécularisation et de l’individualisation, ces choix se faisaient déjà librement mais jusqu’à il y a peu de temps, ils étaient faits pour la vie entière. Le changement de profession, le divorce, la conversion religieuse ou le changement de bord politique existaient, mais étaient l’exception et ils étaient alors intégrés comme une révision ou une progression dans un projet de vie. Ce qui change aujourd’hui, c’est que la famille, le travail, les appartenances religieuses ou politiques, ou encore les réseaux d’amis font bien objet d’un choix mais d’un choix non définitif. Tout choix est provisoire, révisable à tout moment par la personne elle-même ou par d’autres. On assiste ainsi, selon l’expression des sociologues, à une « temporalisation de l’identité personnelle », qui fait que toutes les positions et décisions fondatrices de l’identité cessent de se rapporter à l’être pour se rapporter au temps. Concrètement, cela donne quelqu’un qui dit : aujourd’hui, je suis catholique, demain, je serai peut-être bouddhiste. Ou encore : aujourd’hui je vis avec quelqu’un, demain on verra. L’identité de la personne ne s’établit donc plus à partir d’un projet de vie orienté vers la stabilité. Pire, ce choix de vie serait intenable dans la modernité avancée. Seuls pourraient survivre dans l’accélération les personnes qui optent pour une identité flexible, disposée au changement permanent.
Les conséquences pour les familles sont énormes. Avant la modernité, les structures familiales et professionnelles restaient stables à l’échelle intergénérationnelle. Dans la modernité dite « classique », les structures familiales et les métiers changeaient au rythme des générations : fonder une famille et choisir un métier étaient des choix individuels et fondateurs de l’identité. Chaque génération était ainsi un vecteur d’innovation. Dans la modernité avancée ou tardive, les structures familiales et professionnelles changent à un rythme plus rapide que l’alternance des générations : une succession d’activités (jobs) remplace le métier ; une série de compagnons pour des périodes plus ou moins longues remplace le conjoint pour la vie entière (3).
Cette temporalisation de l’identité personnelle a donc pour conséquence de relativiser, voire de dévaloriser l’inscription de nos relations dans le temps. Et cela n’est donc pas seulement le fait d’une instabilité sentimentale personnelle mais d’un mouvement d’accélération de la vie sociale qui déstabilise les identités personnelles.
Pour quelqu’un qui vit entre New York, Shanghai et Abu Dhabi, qui passe ses vacances au Brésil ou à l’Île Maurice et qui est, de temps en temps, de passage dans son pied-à-terre parisien, être marié et avoir des enfants obligent à une immobilité géographique et un investissement en temps qui peuvent lui paraître comme des sacrifices hors de proportion avec les bénéfices qu’il pourrait en retirer. Certes, peu de personnes vivent dans ce rythme hyper-accéléré. Mais ce rythme s’impose néanmoins à la vie économique et sociale et nous en subissons les conséquences.
Comment maintenir alors un couple si l’inscription de la relation dans le temps n’a plus de valeur ? Est-il encore possible de faire l’expérience de l’amour chrétien qui, justement, ne peut se déployer que dans la durée ? À vrai dire, malgré l’accélération de la vie, beaucoup de personnes et notamment les jeunes plébiscitent l’idée d’un grand amour qui dure toute la vie. Celui-ci aussi est devenu l’objet d’un choix. Un choix de défier le temps et même de faire du temps son allié dans la vie de couple. Il faut alors, pour reprendre le vocabulaire du sociologue allemand, créer des « îlots de décélération » (4). La famille peut être un tel îlot de décélération, un espace où l’on veille à ne pas se laisser bousculer par le temps mais où l’on prend le temps les uns pour les autres, du temps gratuit, donné, n’ayant d’autre « utilité » que de le passer en compagnie de ceux qu’on aime. Entrer dans une relation de don de soi et de réception de l’autre ne se fait pas de façon instantanée. Bien au contraire, cela prend beaucoup de temps, une vie humaine n’y suffit peut-être pas ! Apprivoiser le temps pour en faire un allié de la vie de famille devient certainement un des grands défis pour les couples aujourd’hui.
(1) Accélération, Hartmut Rosa, Paris, La Découverte, 2010.
(2) Idem.
(3) Idem, p. 352.
(4) Idem p. 108 et suiv.