L’acédie
L’acédie est voisine de la tristesse, à tel point que la tradition ascétique dont saint Grégoire le Grand est l’inspirateur en Occident réunit ces deux passions en une seule. La tradition ascétique orientale cependant les distingue.
Il est difficile de donner une traduction à la fois simple et complète du mot acédie ; les mots « paresse » ou « ennui », par lesquels il est souvent rendu, n’expriment qu’une partie de la réalité complexe qu’il désigne.
L’acédie correspond certes à un certain état de paresse et à un état d’ennui, mais aussi de dégoût, d’aversion, de lassitude, et également d’abattement, de découragement, de langueur, de torpeur, de nonchalance, d’assoupissement, de somnolence, de pesanteur, du corps aussi bien que de l’âme, l’acédie pouvant même pousser l’homme au sommeil sans qu’il soit réellement fatigué.
Il y a dans l’acédie une insatisfaction vague et générale. L’homme au moment où il est sous l’empire de cette passion n’a plus de goût pour quoi que ce soit, trouve toute chose fade et insipide, n’attend plus rien de rien.
L’acédie rend alors l’homme instable dans son âme et dans son corps. Ses facultés deviennent inconstantes ; son esprit, incapable de se fixer, va d’un objet à un autre. Lorsqu’il est seul surtout, il ne supporte plus de demeurer dans le lieu où il se trouve : la passion le pousse à en sortir, à se déplacer, à aller en un ou divers autres endroits. Il se met parfois à errer et à vagabonder. D’une manière générale, il recherche à tout prix des contacts avec autrui. Ces contacts ne sont pas objectivement indispensables, mais porté par la passion, il en ressent le besoin et se trouve de « bons » prétextes pour les justifier. Il établit et entretient ainsi des relations souvent futiles qu’il alimente par de vains discours où il manifeste généralement une vaine curiosité.
Il peut arriver que l’acédie inspire à celui qui y est sujet une aversion intense et permanente pour le lieu où il réside, lui donne des motifs pour en être mécontent, le porte à croire qu’il serait mieux ailleurs. « Il est alors amené à désirer d’autres lieux où il pourra trouver plus facilement ce dont il a besoin ».
L’acédie peut aussi le porter à fuir ses activités, notamment son travail dont elle le rend insatisfait, et elle l’amène alors à en rechercher d’autres, en lui faisant croire qu’elles seront plus intéressantes et le rendront plus heureux…
Tous ces états qui se rattachent à l’acédie s’accompagnent d’inquiétude ou d’anxiété, qui est, outre le dégoût, un caractère fondamental de cette passion. C’est particulièrement à ceux qui s’adonnent à la vie spirituelle que le démon de l’acédie s’attaque : il cherche à les détourner des voies de l’Esprit, à empêcher de plusieurs façons les activités qu’une telle vie implique, et particulièrement à nuire à la régularité et à la constance de la discipline ascétique qu’elle nécessite, à rompre le silence et l’immobilité qui la favorisent.
Ainsi saint Jean Climaque la présente comme « un relâchement de l’âme, un laisser-aller de l’esprit, la négligence de l’ascèse ». Elle rend le spirituel « mou et sans courage pour tous les travaux qu’il a à faire chez lui, l’empêche d’y demeurer et de s’y appliquer ». Sous l’influence de cette passion, son esprit « devient oisif et incapable de toute activité spirituelle » ; il devient indifférent à toute l’œuvre de Dieu, cesse de désirer les biens futurs, va même jusqu’à déprécier les biens spirituels. Tous les Pères voient dans l’acédie un des principaux obstacles à la prière.
S’il est vrai que l’acédie affecte tout spécialement ceux qui s’efforcent de se soumettre à une discipline spirituelle régulière, réduisent pour cette raison au strict nécessaire leurs activités extérieures et leurs déplacements, et recherchent au maximum le silence et la solitude, celle-ci ne laisse cependant pas en paix ceux qui vivent en dehors de toute discipline ou même de toute activité spirituelles. C’est sous d’autres formes qu’elle s’en prend à eux.
Elle prend la forme d’un sentiment souvent obscur et confus d’insatisfaction, de dégoût, d’ennui, de lassitude, vis-à-vis d’eux-mêmes, de l’existence, de leur entourage, du lieu où ils résident, de leur travail ou même de n’importe quelle activité. Ils sont encore affectés d’une inquiétude sans raison, d’une anxiété généralisée, ou d’une angoisse épisodique ou continuelle. Généralement ils se trouvent pris, corrélativement, d’un état de torpeur, d’engourdissement psychique et physique, d’une fatigue générale et constante éprouvée sans raison particulière, d’une somnolence périodique ou permanente de l’âme et du corps.
Souvent, parallèlement, et pour conjurer en quelque sorte ces états pénibles, l’acédie les pousse à de multiples activités et déplacements non indispensables, à des fréquentations sans utilité, et à tout ce par quoi il leur semble pouvoir échapper à l’angoisse et à l’ennui, à fuir la solitude et à combler l’insatisfaction qu’ils ressentent. Alors qu’ils veulent et croient souvent ainsi se satisfaire et se trouver, ils ne font en réalité que se détourner d’eux-mêmes et de leur devoir-être spirituel, de leur nature et de leur destin véritables, et par là même de toute satisfaction pleine et entière.
Ce qui distingue essentiellement l’acédie de la tristesse, c’est que rien de précis ne la motive, que « l’esprit est troublé sans raison », comme le dit saint Jean Cassien. Mais qu’elle n’ait pas de motif ne signifie pas qu’elle n’ait pas de cause. Elle suppose pour pouvoir agir un terrain favorable. Le fait d’être attaché au plaisir et d’être sous l’emprise de la tristesse en constitue une forme dont saint Thalassios souligne l’importance.
La description précédente des troubles qui caractérisent l’acédie, nous permet de comprendre que les Pères la considèrent comme une maladie de l’âme. Ses nombreux effets pathologiques ne font que confirmer cette façon de la considérer.
Le principal de ces effets est un obscurcissement généralisé de l’âme : l’acédie rend l’esprit obscur et l’aveugle, et couvre de ténèbres l’âme tout entière. L’âme devient alors incapable d’appréhender les vérités essentielles. « Elle est vraiment assoupie à l’égard de toute contemplation des vertus et de toute vision des sens spirituels, l’âme qui a été blessée par ce trouble », constate saint Jean Cassien. La conséquence la plus grave est que l’homme est, par cette passion, détourné et maintenu éloigné de la connaissance de Dieu.
Aussi, devant l’ampleur de ces effets, les Pères affirment-ils que l’acédie est la plus pesante, la plus accablante de toutes les passions, « la plus grave des huit », qu’ « il n’est pas de passion pire qu’elle ». Saint Isaac dit qu’elle « fait goûter l’enfer » à l’âme.
La pathologie de l’acédie ne peut être considérée, comme celle des passions précédemment étudiées, comme constituée par la perversion de l’usage d’une faculté particulière. Saint Maxime fait remarquer qu’elle les implique toutes : « Toutes les autres passions affectent dans l’âme soit la partie irascible, soit la concupiscible, soit même la partie rationnelle. L’acédie, elle, s’en prend à toutes les facultés de l’âme ». Mais d’autre part elle n’est pas constituée par leur usage contre nature, n’ayant dans la nature aucun fondement positif.
Elle est en quelque sorte l’engourdissement et l’inactivation d’une part, et la distraction d’autre part, de toutes les facultés qui contribuent à la vie spirituelle de l’homme. Saint Thalassios exprime bien cet aspect dans sa dualité quand il la définit comme « la négligence de l’âme ». Elle pourrait dans une certaine mesure être considérée comme constituée par l’absence du « zèle » spirituel donné par l’Esprit tant au premier homme qu’à l’homme renouvelé en Christ pour qu’ils accomplissent avec ferveur leur tâche spirituelle.
Les remèdes à l’acédie
Nous avons vu en décrivant la passion d’acédie qu’elle a pour particularité de s’en prendre à toutes les facultés de l’âme et de mettre en branle presque toutes les passions, et qu’elle signifie, en conséquence, la mort de toutes les vertus. Aussi, à la différence des autres passions, l’acédie n’est-elle pas susceptible d’être guérie et remplacée par une vertu qui lui serait spécifiquement opposée.
La thérapeutique suppose que la maladie ait été mise au jour et ait été repérée comme telle, car cette passion a pour caractéristique d’être immotivée et d’être en conséquence souvent inconsciente ou incompréhensible, cela d’autant plus que l’un de ses principaux effets est d’aveugler l’esprit et de rendre obscure l’âme tout entière. C’est pourquoi saint Jean Cassien écrit encore que celui qui veut combattre comme il faut « doit s’empresser d’extirper cette maladie du secret de son âme ». Et Abba Poemen note de son côté que « si l’homme la reconnaît pour ce qu’elle est, il obtient le repos ».
La passion se caractérisant pour une part, chez le solitaire surtout, par le besoin de se déplacer, d’entrer en contact avec autrui, il s’agit premièrement de reconnaître que les justifications de ce besoin que l’homme se représente alors ne sont que de vains prétextes dictés par la passion elle-même. Cela l’aidera à ne pas céder à ce besoin.
Lorsque l’acédie se manifeste sous la forme d’une tendance à l’assoupissement, il convient également de lui résister en s’efforçant de ne pas céder à l’engourdissement ou au sommeil. Dans tous les cas, remarque saint Jean Cassien, « l’expérience prouve qu’on n’échappe pas à la tentation d’acédie en fuyant, mais qu’il faut la surmonter en lui résistant ».
Céder à l’acédie serait une mauvaise solution qui ne ferait qu’accroître la maladie. De même que la cause de l’acédie est à l’intérieur de l’homme et non dans sa condition de solitaire, de même le principe de la guérison de cette maladie est à rechercher dans le rapport de l’homme avec lui-même et non dans ses rapports avec autrui, l’impression de pouvoir recevoir une aide des autres étant, dans la grande majorité des cas, fallacieuse. Saint Isaac le Syrien écrit à ce sujet : « La santé et la guérison de l’homme dont l’âme s’enténèbre, lui vient de l’hesychia (la prière du cœur). C’est là sa consolation. Nul ne reçoit jamais dans le commerce des hommes la lumière de la consolation, ni n’est jamais guéri par les relations qu’il entretient avec eux. L’acédie ne le quitte un moment que pour l’assaillir ensuite avec plus de violence. Bienheureux celui qui supporte de telles tentations en restant dans sa cellule ».
Cependant la résistance à la passion ne donne jamais de fruit immédiatement. La victoire sur l’acédie suppose presque toujours un combat long et assidu. Aussi la thérapeutique exige-t-elle avant tout que l’on fasse preuve de patience et de persévérance. La vertu de patience apparaît même comme l’un des principaux remèdes à cette passion. « Par votre patience vous sauverez vos âmes » (Lc 21, 19) ».
L’espérance apparaît comme un autre remède fondamental qui doit être joint à la patience. Un homme « plein d’espérance est le meurtrier de l’acédie qu’il repousse armé de ce glaive » enseigne saint Jean Climaque. Et Évagre conseille : « Lorsque nous nous heurtons au démon de l’acédie, semons en nous de bons espoirs, prononçons avec David cette incantation : « Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, et pourquoi me troubles-tu ? Espère en Dieu, car je le louerai, Lui le salut de ma face et mon Dieu » (Ps. 41, 6) ».
Un troisième remède essentiel est le repentir, le deuil et la componction. Si l’homme « se souvient de ses péchés, Dieu est son aide en tout et il ne souffre pas de l’acédie » enseigne un Ancien. « Que ce tyran soit enchaîné par le souvenir de nos péchés », conseille de son côté saint Jean Climaque qui dit encore : « Celui qui s’afflige sur lui-même ne connaît pas l’acédie ».
Un autre remède important est la « mémoire de la mort », pratique ascétique fondamentale qui consiste pour l’homme à se souvenir en permanence qu’il est mortel et que sa mort peut à chaque instant survenir. À cette « mémoire de la mort » se rattache le conseil, souvent formulé par les Pères, de « vivre chaque jour comme s’il était le dernier », conseil qui a en vue moins de préparer l’homme à bien mourir que de l’aider à bien vivre. La « mémoire de la mort » a, en effet, pour fonction principale d’aider l’homme à ne pas gaspiller le temps précieux pour le salut, à « racheter le temps » comme dit l’Apôtre (Ep 5, 16), et à vivre ainsi chaque moment avec le maximum d’intensité spirituelle. Un apophtegme rapporte : « On demanda à un Ancien : « Pourquoi n’es-tu jamais découragé ? » et il répondit : « Parce que chaque jour je m’attends à mourir » ».
Parmi les remèdes prescrits par les Pères, il faut encore citer le travail manuel. Il peut en effet aider l’homme à éviter l’ennui, l’instabilité, la torpeur et la somnolence qui sont pour une part constitutifs de cette passion. Il peut contribuer à établir ou à maintenir l’assiduité, la continuité de présence, d’effort et d’attention que suppose la vie spirituelle et que l’acédie cherche à rompre. Surtout il s’oppose directement à l’oisiveté qui est l’une des formes principales que peut prendre l’acédie, et qui est une source de maux innombrables. « Travaillez de vos mains comme nous vous l’avons ordonné » (cf. 1 Th 4, 11).
La prière enfin constitue le plus fondamental de tous les remèdes à l’acédie, car l’homme ne peut être totalement délivré de cette passion que par la grâce de Dieu, et ne peut recevoir celle-ci qu’en la demandant par la prière. Sans ce dernier remède, tous les autres n’ont qu’une efficacité partielle ; c’est de lui au contraire qu’ils tirent toute leur force. C’est pourquoi le combat contre la passion, la résistance qu’on lui oppose, la patience dont on fait preuve, l’espérance qu’on manifeste, le deuil et les larmes, la mémoire de la mort, le travail manuel, doivent être accompagnés de la prière qui les fonde en Dieu et fait qu’ils ne sont plus des moyens simplement humains.
Une difficulté tient cependant au fait que l’acédie pousse l’homme à abandonner la prière et l’empêche d’y recourir. Il est alors essentiel qu’il résiste de toutes ses forces à cette tentation et garde la prière s’il ne l’a pas encore abandonnée, ou la reprenne s’il l’a déjà perdue.
« Nous échapperons à cette impression de tiédeur et de lâcheté si nous assignons à notre esprit des limites bien étroites et portons nos regards sur le seul souvenir de Dieu ; ainsi seulement en effet, l’esprit reviendra rapidement à sa ferveur et pourra se soustraire à cette dissipation déraisonnable » (saint Diadoque de Photicé).
La victoire sur l’acédie laisse à l’homme un certain répit dans le combat spirituel. Parce que l’acédie contient d’une certaine façon en elle toutes les passions, aucune passion n’apparaît immédiatement après qu’elle a été détruite. « Ce démon n’est suivi immédiatement d’aucun autre : un état paisible lui succède dans l’âme après la lutte » note Évagre. Outre ce repos, l’effet principal de la victoire sur cette passion est « une joie ineffable » qui remplit l’âme.
Petits extraits du livre de J-C Larchet : 2° partie, ch. 7 ; 5° partie, ch. 5.
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