Vertus et valeurs, quelle différence ?

Interview de Jacqueline Kelen, autrice du livre Le Jardin des vertus. Propos recueillis par Sophie de Villeneuve dans l’émission « Mille questions à la foi» sur Radio Notre-Dame. Article publié par le journal La Croix le 11 avril 2019. Image mise en avant : les 4 vertus cardinales, cathédrale de Strasbourg.

Sophie de Villeneuve : Qu’est-ce qu’une vertu ? Quelle est la différence entre une vertu et une valeur, un mot que l’on emploie beaucoup aujourd’hui ? On parle des vertus cardinales, identifiées par les philosophes grecs et reprises par le christianisme : la force, la prudence, la tempérance et la justice. Qu’est-ce qui fait la différence entre ces vertus et des valeurs ?

Jacqueline Kelen : Tout le monde aujourd’hui, politiciens ou citoyens, à titre particulier ou plus largement, évoque des valeurs : « J’ai des valeurs », « Ce ne sont pas mes valeurs», sans jamais prendre la peine de préciser de quoi il s’agit. Sans doute, en France du moins, on entend probablement par-là la solidarité, la démocratie, les droits de l’homme, le respect de la planète… qui envoient aux oubliettes le beau terme de vertu, qui n’est pas lié à la sphère religieuse, mais qui vient de la philosophie. Dès le V° siècle avant Jésus-Christ, les philosophes grecs les ont célébrées, les ont pratiquées, en dehors de tout sentiment religieux. Les valeurs, elles, sont collectives, et surtout elles évoluent, elles fluctuent, elles changent sans cesse. Les droits de l’homme ne sont pas aujourd’hui une valeur universelle. Les valeurs évoluent et sont liées à notre monde terrestre, temporel.

Les valeurs sont-elles des convictions ?

J. K. : Oui, bien que l’on ne parle même plus de valeurs « morales », un mot lui aussi passé à la trappe. On ne parle que d’éthique, car on ne parle qu’à hauteur d’homme, l’homme étant «la mesure de toute chose», comme disait le sophiste Protagoras.

Les vertus, elles, sont immuables. Tout le monde et de tout temps peut pratiquer la justice, la tempérance, la persévérance, la bonté, etc.

Les vertus sont donc quelque chose que l’on pratique, au contraire des valeurs …

J. K. : Les valeurs rassemblent une société, un peuple, tandis que la vertu est éminemment personnelle. De plus, je ne reçois pas la vertu au berceau,je la découvre, je la développe, je la pratique, elle demande une ascèse, un effort, une discipline … Les vertus demandent que l’on s’évertue !

Pourquoi parle-t-on des vertus morales?

J. K. : Le mot vient du latin « vir » qui désigne la puissance masculine. La vertu désigne la puissance et l’excellence de l’être humain. Elle se décline en plusieurs vertus, mais la vertu au singulier manifeste la grandeur et la dignité de l’être humain, ce qui est éminemment moral. On parle beaucoup de la dignité de l’être humain, mais sur quoi repose cette dignité?

Quand on parle de vertu, le courage par exemple, cela nous est-il donné ? Peut-on le développer?

J. K. : Tout doit être développé !

N’y a-t-il pas des natures, des personnalités, plus courageuses que d’autres?

J. K. : Bien sûr, il y a le tempérament, l’environnement familial et l’éducation. Nous sommes tous en puissance courageux, ou vertueux, mais pour développer ce potentiel, il faut de l’instruction, du travail, des modèles aussi. li faut corriger ses défauts et ses faiblesses, mais malheureusement on entend «corriger » comme s’il s’agissait d’un châtiment. Se corriger, ce n’est pas se punir, c’est se perfectionner.

Les quatre vertus cardinales sont la force, la prudence, la tempérance et la justice. Sont-elles toutes aussi importantes ?

J. K. : Elles sont inséparables. Je les donne dans cet ordre-là, parce qu’il m’a semblé qu’il y avait une progression. Il faut pour commencer dans la vie avoir les ressources de la force, le courage, la volonté, la patience, la résistance et la détermination qui caractérisent la force.

La force et le courage, est-ce la même chose?

J. K.: Oui. On comprend souvent très mal la notion de force, qui n’est en rien de la brutalité ou de la violence. La force est ce qui permet de résister à la brutalité et au conflit, c’est la fermeté d’âme.

La force, la résistance, la patience, la détermination … Ce ne sont pas des valeurs ?

J. K. : Non, sauf à dire qu’elles sont des valeurs morales. Mais pourquoi alors ne pas employer le mot vertu ? On parle de valeurs financières, immobilières … Il y a des valeurs dans tous les domaines. Rendons à César ce qui est à César et à la vertu ce que lui doit toute la tradition occidentale, depuis les philosophes grecs.

Vous mentionnez en effet dans votre livre l’intérêt porté aux vertus par les philosophes grecs et par les théologiens chrétiens, jusqu’à saint Thomas d’Aquin. Mais on a l’impression qu’au cours des derniers siècles, on n’en a plus guère entendu parler … L’Église a-t-elle abandonné ce terme ? La vertu fait-elle encore partie de l’éducation chrétienne ?

J. K. : Je crains que l’exigence du bonheur et du bien-être n’aient envahi toute la réflexion. De nos jours, il n’est question que de se faire du bien, de s’aimer soi-même, alors que le premier commandement nous demande d’aimer l’Éternel, et que dans la philosophie antique il est question de tendre vers le bien et la vérité. Ce qui est la moindre des choses si l’on se veut conscient et digne.

Chapelle N-D des Vertus, La Flèche, 72.

Devenir vertueux, pratiquer ces vertus, peut-on y parvenir?

J. K. : On tend vers cet idéal. La grandeur de l’être humain est toujours de tendre vers un absolu. C’est la différence entre l’éthique et la morale. Les vertus font référence à des vérités supérieures et éternelles, à un absolu, sans parler du divin. Mais quand on est dans le seul registre de la temporalité et de la condition mortelle, on évacue la dimension transcendante, on évacue la morale, qui est liée à un absolu, et on ne parle plus que d’éthique.

Il faut donc s’exercer à devenir plus prudent, plus fort, plus tempérant, plus juste …

J. K. : Ce n’est pas un devoir, c’est une joie !

L e t t re des Éqipes Notre-Dame n°253 Octobre-Novembre 2023

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