L’avarice et la cupidité
L’avarice (philargyrie) désigne, de manière générale, un attachement à l’argent et aux diverses formes de richesse matérielle. Cet attachement se manifeste dans la jouissance éprouvée à les posséder, dans le souci de les conserver, dans la difficulté que l’on éprouve à s’en séparer, dans la peine que l’on ressent à en faire don.
La cupidité (pléonexie, avidité, envie, convoitise), consiste essentiellement dans la volonté d’acquérir de nouveaux biens, dans le désir de posséder davantage.
Ce qui est en cause dans ces passions, ce ne sont pas l’argent, ni les biens matériels eux-mêmes, mais l’attitude perverse de l’homme à leur égard. La finalité de l’argent et des biens matériels est d’être utilisés par l’homme à satisfaire ses besoins relatifs à sa subsistance. Le cupide et l’avare ne respectent pas cette finalité et adoptent à leur égard une attitude pathologique en leur conférant une valeur en eux-mêmes au lieu d’une valeur utilitaire, et en jouissant non de leur usage mais de leur possession.
Alors que dans son état premier l’homme investissait totalement son désir en Dieu et s’attachait à conserver les richesses spirituelles reçues de lui et à en acquérir de nouvelles, se conformant en tout cela à la finalité naturelle de sa faculté désirante, dans ces passions il détourne son désir de cette finalité normale pour le retourner vers les seuls biens matériels, et en use contre nature pour les acquérir et les conserver. L’amour de Dieu et l’attachement aux biens spirituels d’une part, l’amour de l’argent et l’attachement aux biens matériels d’autre part, se fondent sur la même faculté désirante de l’homme, c’est pourquoi ils sont incompatibles et s’excluent l’un l’autre, comme l’enseigne le Christ Lui-Même : « Nul ne peut servir deux martres, ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent » (Lc 15, 13 ; Mt 6, 24).
C’est ainsi que dans la vie de l’avare et du cupide, l’argent et les diverses formes de richesse occupent la place due à Dieu et deviennent pour lui des idoles. « La cupidité est une idolâtrie », « le cupide est un idolâtre », affirme saint Paul (Col 3, 5 ; Ep 5, 5), et à sa suite les Pères. Celui qui est victime de ces passions a au fond la même attitude qu’envers les idoles : il leur accorde en fait la même importance, voire la même sacralité, il fait preuve à leur égard de la même attention, leur porte le même respect, leur manifeste la même vénération, et s’il ne leur offre pas des sacrifices matériels, il leur consacre bien plus en dépensant pour elles toute son énergie, toutes ses forces et tout son temps ; il leur immole son âme.
L’avarice et la cupidité, même si elles ne sont pas suffisamment développées pour exclure totalement Dieu, révèlent un manque de foi et d’espérance en Lui. D’une part, dans ces attitudes, l’homme manifeste qu’ « il espère plus dans son argent qu’en Dieu » et se préoccupe d’acquérir des biens en ne se fiant qu’à lui, alors que Dieu en pourvoit ceux qui le Lui demandent avec foi (cf. Mt 6, 31-34). D’autre part l’homme prétend par là prévoir et assurer, et donc maîtriser, un avenir qui, en fait, ne lui appartient pas, et élabore de vains projets au lieu de s’en remettre en tout à la volonté divine (cf. Lc 12, 16-21). Ainsi il se coupe de Dieu.
Le caractère pathologique de l’avarice et de la cupidité se manifeste également et par voie de conséquence dans les rapports de l’homme avec lui-même. Soumis à ces deux passions, il manque de la plus élémentaire charité à l’égard de lui-même. Il préfère en effet l’argent et les richesses matérielles à son âme. Occupé à accroître et garder une richesse matérielle, il ne peut développer ses potentialités spirituelles et réaliser l’épanouissement de sa nature, et se maintient ainsi lui-même enfermé dans les limites du monde matériel.
Mais c’est également les relations de l’homme avec son prochain qui se trouvent gravement perturbées par ces deux passions. Acquérir des richesses se fait toujours, selon les Pères au détriment d’autrui. Celui qui possède des richesses « s’approprie des biens qui ne lui appartiennent en rien » et prive son prochain d’autant d’argent ou de choses qu’il possède en plus de lui. « C’est en intendant et non en jouisseur qu’il faut user de la richesse » écrit saint Basile. La richesse, soulignent les Pères, est destinée à être partagée, répartie équitablement. L’avare et le cupide ne respectent pas cette finalité, celui-ci en recherchant et accumulant les biens en vue de sa jouissance personnelle uniquement, celui-là en conservant égoïstement l’argent.
L’avarice et la cupidité détruisent encore la charité et pervertissent les relations avec autrui en portant celui qu’elles habitent à ne plus voir dans son prochain qu’un obstacle à la conservation des richesses possédées ou qu’un moyen d’en acquérir de nouvelles. Quand elles n’engendrent pas l’insensibilité vis-à-vis du prochain, l’avarice et la cupidité enfantent l’aversion pour les autres hommes et rendent même celui qu’elles possèdent impitoyable et cruel. Elles provoquent constamment des contestations et des disputes.
L’avarice et la cupidité ont pour caractère fondamental d’être insatiables ; cela permet de comprendre une part importante de leur pathogénie. Pour saint Jean Chrysostome, avarice et cupidité sont une « boulimie de l’âme » : « Il n’y a pas, écrit-il, de plus cruelle maladie que cette faim incessante que les médecins nomment boulimie ; on a beau manger, rien ne vient la calmer. Transportez une telle maladie du corps à l’âme ; quoi de plus affreux ? Or la boulimie de l’âme, c’est l’avarice ; plus elle se gorge d’aliments, plus elle désire. Elle étend toujours ses souhaits au-delà de ce qu’elle possède. »
L’avarice et la cupidité engendrent dans l’âme un état de crainte, d’anxiété ou même d’angoisse : volonté constante d’acheter ou de vendre au meilleur prix, sentiment d’avoir fait de mauvaises affaires, crainte de ne pas voir estimer ce qu’il possède au prix qu’il lui attribue…
À l’anxiété s’ajoute un autre effet pathologique fondamental : la tristesse, l’état dépressif de l’âme. Cet état résulte le plus souvent de la frustration du désir de posséder davantage, du sentiment corrélatif de ne pas avoir assez, ou encore de l’idée que l’on risque de perdre ce que l’on possède, comme de cette perte effective.
L’avarice et la cupidité engendrent et révèlent encore d’autres troubles, dont certains affectent en particulier, une vision délirante de la réalité. Elle se manifeste
– dans la façon de considérer le prochain, considéré exclusivement à travers le prisme de l’intérêt, pour se trouver réduit à un moyen d’enrichissement, à une valeur financière, bref, dans tous les cas, à un objet.
– dans la façon de considérer les objets de richesses eux-mêmes, en leur accordant une importance et une valeur qui excèdent celles qu’ils possèdent en réalité et leur prête en conséquence une attention qu’ils ne méritent pas en vérité.
– dans la façon de leur accorder de fait une valeur absolue, comme si elles étaient durables voire éternelles alors qu’elles sont toutes périssables, destructibles (Mt 6, 19-20 ; Jc 5, 3).
L’avare apparaît ainsi comme troquant le présent contre l’éternel, le périssable contre l’immortel, le visible contre l’invisible, les vrais biens du Royaume, le trésor céleste, contre les biens illusoires, les fausses richesses de ce monde. « Ceux qui vivent dans les ténèbres de la déraison ne reconnaissent plus la véritable nature des choses, ils se roulent dans l’ordure, et le fumier cesse de leur paraître du fumier ; possédés par l’avarice, ils sont insensibles à la mauvaise odeur qu’elle exhale. » (St Jean Chrysostome).
Le caractère pathologique de l’avarice et de la cupidité se révèle encore dans les multiples passions/maladies qu’elles engendrent. À la suite de saint Paul (1 Tm 6, 10), les Pères affirment que la philargyrie est la racine et la mère de tous les maux. Ainsi saint Nicétas Stéthatos demande : « Si cette maladie est un tel mal qu’elle a reçu le nom de seconde idolâtrie, de quel vice ne débordera pas l’âme qui d’elle-même se rend ainsi malade ? »
La non-possession et l’aumône
La situation spirituelle de l’homme tout entier et son destin dépendent du type de richesse qu’il désire acquérir et auxquelles il s’attache ; la question fondamentale est ici de savoir s’il s’amasse « des trésors sur la terre » (Mt 6, 19) ou « des trésors dans le ciel » (Mt 6, 20), car, dit le Christ : « Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (Mt 6, 21).
La guérison de l’avarice et de la cupidité implique, on le voit, une conversion du désir, un retournement de la faculté désirante et de la puissance d’amour de l’homme des richesses de ce monde vers Dieu et les biens spirituels. Les vertus qui permettent le plus directement de leur échapper sont la non-possession et la non-acquisition. Elles signifient le refus volontaire de posséder et d’acquérir quoi que ce soit, à l’exception de ce qui est strictement indispensable à l’existence.
- La non-possession
La non-possession dans le cadre du monachisme est pratiquée dans son sens le plus immédiat et s’identifie à la pauvreté matérielle. Mais il est indispensable dans tous les cas qu’elle constitue une disposition intérieure, une attitude spirituelle à l’égard des biens matériels. On peut ne rien avoir et être hanté par l’esprit de possession, et inversement on peut avoir sans posséder, c’est-à-dire sans être attaché à ce que l’on a. En tant qu’attitude spirituelle de détachement à l’égard de ce que l’on possède, la non-possession a un sens en dehors du cadre monastique, qu’évoque saint Paul lorsqu’il conseille à l’intention de ceux qui vivent dans le monde : « Que ceux qui achètent soient comme ne possédant pas, et ceux qui usent du monde comme n’en usant pas » (l Co 7, 30-31).
Ce qui est fondamental dans la lutte contre l’avarice et la cupidité, et pour acquérir cette vertu de non-possession, c’est de s’attaquer à la cause même du mal en éliminant de l’âme, et cela dès sa première manifestation, tout désir de possession, comme l’enseigne saint Jean Cassien : « Il ne servirait de rien de ne pas posséder d’argent si nous avions en nous le désir d’en posséder » ; « car même celui qui ne possède pas d’argent peut être avare et ne tirer nul profit de son dépouillement parce qu’il n’a pas pu retrancher la cupidité ».
- L’aumône
La charité apparaît comme l’un des principaux remèdes aux deux passions d’avarice et de cupidité, sous l’une de ses formes qui leur est spécifiquement opposée : l’aumône. La vertu d’aumône recommandée à plusieurs reprises parle Christ (Mt : 5, 42 ; 6, 2 ; 10, 18 ; 19, 21. Lc : 3, 11 ; 6, 30 et 38 ; 12, 33. Mc 10,21) et maintes fois évoquée dans les lettres de saint Paul (Rm 12, 8. 1 Co 16, 1-3. 2 Co : 8, 3-15 ; 9, 8. Ga 2, 10) et dans les Actes des Apôtres (Ac : 3, 26 ; 4, 35 ; 10, 2 et 4 ; 20, 35), consiste à partager ses biens, à donner son superflu à ceux qui sont dans le besoin (cf. Lc 3, 11. 2 Co 8, 13-15), et même de son nécessaire à ceux qui en manquent (cf. Mc 12, 43-44).
Le mot grec eleemosunè ne signifie pas seulement aumône, mais encore pitié, compassion. Autrement dit elle implique de toute façon un partage spirituel en même temps qu’un partage des biens matériels, et c’est à ce titre seulement qu’elle appartient à la charité, et qu’elle ne consiste pas seulement en un acte ou une série d’actes (les Pères insistent sur la nécessité de la pratiquer régulièrement, journellement), mais en une disposition intérieure permanente caractéristique de toute vertu. Cette disposition qui accompagne le don apparaît plus importante que le don lui-même (c’est en ce sens que le Christ recommande : « Donnez plutôt en aumônes ce qui est au-dedans de vous » (Lc 11 41) » et c’est elle qui décide finalement de sa valeur spirituelle et définit le profit spirituel que l’homme en retire. « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » (Ac 20, 35). Le don en effet, pour celui qui le reçoit, a une valeur essentiellement matérielle et il disparaît sitôt consommé, alors qu’il est pour le donateur une source de biens spirituels impérissables.
Saint Jean Chrysostome ne cesse de répéter, pour frapper son auditoire, que celui qui fait l’aumône prête en fait à intérêt et se constitue des profits immenses. Cela s’accorde avec l’enseignement du Christ Lui-même : « vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel » (Mt 19, 21) et avec celui de saint Paul : que les riches « sachent partager, de cette manière ils s’amassent un solide capital » (1 Tm 6, 18).
Ce n’est pas l’importance matérielle de l’aumône qui fait sa valeur. Il faut seulement qu’elle soit proportionnée aux moyens de celui qui donne (cf. 2 Co 8, 3. 11 ; Mc 12, 43-44). Saint Jean Chrysostome assure que « ce n’est pas seulement l’action extérieure, mais l’intention secrète qu’Il jugera » ; ce qu’Il demande, c’est « la droiture de la volonté et la pureté de l’intention. Car Dieu veut guérir votre âme par l’aumône et la délivrer de ses maladies ». Aussi, comme le dit encore le même saint, « la vertu de l’aumône ne consiste pas seulement à donner, mais à donner de la manière et pour la fin que Dieu nous commande ».
Pour avoir une valeur spirituelle, l’aumône doit être faite d’une manière désintéressée, c’est-à-dire que le donateur ne doit en attendre aucun profit d’aucune sorte, notamment celui qui découle de l’autosatisfaction. « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » recommande le Christ (Mt 10, 8) qui par ailleurs met en garde à plusieurs reprises contre la vaine gloire qui s’attache facilement à la pratique de l’aumône (cf. Mt 6, 2-4).
Celui qui donne, d’autre part, doit le faire sans aucune réticence, tant à l’égard des biens dont il se sépare qu’à la qualité de celui à qui il donne, mais au contraire le faire avec libéralité ; c’est à ce titre seulement qu’il y a véritablement aumône, dit saint Jean Chrysostome. C’est ainsi que l’Apôtre conseille de donner « sans calcul » (Rm 12, 8), « sans tristesse ni contrainte » (2 Co 9, 7), « de bon cœur » (1 Tm 6, 17-18, Col 3, 23) et « avec joie » (2 Co 9, 7). Saint Jean Chrysostome va jusqu’à dire que l’aumône « ce n’est pas le don, c’est l’empressement et la joie à donner ». L’aumône n’a de valeur spirituelle qu’en tant que forme et manifestation de la charité, que dans la mesure où elle est partage et don par amour pour Dieu et pour le prochain, les deux étant indissolublement liés. « Si quelqu’un possède les biens du monde, et que, voyant son frère dans le besoin, il lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeure-t-il en lui ? » (1 Jn 3, 17). « Il n’y a point de différence entre donner à un pauvre ou à Jésus-Christ » ; « lors donc que nous donnons l’aumône à un pauvre, donnons la lui comme à Jésus-Christ » (St Jean Ch.).
La non-possession et l’aumône apparaissent comme des remèdes à tous les maux que ces deux passions engendrent. « Celui qui a vaincu cette passion [de l’avarice] a coupé la racine de toutes les inquiétudes et de tous les troubles de l’esprit », écrit saint Jean Climaque. La non-possession, singulièrement, met fin au trouble intérieur et établit l’âme dans la paix : elle est, dit le même saint, « un affranchissement de toutes les inquiétudes de la vie ».
En délivrant l’homme des soucis inévitablement liés à toute possession, elle le libère radicalement de son aliénation aux biens de ce monde et lui permet de se soucier exclusivement de Dieu et d’être pleinement disponible pour Lui. Le Christ lui-même présente l’appauvrissement volontaire comme la voie de la perfection qu’empruntent ceux qui veulent Le suivre véritablement.
Elle délivre l’homme notamment de son insensibilité, l’une des finalités que Dieu confère à l’aumône étant d’ailleurs de « nous apprendre à compatir aux maux du prochain ». Elle le libère aussi des diverses formes d’agressivité générées par ces deux passions. Pratiquée avec humilité, elle élimine tout mépris du prochain et implique au contraire son respect.
En pratiquant l’aumône, l’homme imite Dieu, se montre véritablement son fils adoptif et s’assimile à Lui. « C’est spécialement cette vertu qui imite Dieu ; elle est le propre de Dieu qui a dit : « Soyez miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux ».
Petits extraits du livre de J-C Larchet, Thérapeutique des maladies spirituelles, Éd. Cerf : 2° partie, ch. 5 ; 5° partie, ch. 3.