Un enseignement catéchétique
Il s’est écoulé quelque 35 ans entre l’expérience vécue et la catéchèse transmise par Luc. Cléophas se souvient bien, certes, de cette conversation sur le chemin. Peu à peu, elle s’est ordonnée, elle s’est stéréotypée. En écoutant son discours, nous remarquons qu’il a l’allure d’une récitation, qu’il a pris la forme même de la catéchèse traditionnelle, fixée en deux « arrêts » (v. 17 sur la route, & 29 à l’auberge). Dans la première moitié du récit, tout est obscur, on pourrait la symboliser par le visage sombre des disciples. Dans la deuxième partie, tout est lumière, vie et joie ; on pourrait la symboliser par le cœur brûlant. Au centre, Jésus formule la Révélation du dessein de Dieu réalisé en Lui, dont témoignent les Écritures : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ? » (v. 26).
Un véritable modèle spirituel
Le fait réel vécu par les 2 disciples est présenté comme exemplaire : il devient l’image de notre cheminement spirituel. Ici, le voyage est décrit de façon à représenter la vie des disciples comme un drame en trois actes : 1. La catéchèse, qui se déploie sur la route, est elle-même entretien (homiléô, v. 15), marche pas à pas et progrès sur la Voie. 2. Le partage du pain se situe à Emmaüs, au gîte d’étape, au lieu où les voyageurs refont leurs forces. 3. Le témoignage est proclamé à Jérusalem, et d’abord aux Onze. Il nous est proposé en trois expressions : « Il est vivant » (v. 23 dans la bouche de Cléophas qui n’y croit pas) ; « Il est entré dans sa gloire » (v. 26 dans la bouche de Jésus) ; « Il est réellement ressuscité » (v. 34 dans la bouche des Onze). L’enseignement ainsi déployé porte sur la vie de foi, sur la présence mystérieuse du Seigneur (invisible, aphantos, sans apparence) qui reste avec nous sur tous nos chemins, dans nos désespérances et nos obscurités. Et sur l’importance du sacrement eucharistique dans la vie du chrétien, rencontre unique avec le Christ qui ravive la foi et fait brûler le zèle apostolique…
Tout baigne dans une atmosphère liturgique
Car ce récit historique, riche de tout un enseignement catéchétique et spirituel, nous est donné dans l’atmosphère liturgique du partage eucharistique, moins centré sur le récit de la Cène que sur celui de la multiplication des pains. En effet, contrairement à Marc et Matthieu, Luc ne rapporte qu’une seule multiplication des pains. S’il a omis la seconde, c’est pour la transposer dans le partage du pain d’Emmaüs ; dans les deux récits (Lc 9 & 24), on trouve la même séquence : le jour décline, on s’attable, Jésus prend le pain, dit la bénédiction, le donnait… L’allusion prend une portée théologique considérable : elle signifie que c’est seulement après la Résurrection que commence la véritable multiplication des pains, celle qui dure (l’imparfait) jusqu’à la fin des temps. Jésus se fait le convive des hommes, il leur donne, il continue à leur donner le Pain de Vie, et dans ce contact avec lui, d’un type unique, la foi le reconnaît. Et l’insistance au début du récit sur « le même jour » (v. 13) montre bien l’intention du récit : il réalise déjà la condensation liturgique du temps dans le dimanche chrétien.
Enfin, on trouve le schéma de l’assemblée eucharistique
L’ensemble du récit a même épousé ce schéma. Bien souvent, nous y arrivons chacun avec le visage sombre, avec notre charge de préoccupations diverses, avec nos soucis, notre travail du jour, nos problèmes de la veille et nos projets du lendemain, et nous ne sommes guère à l’unisson de ce qui se prépare. La célébration commence par des lectures, de l’Ancien et du Nouveau Testament… puis le commentaire, l’homélie : il leur interpréta, dans toutes les Écritures, ce qui le concernait. Et peu à peu toute cette préparation rend notre cœur brûlant. Et alors, nous sommes prêts, nous sommes mûrs pour l’Eucharistie. Nous avons faim de sa présence. C’est le moment du « Reste avec nous ». Nos yeux s’ouvrent et nous pouvons communier. Nous avons rencontré le Seigneur. Et dès l’instant qu’on a été touché par le Christ, un désir intense nous brûle : aller communiquer la bonne nouvelle. « Allez dans la paix du Christ, Allez porter l’Évangile du Seigneur ».
Jésus le Sauveur en marche sur la route
Il faut ajouter qu’en feuilletant l’œuvre de Luc, nous pouvons repérer deux autres récits qui se rapprochent du récit des Pèlerins d’Emmaüs : en Luc 10, la parabole du bon Samaritain, et en Actes 8, le baptême de l’eunuque. Dans chaque récit, les voyageurs sont en état de privation ou de détresse : dans la parabole, l’homme blessé est dépouillé, à demi-mort. Les pèlerins sont privés de la grande espérance messianique qui les avait, soulevés avec Jésus de Nazareth. L’eunuque n’a pas l’intelligence de ce qu’il lit. Par l’huile et le vin, le partage du pain, et l’eau, Jésus est le Sauveur qui guérit l’humanité blessée par les sacrements de l’Église.