Les sens spirituels

Les sens spirituels

Père Claude FLIPO, s.j. Lille Revue Carmel, n° 144, Sentir Dieu, juin 2012, pp. 81-90.

Après le « crépuscule des mystiques » et la méfiance qui s’en est suivie envers toute expression affective de la foi, laissant place à l’éducation janséniste du xixe siècle, après l’engagement des laïcs dans le monde, promu par l’Action Catholique, au risque d’un certain activisme et assèchement de la vie spirituelle, voici le retour du sentiment religieux, la recherche de l’expérience affective de Dieu. On peut s’en réjouir, même si les maîtres de la tradition chrétienne ont toujours distingué soigneusement la volonté droite et le sentiment, la grâce et la consolation. Mais une saine prudence envers les manifestations sensibles de la foi, si elle invite au discernement, ne doit pas tourner à la défiance. Car, ainsi que le fit remarquer jadis le P. Rousselot dans un article célèbre : « Une pareille défiance ne va pas sans µn sérieux dommage pour la psychologie, pour l’exactitude et pour le profit de leurs disciples ; et les plus clairvoyants des ascètes et des mystiques l’ont très bien vu 1. »

Aperçu doctrinal

Que l’on parle du sens spirituel au singulier, ou des sens spirituels ou intérieurs analogues aux sens corporels, l’expression, au-delà de la diversité du vocabulaire, traduit une expérience simple : Dieu sensible au cœur ! Tout se passe, dans la vie spirituelle, comme si l’homme possédait un organe ordonné à la perception consciente des réalités divines. Cette sensibilité désigne alors une perception immédiate, non discursive, de l’esprit, une saisie dans la foi, une passivité à l’action de Dieu : « pati divina ». Les psaumes l’attestent abondamment : « Goûtez et voyez comme est bon le Seigneur ! » ; et saint Paul l’évoque en écrivant aux chrétiens de Philippes : « Que votre charité abonde de plus en plus en clairvoyance et en sensibilité affinée (aistèsis), pour discerner ce qui convient le mieux. » Une capacité de discernement, fruit de l’agapè, qui applique à la conduite morale le tact affiné des choses d’en haut.

Y a-t-il donc un sens spirituel, à la fine pointe de l’esprit, ou plusieurs sens, analogues aux sens corporels ? François de Sales semble opter pour la pluralité lorsqu’il écrit dans son Traité de l’Amour de Dieu (VI, 3) que dans le recueillement profond de la contemplation, « quand Notre Seigneur répand une suavité qui témoigne de sa présence, les puissances, voire même les sens extérieurs de l’âme, par un secret consentement, se retournent du côté de cette intime partie où est le très aimable et cher Époux ». La tradition ancienne ne permet pas de trancher clairement entre deux conceptions : celle d’un sommeil des sens permettant à l’esprit, dégagé des affections désordonnées, de contempler les réalités d’en haut, et celle d’un éveil, d’une participation des sens aux joies de l’esprit. Les Pères grecs, davantage influencés par une anthropologie de type platonicien, opposent radicalement l’esprit tourné vers Dieu, capax Dei, aux sens corporels, adaptés aux réalités du monde matériel. C’est ainsi que les initiateurs de la doctrine des sens spirituels, Origène et Grégoire de Nysse, mettent en garde contre toute interprétation « charnelle » des images du Cantique des cantiques.

La tradition ultérieure sera plus nuancée en mettant l’accent sur l’Incarnation. Le Verbe s’est fait chair, l’Invisible s’est rendu visible, sensible à nos sens, selon l’affirmation de saint Jean : « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie, nous vous l’annonçons pour que vous soyez en communion avec nous » (1 Jn 1,1). Le Fils s’est incarné pour rendre Dieu sensible aux hommes qui ne savaient plus voir et sentir que « selon la chair » par suite du péché. Saint Bernard analysera finement cette restauration des sens par la grâce chez ceux qui accueillent le Verbe par la foi : « L’oreille s’ouvre la première à la vie parce qu’elle fut la première porte de la mort ; l’ouïe qui troubla notre vue doit lui rendre la clarté, car si nous ne commencions par croire, nous ne comprendrions pas… Il faut donc que la foi clarifie l’œil pour qu’il voie Dieu… En attendant que la vue soit mise au point, il faut éveiller l’ouïe et l’exercer à recevoir la vérité… Je serai digne de voir si, avant de voir, je sais obéir, et je pourrai contempler en paix celui devant lequel m’aura précédé l’offrande de ma soumission 2 ».

Écouter, voir, toucher, goûter… Exercer l’ouïe avant de pouvoir voir. Les sens spirituels seraient pluriels, comme les corporels, s’éveillant l’un l’autre vers une plus grande intériorité. La question se précise alors : les sens spirituels sont-ils seulement analogues aux sens corporels, ou sont-ils en continuité ? Une fois transformés par l’Esprit Saint, les sens ne s’ouvrent-ils pas à un nouveau mode de connaissance, selon l’expression de saint Paul : « Même si nous avons connu autrefois le Christ selon la chair, nous ne le connaissons plus ainsi à présent » ? Sens corporels transfigurés ou sens intérieur ? La tradition reste complexe à ce sujet. Le Nuage de l’inconnaissance remarque que Dieu peut réjouir le corps de douceurs et de consolations, dont certaines peuvent venir « du dehors », par les fenêtres de nos sens et de notre entendement, et doivent de ce fait être soigneusement discernées parce qu’elles peuvent être bonnes ou mauvaises, et d’autres « du dedans, jaillissant de l’excès et abondance de félicités spirituelles et d’une vraie dévotion en l’esprit. » Du dehors, comme le propose saint Ignace, par l’application des sens de l’imagination à une scène de l’Évangile, pour préparer et disposer aux dons de l’Esprit Saint, ou encore à l’occasion d’une lecture, d’un témoignage ou d’une célébration festive. Ou du dedans, par une communication de Dieu sans l’intermédiaire des sens ou du raisonnement : « Seul, Dieu notre Seigneur donne à l’âme la consolation sans cause précédente. C’est en effet le propre du Créateur d’entrer, de sortir, de produire des motions en elle, l’attirant tout entière dans l’amour de sa divine Majesté 3 ». Ruysbroeck souligne les degrés de cette communication de l’esprit jusqu’aux sens par l’avènement intérieur du Christ qui enflamme les cœurs : « De cette ardeur provient l’unité du cœur… de cette unité vient la ferveur intime… De la ferveur vient un amour sensible qui pénètre les cœurs et la puissance concupiscible de l’âme. »

Redondance, retentissement dans les sens détachés des objets du monde d’une expérience de Dieu vécue dans un autre ordre, proprement spirituel. Jean de la Croix reconnaît aussi cette capacité des sens corporels, une fois purifiés, d’être affectés par les motions divines communiquées à l’esprit : « Les sens peuvent recevoir du goût et du plaisir, ou de la part de l’esprit — moyennant quelque communication qu’il reçoit intérieurement de Dieu — ou de la part des choses extérieures communiquées aux sens 4. » La partie sensitive de l’âme étant apaisée, les sens se retournent à l’intérieur pour subir l’impression de ce qui est perçu par l’esprit. « Désormais ce n’est plus elle qui reçoit, c’est plutôt elle qui est reçue en l’esprit. Et ainsi, elle possède toutes choses à la façon de l’esprit 5. »

Nécessité du discernement

Qui peut vivre sans affections ? s’écrie saint Augustin. « Et pensez-vous, frères, que ceux qui craignent Dieu, honorent Dieu, aiment Dieu, n’aient pas d’affections ? L’homme ivre se réjouit, et le juste ne se réjouirait pas ? » Le sentir a donc sa place, son rôle normal en toute vie spirituelle, comme l’affirme Ignace en résumant la tradition : « Ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui satisfait et rassasie l’âme, mais de sentir et goûter les choses intérieurement 6. » Mais tout « sentir » n’est pas selon l’Esprit. Car il y a opposition entre le sentir d’en haut et celui d’en bas, affrontement entre l’esprit et la chair (Ga 5,17). Augustin l’a fortement souligné, en s’appuyant sur sa propre expérience : l’homme qui vit « selon la chair », englué dans les plaisirs des sens, ne peut sentir les choses d’en haut, il ne peut se retourner vers Dieu qu’attiré par un autre plaisir. La délectation charnelle ne peut être vaincue que par la délectation spirituelle. C’est pourquoi, quand l’homme se convertit au Seigneur, il change de plaisir : « Tout homme qui s’est converti à Dieu voit se changer ses délectations, se changer ses délices : car elles ne lui sont pas enlevées, mais changées. » Il y a, dit-il, plaisir dans le Seigneur, qui est le vrai Sabbat, le vrai Repos : « Qui peut délecter autant que Celui qui a fait tout ce qui nous délecte ? » Pourquoi le psalmiste demande-t-il d’être enseigné par la douceur, sinon « pour que la grâce de Dieu lui soit connue de plus en plus par la douceur de sa bonté ? » Dieu donne l’amour de Dieu et du prochain afin que, nous inspirant une si grande douceur, celui qui la reçoit non seulement méprise les autres plaisirs, mais qu’il puisse supporter toutes les souffrances et contradictions. Saint Grégoire le Grand reviendra souvent sur cette opposition des plaisirs par la constatation devenue classique : « Il y a cette différence entre les joies des sens et celles de l’esprit, que celles, là, quand on ne les possède pas, excitent de violents désirs, et le dégoût quand on les possède ; au contraire les joies spirituelles n’attirent pas quand on ne les possède pas, et quand on les possède, elles enflamment les désirs et on veut les posséder plus abondantes 7 ».

Mais ce plaisir, cette délectation est à comprendre de façon profondément spirituelle : « Tu as fait que le bien me délecte », dit Augustin. Et ce bien, c’est la Vérité, c’est la Sagesse. « Marie, aux pieds de Jésus, se délectait de la Vérité, elle écoutait la Vérité. Elle mangeait Celui qu’elle écoutait. La délectation du cœur humain, c’est la lumière de la Vérité, l’abondance de la Sagesse ; il n’y a pas de volupté qui puisse, même partiellement, lui être comparée. » Da mihi amantem, et sentit quod dico. Donne-moi celui qui aime et il sent ce que je dis.

Allons plus loin avec Augustin : si, dans l’Esprit saint, le plaisir est de ne plus pécher et d’être délivré du filet des passions, s’il est retournement vers Dieu de l’affectivité, il est alors le chemin de la liberté. Cette délectation spirituelle qui est le fruit de l’amour, — paix et joie dans l’Esprit saint — et cet amour qui est le poids de la volonté, amor meus, pondus meus — fait que celle-ci agit alors librement. Elle est libre de choisir selon Dieu. Un seul mouvement, un seul acte spirituel donné à l’âme en même temps qu’accompli par elle, par un consentir au sens fort de sentir, avec, d’avoir en soi « les sentiments qui sont dans le Christ Jésus ».

Le P. Rousselot a exprimé ce mouvement de façon magistrale : « L’opération de Dieu dans la volonté, la grâce de Dieu qui fait vouloir, Augustin a compris qu’elle consiste justement à changer l’amour de l’âme, à changer le plaisir suprême et décisif du moi… Cette pointe extrême, ineffablement aiguë et sensible, de ma personnalité qui s’insère dans l’autre… Cette flamme spirituelle, suprême expression de moi-même, Dieu la dirige où il lui plaît — et il me plaît. Dieu opère en moi mon plaisir, il fait que je préfère, il fait que j’aime, il fait que je me plais. Augustin dit : ut delectet ».

Une telle doctrine enseigne comment le sentir spirituel s’intègre dans l’agir chrétien, commente Mouroux : « Elle est incompréhensible en dehors de l’affectivité donnée d’en haut, pour guérir et délivrer l’homme pécheur », dans sa lutte entre deux affectivités, deux sentir, deux amours qui bâtissent deux cités, par l’histoire héroïque du combat entre Jérusalem et Babylone 8.

Purification du sentir

Ainsi, la consolation sensible est spirituelle, quand sa source et son objet sont divins, et elle est sensible parce qu’elle est éprouvée non dans la seule volonté, mais dans le cœur de chair et le sens même. Mais la consolation n’est pas le seul aspect du sensible. Au sentir heureux succède le sentir douloureux, fait d’épreuves, de tentations et parfois de dégoût, qui introduisent la désolation dans le cœur. Le sentiment de la présence de Dieu est retiré. Et c’est à travers ces vicissitudes, joies et tristesses, abondance et aridités, que se purifie le sentir. Parmi les raisons pour lesquelles nous nous trouvons désolés, saint Ignace indique que le Seigneur le permet « pour éprouver ce que nous valons et jusqu’où nous pouvons aller dans son service et sa louange, sans un tel salaire de consolations et d’immenses grâces 9 », pour que nous prenions conscience que notre amour est encore « mercenaire » (Augustin).

Consolations et désolations sont, dans les commencements, comme une préparation, un appel à la liberté, des moyens dont Dieu se sert comme de signes intérieurs pour nous montrer le chemin de l’union, et qui ont rempli leur rôle lorsqu’ils ont suscité, par le discernement spirituel, le consentement et le choix. Discernement nécessaire, car « le cœur humain est compliqué » et son affectivité est sollicitée à des niveaux fort différents, selon les objets qui le touchent. « Les affections que nous sentons en notre appétit raisonnable, dit François de Sales (en le distinguant de l’appétit sensible ou sensuel qui est le siège des passions), sont plus ou moins nobles et spirituelles selon qu’elles ont leurs objets plus ou moins relevés, et qu’elles se trouvent en un degré plus éminent de l’esprit 10 ». C’est ainsi qu’il distingue les affections naturelles, qui concernent le bien du corps, les affections raisonnables qui tendent aux vertus morales, les affections chrétiennes qui font désirer ressembler au Christ, et enfin les affections proprement divines et spirituelles « que Dieu lui, même répand dans nos esprits et qui tendent vers lui sans l’entremise d’aucun discours ni d’aucune lumière naturelle ». Comme ces « affections » ne sont pas sans se mêler, parfois jusqu’à la confusion, il est fort nécessaire de les distinguer au cœur des intentions qui nous font agir. D’où l’apophtegme bien connu : « Sois le portier de ton cœur, comme une sentinelle qui interroge tour à tour les pensées qui te sollicitent avant de leur ouvrir la porte, et tu verras que tu as un combat. » Le discernement des esprits n’a pas seulement pour but de distinguer les pensées bonnes des mauvaises, mais encore, une fois que le cœur s’est tourné résolument vers le Seigneur, de découvrir celles qui « sous l’apparence du bien » peuvent induire une intention perverse du Malin. L’homme spirituel doit être comme un changeur averti qui distingue la vraie de la fausse monnaie.

C’est pourquoi la tradition spirituelle de l’Église est fort prudente et regarde avec suspicion les émotions ou consolations qui rejaillissent des forces affectives non refondues par la grâce et qui sont sujettes à de redoutables illusions. L’abandon au sensible est l’un des dangers majeurs de la vie spirituelle. Dieu fait sentir son action quand il le veut, mais c’est pour préparer les âmes à se mettre en chemin, et après les rudes purifications de la traversée du désert, pour les disposer à percevoir avec un cœur purifié les « motions » délicates de son Esprit. Car, ce n’est pas au plan du sensible que se réalise l’union à Dieu, mais dans la foi vécue en Église et dans la fidélité à la volonté de Dieu reconnue et aimée. C’est Dieu, et non la joie que l’on trouve en Dieu, qui est le terme propre de l’élan spirituel.

Le Seigneur prend les siens comme ils sont, encore englués dans la vie des sens, et les attire à lui par des consolations sensibles. Et quand ils se sont résolument tournés vers lui, il les purifie par l’aridité d’un service désintéressé, le renoncement à leur volonté propre et les croix de la vie apostolique, ou, pour les contemplatifs, par la nuit des sens. Il les fait ainsi entrer dans la connaissance intérieure du Christ, de sa douceur et de son humilité, pour avoir part à ses souffrances et la puissance de sa résurrection (cf. Ph. 3, 10). Mais là encore, il leur donne d’éprouver cette joie profonde et sûre que personne ne peut enlever, celle dont témoigna Thérèse de Lisieux au terme de sa vie :
Je sais bien que, tout en n’ayant pas la jouissance de la foi, je tâche au moins d’en faire les œuvres… Malgré cette épreuve qui m’enlève toute jouissance, je puis cependant m’écrier : Seigneur, vous me comblez de joie par tout ce que vous faites. Car est-il une joie plus grande que celle de souffrir pour votre amour ?

Père Claude FLIPO, s.j. Lille Revue Carmel, n° 144, Sentir Dieu, juin 2012, pp. 81-90.

Notes. 1. P. ROUSSELOT, « La grâce d’après saint Jean et d’après saint Paul », Recherches de Science Religieuse, fév.-avr. 1928, p. 103. 2. Bernard de Clairvaux, Œuvres mystiques, « Sermon sur le Cantique 28,5 », trad. A. Béguin, 1953, p. 341. Traduction légèrement différente : cf. « Sermons sur le Cantique », t. II, Sources chrétiennes, n° 431, Le Cerf, 1998, « Sermon 28,5.6 », pp. 356-357. 3. Exercices spirituels 330. 4. Jean de la Croix, Œuvres complètes, Montée du Mont Carmel, III, 26, trad. P. Cyprien, DDB, Paris, 1967, p. 307. 5. Jean de la Croix, Œuvres complètes, Nuit obscure, I, 4, trad. P. Cyprien, DDB, Paris, 1967, p. 392. On trouvera cette citation et les autres, avec leurs références, dans Dictionnaire de Spiritualité, à l’article « Sens spirituel », pp. 598-617, qui a directement inspiré nos réflexions. 6. Exercices spirituels 2. 7. Grégoire le Grand, « Homélies sur l’Évangile », livre II, Sources chrétiennes, n° 522, Le Cerf, « Homélie 36,1 », p. 395. 8. Citations dans Jean MOUROUX, L’expérience chrétienne, Aubier, 1952, ch. 10 « Le sentir spirituel ». 9. Exercices spirituels 322. 10. François DE SALES, Traité de l’Amour de Dieu 1,5.