Après l’épisode de la multiplication des pains, Jésus a voulu éviter qu’un certain succès ne tourne la tête des disciples. Il les oblige à traverser le lac, à retourner à la maison… Des lendemains qui déchantent : panique des disciples devant Jésus marchant sur l’eau, naufrage de Pierre dû à sa petite foi… Vient ensuite au début du ch. 15 un débat avec les scribes et les pharisiens sur la pureté, qui ne provient pas de l’ingestion d’aliments sélectionnés, mais du cœur purifié. « C’est du cœur que proviennent les pensées mauvaises… C’est cela qui rend l’homme impur, mais manger sans se laver les mains ne rend pas l’homme impur. » Voici alors notre épisode. Jésus s’est retiré hors d’Israël, au Nord, dans ces territoires païens, le Liban actuel. Cette femme qui vient le supplier pour sa fille est une païenne.
Le silence de Jésus et la tentation de la douane
Jésus se tait, invoquant le premier temps de la mission, dirigée vers « les brebis perdues de la maison d’Israël ». Car le peuple que Dieu a choisi a été préparé et façonné depuis la promesse faite à Abraham par les révélations faites aux patriarches, par les prophètes envoyés pour guider les croyants et leurs gouvernants, par le chant des Psaumes inspirés, mais aussi par les épreuves que ce peuple a traversées. Les autres peuples, non préparés par cette longue pédagogie divine, ne pouvaient pas profiter pleinement de la prédication du Christ. Et c’est bien le cas de la Cananéenne : elle ne possède pas tout cet arrière-plan biblique.
La tentation est grande alors — c’est plutôt pour les disciples, car Jésus leur montre un exemple — de rentrer dans une attitude que le pape François nomme « la douane pastorale ». Recalée ! L’Évangile, c’est pour nous, pas pour les autres. Du moins tant qu’ils ne montrent pas patte blanche. Le parcours catéchuménal n’est pas d’une grande facilité dans nos paroisses. Souvenons-nous comment le pape François a fait répéter aux jeunes à Lisbonne aux JMJ que l’Église est pour tous, para todos, para todos…
Rencontres avec Jésus – La Cananéenne
L’agacement des disciples et la tentation du repli
Les disciples sont bien contents de pouvoir arguer du dérangement provoqué par les hurlements de cette étrangère hystérique pour demander que Jésus la repousse vraiment. On n’aime jamais vraiment être dérangé dans son train-train quotidien, dans ses idées, dans ses façons de faire ; l’étranger, l’autre et ses travers trop connus nous agacent…
La tentation de chercher à se débarrasser des autres rôde… Dégage ! Se replier sur son groupe identitaire, ou sur soi-même, est si facile et si commode… On tient tellement à nos éléments de confort, à une existence sans heurt, toute faite de bonheur…
La persévérance de la femme et la tentation du découragement
La Cananéenne n’est pas rebutée par la comparaison utilisée par Jésus : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. » Au contraire, elle la retourne pour l’utiliser à ses fins : « Mais justement, les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres ». Même les chiens les mieux dressés sont attentifs à ce qui peut – éventuellement – tomber de la table de leurs maîtres ; les plus hardis vont jusqu’à quémander une bouchée, notamment auprès de ceux qui ne les connaissent pas, quitte à être morigénés ou rejetés par ceux qu’ils importunent, mais cela ne les décourage pas pour autant.
La tentation du découragement — hélas, tant pis ! — n’effleure pas cette femme1. Son attitude est l’illustration de l’enseignement de Jésus, dans l’Évangile de Luc, sur l’insistance dans la prière, avec la parabole de l’ami importun (Lc 11, 5) et celle du juge inique (Lc 18, 1).
La réponse de Dieu et la tentation des miettes
Par sa réponse : « Femme, grande est ta foi, que tout se passe pour toi comme tu le veux ! », Jésus lui montre, ainsi qu’à ses disciples, que sa foi persévérante est la source de la guérison de sa fille, « à l’heure même ». La réponse de Dieu est sans proportion, souvent plus grande que la demande : lors de la multiplication des pains (Mt 14,13-21), es nombreuses personnes qui l’ont suivi dans le désert ont été ‘rassasiées’ (et il resta 12 paniers) ; lors des noces de Cana (Jn 2,1-11) où l’eau a été changée en vin dans des proportions impensables.
La tentation de ne pas trop déranger le Seigneur, en ne voulant que se contenter de peu, de petites miettes, en pensant que nous demandons trop… est bien réelle. Cette espèce de conception si étriquée de la largesse de Dieu est comme une offense à l’immensité de sa bonté2… Oui, mais si jamais ce n’est pas sa volonté ? Alors, écoutez Jésus répondre : « même s’il ne se lève pas pour donner par amitié, il se lèvera à cause du sans-gêne de cet ami » (Lc 11, 8). Pas de miettes, trois pains !
« Je les conduirai à ma montagne sainte, je les comblerai de joie dans ma maison de prière » (Is 56, 6)
1 Vous connaissez cette petite histoire. Se retirant des affaires (si cela pouvait être vrai), le diable décida de vendre ses outils aux enchères. A l’heure de la vente, ils étaient tous exposés, spectacle affreux à voir. Il y avait là, côte à côte, la haine, la jalousie, la débauche sexuelle, le mensonge, l’hypocrisie, et d’innombrables autres instruments de destruction. Curieusement, un peu à l’écart se trouvait un outil d’apparence insignifiante, mais au tranchant bien aiguisé. Quelqu’un interpella le diable : — A quoi sert cet outil ? — Il s’agit du découragement, répondit le diable. — Pourquoi l’as-tu mis à un prix aussi élevé ? — Parce que je l’utilise beaucoup plus que les autres ! Chez certains chrétiens, par exemple, impossible de besogner efficacement avec la plupart de mes outils, sauf avec celui-là. Muni de cet instrument, je pénètre absolument partout ! C’est d’ailleurs ce qui explique qu’il soit le plus usé de tous.
2Remède : lire Ste Thérèse de l’Enfant-Jésus.
L’homélie commente Jean 15, 1-8, en raison de la fête de saint Bernard, célébrée dans l’Ordre Cistercien.