Entretien avec Loup Besmond de Senneville
Sur le site canadien Le Verbe, entretien recueilli par Antoine Malenfant et Benjamin Boivin
Il y a dix ans cet automne, le pape François faisait paraitre l’exhortation apostolique Evangelii gaudium, souvent qualifiée de programmatique pour son pontificat. Le prétexte était parfait pour poser quelques questions à Loup Besmond de Senneville, correspondant de La Croix au Vatican, sur les dix ans d’un pontificat à l’image de notre époque: intense, décoiffant et traversé de paradoxes.
Le Verbe : Le texte d’Evangelii gaudium, première grande marque écrite du pape François, enjoint les chrétiens en particulier à ne pas sombrer dans une dynamique autoréférentielle. Pourtant, force est de constater que la démarche réformiste du pape a absorbé une partie non négligeable de ses énergies. Alors que se poursuit le synode sur la synodalité, comment ne pas y voir le déploiement d’une dynamique autoréférentielle centrée sur des préoccupations internes à la vie de l’Église ?
Loup Besmond de Senneville : Très bonne question. Ce qui est sûr, effectivement, c’est que le pape dit à la fois qu’il ne faut pas être autoréférentiel et en même temps, l’une des missions qu’il s’est attribuées ou que les cardinaux lui ont attribuées en l’élisant, c’est de réformer l’Église. Donc forcément, quand il réforme l’Église, il y a une dimension autoréférentielle parce qu’on s’occupe de la machine, de la curie et de l’institution en général.
De l’extérieur, on voit la manière dont il articule les deux : il réforme la machine pour qu’elle s’occupe d’autres choses que d’elle-même. Je pense que sa dynamique, c’est de dire que l’Église doit être un hôpital de campagne, que les bienportants n’ont pas besoin de médecins, mais ceux qui ont besoin de médecins ce sont les gens qui ne vont pas bien, donc d’aller vers les gens qui ne vont pas bien.
Mais du coup, il y a beaucoup de discussions internes – notamment durant le synode sur la synodalité. On le voit, il n’aime pas les commissions et les comités. On l’a d’ailleurs revu dans une lettre qu’il a écrite à des participants du synode allemand récemment. Il essaye d’alléger ces structures-là, mais c’est vrai que c’est une véritable tension chez le pape François. Il y a plusieurs tensions et contradictions chez lui. L’une de ces tensions, effectivement, c’est qu’il s’agit d’un pape qui aura passé beaucoup de temps à dire qu’il faut s’ouvrir vers l’extérieur, mais qui aura passé beaucoup de temps à réformer l’intérieur.
Nous serions donc dans une sorte de moment transitoire qui pointerait vers un moment où l’Église, grâce à ces réformes-là, serait moins centrée sur elle-même.
Oui. En tous cas, c’est sa volonté à lui. Je ne sais pas si ça va marcher parce que les réformes dans l’Église, ce sont des coups de soixante ans, cent ans. Ce qui sépare deux conciles, c’est beaucoup, beaucoup de temps; on est plutôt en siècles qu’en dizaine d’années. L’Église catholique, c’est une machine qui se réforme lentement. D’ailleurs, si elle se réformait plus vite, elle n’existerait plus. Ça la protège, son espèce de difficulté à se réformer. Mais en tous cas, oui, on peut prendre ça comme un moment de transition. Toutefois, on ne sait pas très bien si au final la transition va arriver. Potentiellement, on est dans un moment de transition et ça, on le saura au prochain pape. Ce n’est pas avec celui-là qu’on le saura.
Durant les travaux préparatoires au dernier conclave, il avait beaucoup été question de la réforme de la curie romaine. Éventuellement, après une dizaine d’années de travail, la très attendue constitution apostolique Praedicate Evangelium (2022) a été instituée pour la réforme de la curie romaine. Comme on l’a dit, l’Église est par ailleurs engagée dans cette démarche d’une approche synodale pour la gouvernance de l’Église. Les tenants et aboutissants ne sont pas tout à fait clairs, mais on voit qu’il y a un esprit de réforme. Comment est-elle reçue par les fidèles, par les gens qui cherchent à interpréter la vie de l’Église ? Est-ce qu’ils répondent selon vous aux attentes et aux besoins qui ont été exprimés ? Est-ce qu’ils sont mis en pratique de manière cohérente ?
Il y a plusieurs niveaux de réforme, je dirais, dans l’Église. On peut partir du plus petit au plus grand. Il y a une réforme de la curie qui s’est mise en place, dont l’une des étapes a été Praedicate Evangelium. Il se trouve que cette réforme est à la fois l’aboutissement d’une réflexion, mais en même temps il faut encore la mettre en œuvre. C’est-à-dire que dans la curie romaine, il y a des dicastères qui devaient fusionner et qui n’ont pas fusionné. L’un des éléments très importants de cette constitution, ce sont les mandats de cinq ans. On saura dans quatre ans maintenant. Ça sera quand même une des questions : est-ce qu’au bout de cinq ans, vraiment, les gens vont partir ou est-ce qu’on va leur demander de partir ou on va les prolonger indéfiniment. Il y a plein de questions qui restent. Les nominations ne sont pas encore terminées, il y a encore des trous dans l’organigramme. Ça, c’est la première partie.
Ce qui est sûr c’est que le pape François et, du coup c’est un peu une transition pour la suite, il ne veut pas uniquement réformer les structures, mais aussi réformer l’esprit de la structure. Dans un esprit cartésien français, on dira : les lois et l’esprit des lois ; c’est un peu la structure et l’esprit de la structure. L’esprit de la structure, c’est qu’il veut remettre les pauvres au centre. La grande réforme du pape François pour moi, ce n’est pas une réforme de structure, c’est d’être arrivé à remettre au centre de la machine et de la préoccupation des catholiques, au moins en théorie, l’environnement, les pauvres.
Bien sûr, Jean Paul II a aussi abordé le thème de la priorité accordée aux pauvres. François ne l’a pas inventé, mais il l’a remis quand même au cœur de l’action pastorale et de l’action missionnaire. Il a dit qu’un catholique ne peut pas être missionnaire sans s’occuper des pauvres. Ça, c’est quand même un accent qui n’était pas sous les papes précédents. Et sur l’environnement, c’est pareil. Laudato Si’, la thématique écologique, même si c’était important, notamment pour Benoît XVI, il l’a mise au cœur du cœur de la doctrine. C’est sans doute une réforme qui va rester, voilà les pauvres, les migrants, l’écologie : les trois points sur lesquels il martèle tout le temps. D’ailleurs, il dit tout ça avec le concept d’écologie intégrale, dans Laudato Si’. Ce n’est pas une réforme de structure, c’est vraiment une réforme de fond et de priorités. On voit bien que les questions de morale sexuelle sont plutôt passées au second plan : elles sont importantes, mais ce n’est plus l’entrée de l’entonnoir, ça doit faire partie de la progression du chemin d’un homme ou d’une femme qui cherche à croire en Dieu et qui cherche à être accompagné par l’Église catholique.
« Je pense que sa dynamique, c’est de dire que l’Église doit être un hôpital de campagne, que les bien-portants n’ont pas besoin de médecins. »
Ce qui est sûr c’est que la vraie structure qu’il a réformée, c’est la curie romaine. En fait, pour tout le reste de l’Église universelle, il n’a quand même pas bougé les structures. Donc après, il y a une volonté, mais ça sera la suite du synode. Il y a une volonté d’infuser une autre culture, une culture de la discussion, de la consultation. Le pape souhaite que les évêques, avant de décider, puissent au moins consulter ce que pensent les âmes qui leur sont confiées, et ensuite discerner, et après décider. C’est certain qu’il y a une volonté de ce côté-là, mais dans les structures, je ne vois pas de changement structurel très fort impulsé par le pape François.
En ce sens, l’une des contradictions – au moins apparente – dans le pontificat du pape François c’est cette dualité entre une approche pastorale et une approche davantage doctrinale. La démarche du pape est vraiment marquée par le primat de l’approche pastorale. Ça se voit dans l’ensemble de ses écrits, de ses prises de parole, certains iront jusqu’à dire que ça se fait au détriment de la clarté doctrinale. Quels sont, selon vous, les fruits, mais aussi les écueils potentiels de ce changement de paradigme ?
Sur le pastoral et le doctrinal, ce qui est sûr c’est qu’effectivement, il met en avant le pastoral. C’est la porte d’entrée, et après on monte vers le doctrinal. Ça, c’est vraiment l’approche latino-américaine. Quand vous discutez avec des théologiens latino-américains, et notamment argentins qui sont à Rome, qui font l’aller-retour avec l’Amérique latine, ils vous expliquent bien que la théologie du peuple c’est de partir de ce que vivent les gens et de monter vers la doctrine alors que notre approche occidentale – la théologie allemande, mais pas uniquement –, c’est plutôt de développer une doctrine et après de l’appliquer à une masse. Ce sont deux approches différentes, mais qui, dans l’esprit du pape, ne sont pas forcément contradictoires.
Puisqu’il s’agit d’une approche différente, la réception est difficile parce que les catholiques occidentaux notamment ont quand même du mal à la comprendre. C’est un changement de logique qui est radical, mais cette approche est beaucoup mieux comprise dans les églises du Sud que ne l’était comprise l’approche des papes précédents. Les Occidentaux souffrent, mais les gens du Sud vont plutôt mieux.
« La grande réforme du pape François n’est pas une réforme de structure. C’est qu’il veut remettre les pauvres au centre de la structure. »
D’ailleurs, pour moi, le pape François c’est aussi le pape du basculement de l’Église catholique au sud du monde. C’est-à-dire que c’est un pape du Sud. Ça a des limites, car l’Argentine c’est un pays très à part en Amérique latine et François s’identifie quand même pas mal comme Européen aussi, mais c’est quand même le pape qui a acté le basculement au Sud. Nous vivons un temps où les démographies font que les catholiques au Sud sont de plus en plus nombreux et au Nord de moins en moins nombreux. Et le basculement de responsabilités est aussi en train de se faire.
Aujourd’hui, les dominicains, les jésuites sont tous dirigés par des types du Sud. Il acte ça et avec ce basculement théologique, il prend aussi acte de ça. Si vous avez une perspective croyante, vous allez dire que c’est un signe des temps et ça tombe bien que ce soit ce pape-là à ce moment-là, et qu’il y a 25 ans ça n’aurait pas marché. Mais dans une perspective démographique, sociologique, peut-être moins “confessante”, je vous laisse choisir la perspective que vous voulez, c’est aussi un pape qui tombe bien.
C’est ce qui expliquerait peut-être les incompréhensions de ses enseignements justement autour de ces questions de morale sexuelle et familiale ?
Il a un rapport à la vieille Europe, et à l’Occident en général, qui est quand même un peu agacé. Il dit beaucoup qu’il voit dans les Églises d’Occident, européennes, américaines, étatsuniennes, (il ne parle pas beaucoup du Canada, mais je pense qu’il vous met dans le même lot que les États-Unis), des églises clivées où l’on parle de sujets qui n’ont pas forcément d’intérêt.
Pour le pape François, la liturgie c’est un débat qui n’en est pas un, c’est un débat qui le fatigue beaucoup, où l’on n’est pas assez tourné vers les pauvres et où on est un peu des enfants gâtés. Pendant des siècles, nous avons eu la culture catholique, le pouvoir, la théologie, l’argent et aujourd’hui, comme il y a un sentiment de perte, on ne fait que se plaindre de la perte et de la gloire passée.
Ce n’est pas pour rien que ce pape-là condamne tous les matins, ce qu’il appelle l’« indietrismo ». C’est un mot qu’il invente en italien. Indietro ça veut dire en arrière donc je ne sais pas comment on pourrait traduire en français en fait, le retour en arrière, la tendance à revenir en arrière. C’est la tendance réactionnaire. Ce mot a une connotation un peu politique, mais la nostalgie du passé, c’est quelque chose qu’il hait, qui le repousse parce qu’il est dans ce logiciel du Sud et on comprend bien que si vous êtes un catholique du Sud du monde, en fait, vous ne pensez jamais en termes de perte. Les seuls qui pensent en termes de perte comme catholique, c’est nous, ce sont les gens du Nord parce que c’était toujours mieux avant. Enfin, si vous pensez que ce qui était mieux c’est le pouvoir politique, la majorité et l’uniformité culturelle, eh bien oui, c’était mieux avant. Mais en fait, les Latinos, les Africains et les Asiatiques, ils n’ont pas cette nostalgie. Il dit aux occidentaux et c’est aussi pour ça qu’ils ont du mal à l’entendre : « Ne pensez pas en termes de pertes, ça ne sert à rien. »
D’un point de vue extérieur à l’Église, on voit bien le pape qui insiste sur ce qu’il appelle la fraternité humaine, la concorde, l’amitié universelle, mais paradoxalement, dans certaines zones du monde (pensons aux États-Unis), on perçoit que cette fraternité-là, au sein de l’Église, s’étiole ou est même des fois gravement entamée. Comment cette tension est-elle perçue à l’intérieur du Vatican ?
Ce qui est sûr c’est qu’il y a un enjeu au Vatican autour de la question de l’unité de l’Église. Par définition, l’obsession du Vatican et du pape, parce qu’il est payé pour ça, c’est l’unité de l’Église. C’est toujours la préoccupation d’un pape : l’unité de l’Église. C’est son job numéro un quand même !
Cela dit, oui, il y a une conscience au Vatican qu’il s’agit d’un pape qui crée des tensions . Il en crée dans la curie parce que c’est aussi un peu son mode de gouvernance. C’est un autre paradoxe du pape François : c’est à la fois un pape très synodal, qui veut laisser la parole, qui veut plutôt décentraliser certaines questions, qui veut laisser les évêques ou les prêtres décider à leurs niveaux et, à la fois, c’est un pape qui est très, très ferme. C’est une gouvernance de jésuite. C’est un pape qui exerce un pouvoir absolu au Vatican. Il y a effectivement cette question des tensions, elle est assez forte, elle est débattue et perçue.
Enfin, il faut dire que le Vatican est un extraordinaire creuset de l’Église universelle, c’est-à-dire qu’il y a plein d’informations qui arrivent et, en même temps, il y a plein de choses qui échappent au Vatican et que les gens ne voient pas.
Vous avez parlé du fait que l’approche pastorale, spécialement axée sur les pauvres, les migrants, l’écologie intégrale. Bien que ces thèmes ne soient pas en opposition à la morale sexuelle, ils la remplacent néanmoins dans l’attention médiatique. Dans la salle de presse du Vatican, comment ce changement est perçu par les médias ? Évidemment, le pape est bien conscient que l’Église a une mission d’évangélisation par le biais de ces enjeux-là.
C’est une bonne question. Je pense que son changement, son décalage de thème – je ne veux pas dire son ouverture ou sa fermeture puisqu’en fait j’aurais l’air de poser un jugement et ce n’est pas le cas – mais je pense que le fait qu’il ait changé de thème, qu’il ait inversé les priorités fait que ça a quand même produit une grande popularité du pape à l’extérieur de l’Église et chez un certain nombre de confrères et de consœurs. Ça vaut à ce pape une popularité quand même très élevée. Je ne sais pas si ça contribue à l’évangélisation, mais en tout cas, d’un point de vue médiatique, c’est un pape très populaire.
Diriez-vous que ce changement de thèmes accroit la crédibilité de l’Église dans le monde d’aujourd’hui ?
Je ne sais pas. Je ne sais pas parce qu’en même temps, la crédibilité de l’Église dans le monde d’aujourd’hui est aussi très largement entravée par les scandales sexuels. C’est très variable en fonction des sociétés. En France aujourd’hui, l’Église catholique n’a pas une grande place dans l’espace public, en Espagne c’est pareil, mais après ça dépend des pays. Il y a des pays où elle a une grande place : si vous prenez en République démocratique du Congo ou en Centrafrique, où on a récemment demandé à l’archevêque de Bangui d’être président de transition. Il a refusé, mais quand même. En République démocratique du Congo, l’Église catholique est la seule institution qui tient à peu près la route.
Ça dépend beaucoup des réalités locales, mais je pense que le pape, de l’extérieur, est plutôt une aide à la crédibilité de l’Église ou, en tout cas, à une forme de popularité, mais il ne suffit pas. Sur les questions de morale sexuelle, c’est sûr que ça continue beaucoup à intéresser les médias. En tant que journaliste, permettez que je défende un peu ma corporation : je pense que si ça intéresse les médias, c’est que ça intéresse aussi les gens. Fait intéressant, avant l’assemblée synodale d’octobre dernier, on nous avait dit : « Ah ! Vous les médias vous êtes des obsédés des questions morales, c’est toujours les mêmes questions : les femmes prêtre, le célibat et les homosexuels ». Eh bien, le truc qui a été le plus débattu dans le synode – et notez qu’il n’y avait pas de journalistes, à huis clos avec 440 personnes à l’intérieur – eh bien, ça a été les LGBT, les femmes diacre et le célibat des prêtres! C’est vrai qu’il peut y avoir une sorte d’obsession médiatique pour ces thèmes, mais ça intéresse aussi les gens et ça intéresse aussi à l’intérieur de l’Église.
Aujourd’hui, le débat sur les divorcés remariés, c’est une question interne à l’Église catholique. Je peux vous dire qu’à l’extérieur, tout le monde s’en fiche. Quand vous parlez à l’extérieur de la question des divorcés remariés, les gens vous regardent : « Mais pourquoi ? Quel est le débat ? ». Ils ne comprennent même pas.
Nous pouvons donc retenir que l’un des thèmes plutôt dominant dans le pontificat du pape François, c’est la présence de tensions, de paradoxes. Vous avez dit : « il y en a plusieurs », vous ne les avez pas tous nommés, mais manifestement, c’est un thème qui est important.
Oui. Il y a le pape à la fois synodal et en même temps vertical, ça, c’est clair. Il y a effectivement plusieurs paradoxes. Il y a le pape qui veut en même temps ouvrir l’Église, dire qu’il faut que l’Église ne soit pas autoréférentielle et qui organise un synode sur la synodalité, le truc le plus autoréférentiel qui puisse exister. Et c’est ça qui fait que le personnage est intéressant.
Il y a quelque chose de fondamentalement catholique là-dedans.
Oui, probablement. Et même de fondamentalement humain.
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