Dans le journal La Croix du 16 juin 2016
ENTRETIEN Le poids lourd démographique du monde orthodoxe a annoncé, lundi 13 juin, son refus de participer au concile convoqué en Crête par le patriarche œcuménique Bartholomée.
Jean-François Colosimo, intellectuel orthodoxe et historien des religions, remet en perspective les atermoiements de cette Église sur le retour après 70 ans de glaciation soviétique.
L’Église orthodoxe russe a annoncé au dernier moment son refus de participer au concile panorthodoxe convoqué en Crête par le patriarche Bartholomée de Constantinople. Comment comprendre cette attitude ?
Jean-François Colosimo : Il faut impérativement se situer sur le temps long. La rivalité entre les deux sièges patriarcaux remonte au XVe siècle avec la prise de Constantinople par les Ottomans (1453).
Voyant dans cette chute la sanction des péchés de Constantinople, l’orthodoxie moscovite se sent dès lors investie du salut de la foi orthodoxe. Il est vrai que Moscou représente alors la seule orthodoxie libre. C’est donc à partir de là que se forge l’idéologie de la Troisième Rome.
D’abord mimétique, cette rivalité devient également géopolitique. L’histoire de l’Église russe est inséparable des relations entre l’empire tsariste et l’empire ottoman. La politique russe d’avancée vers les mers chaudes et le démembrement de l’empire ottoman (Crimée, Caucase…) depuis Catherine II jusqu’à Vladimir Poutine alimentent la défiance et l’hostilité du Patriarcat Constantinople à l’égard des Russes.
C’était aussi vrai sous l’empire ottoman que dans la Turquie actuelle où le patriarche Œcuménique – aujourd’hui basé à Istanbul, où ne vivent plus qu’une poignée de grecs-orthodoxes – est prisonnier d’une situation qu’il n’a pas choisie.
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Enfin, la rivalité entre les deux sièges est ecclésiastique. Cela se traduit par le fait que les Russes ont longtemps aidé les chrétiens arabes du Patriarcat d’Antioche à se défaire de la tutelle grecque de Constantinople. Emerge ainsi, au cours du XIXe siècle, un véritable axe Damas-Moscou qui s’est maintenue durant la période soviétique et demeure opérationnel aujourd’hui à travers une solidarité financière et logistique entre les deux patriarcats.
Pour autant, Constantinople jouit toujours d’une primauté symbolique sur l’ensemble de l’orthodoxie…
J-F.C. : C’est la question qui sous-tend cette rivalité multiséculaire : qui, au fond, a le véritable pouvoir ? Il va de soi qu’à partir du XVè siècle, Constantinople a perdu de sa force missionnaire. C’est la Russie qui envoie des missions en Amérique du Nord via l’Alaska, mais aussi en Chine, au Japon et dans toute l’Asie…
D’où la question cruciale : qui accorde l’autocéphalie (NDLR : indépendance totale d’une Église en langage orthodoxe) ? Constantinople, c’est-à-dire l’Église mère de toutes les Églises, ou celle qui conduit effectivement la mission ?
Moscou se livre donc à une démonstration de puissance ?
J-F.C. : Ravivée après la chute du bloc communiste, la vieille rivalité qui l’oppose à Constantinople n’autorise pas pour autant Moscou à remettre en cause l’autorité du patriarche œcuménique.
Aussi Moscou joue-t-elle sur son poids démographique. Avec ses 150 millions de croyants, elle représente certes la moitié de l’orthodoxie mondiale, mais c’est un colosse aux pieds d’argile : la moitié des orthodoxes russes sont en Ukraine où la guerre fait rage depuis plus de deux ans et menace de faire exploser l’Église orthodoxe d’Ukraine…
À cette situation s’ajoute un autre problème d’ordre théologique. N’oublions pas que l’Église orthodoxe russe était avant la révolution de 1917 la plus progressiste du monde orthodoxe. C’est elle, via l’émigration d’intellectuels comme Vladimir Lossky et leur rencontre avec les grands penseurs catholiques (Lubac, Daniélou…), qui a fécondé sur les bords de la Seine la grande tradition théologique et Œcuménique occidentale, laquelle a rendu possible le concile Vatican II. Seulement voilà, au sortir de la longue parenthèse soviétique, l’Église orthodoxe russe est devenue une Église réactionnaire avec des réflexes d’appareil.
Nous assistons donc à un formidable renversement de l’histoire : l’esprit d’ouverture aujourd’hui porté par les Grecs est dénoncé par les Russes, alors que ces derniers en ont été les inventeurs…
Que gagne l’Église russe dans ce boycott ?
J-F.C. : Sa posture fondée sur la puissance cache en réalité un affaiblissement de l’institution. Paradoxalement, la non venue du patriarche Kirill de Moscou au concile est une conséquence de sa rencontre avec le pape François. Cet événement, longtemps repoussé pour ne pas fâcher l’aile droite ultranationaliste de son Église et risquer un schisme, a finalement cristallisé une campagne contre Kirill au sein de son propre synode (assemblée des évêques).
Voilà donc une Église russe en pleine dérive intellectuelle, oublieuse de ses propres leçons d’ouverture, contrainte de s’emparer des revendications rétrogrades et nationalistes de petites Églises comme la Bulgarie et la Géorgie pour compenser ses fragilités internes.
Cela aboutit à une chaise vide qui consacre l’Église russe comme la championne d’une orthodoxie minoritaire et intransigeante. En simulant une sorte de contre-pouvoir momentané, l’Église orthodoxe russe joue la seule carte qui lui reste pour exister et pour ne pas avoir à plier devant Bartholomée. À ce titre, elle apparaît plus marginalisée que renforcée.