Un article de Mgr Hervé GIRAUD Évêque de Soissons, Laon et Saint-Quentin, dans la Lettre des END, n° 190, jan-fev 2011, pp. 30-33
La décision est un risque qui demande d’accepter la part d’obscurité pour s’engager. Chacun devant décider en son âme et conscience, la solitude est inévitable dans une décision. La décision m’engage donc totalement. Elle engage d’autres aussi. Elle me fait naître.
Permettez-moi de commencer cet article par un duo inédit : saint Joseph, modèle de décision, et Michel Platini, modèle de concision !
Nous lisons en saint Matthieu (Mt 1,16-24) : (Joseph) décida de la répudier en secret… Quand Joseph se réveilla, il fit ce que l’ange du Seigneur lui avait prescrit : il prit chez lui son épouse. Joseph prend deux décisions successives et apparemment contradictoires. Sa première décision était de répudier en secret, éventualité que l’Ancien Testament n’envisage pourtant pas. Pris entre le désir d’être juste envers Dieu et fidèle à son amour envers Marie, Joseph a donc décidé dans l’étroitesse de sa liberté. Sa deuxième décision lui est proposée par l’ange. Il obéit avec la même liberté. En mentionnant l’une et l’autre décision, l’Évangile souligne la pleine liberté de Joseph en chaque décision.
Dans Paris Match (n° 2007, 13/11/1987), Michel Platini dit ceci : « Ma seule ambition, c’est le bonheur de mes enfants. J’ai eu la chance d’avoir des parents qui m’ont donné un formidable capital. Je vais essayer de faire pareil pour mes enfants.
Paris Match : Qu’est-ce que vos parents vous ont donné de si inestimable ?
Michel Platini : Une éducation faite d’amour, de liberté, mais avec une direction morale, une présence légère qui rassure quand on s’interroge et qui pose des questions que l’on évite. Leur plus belle leçon est sans doute d’avoir introduit dans ma tête, dans mon cœur, la notion de conscience. Ils m’ont toujours mis devant ma conscience. Encore aujourd’hui, je réagis comme l’enfant que j’étais. Je peux me sentir très mal, et quand je dis très mal, je veux dire pratiquement malade, si un de mes actes ne me paraît pas honnête ou s’il me semble que ce que je fais n’est pas bien.
Paris Match : Que voulez-vous dire par conscience ?
Michel Platini : La connaissance du bien et du mal. Ma mère enseignait le catéchisme. »
Aller progressivement vers Dieu par nos actes
Pour prendre une décision, l’Évangile invite à revenir à la question : Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? La vie morale est ce à quoi on s’oblige quand on a décidé de donner sens à sa vie, malgré ou dans l’expérience du mal. Elle est recherche d’un chemin d’humanisation dans nos situations parfois brisées. Mais elle s’enracine fondamentalement dans un désir de vie éternelle. Le Christ veut non seulement nous conduire jusqu’à une vie morale bonne, mais surtout jusqu’à la foi et la vie en Lui. Pour un chrétien, la morale ne sera jamais seulement un ensemble de repères. Elle est certes un chemin d’humanisation, mais surtout elle est chemin de vie à la suite du Christ, avec les béatitudes pour guide. Pour aider l’homme riche à se décider, Jésus entre dans un dialogue en vérité : « Avec une délicate attention pédagogique, Jésus conduit le jeune homme de l’Évangile presque par la main, pas à pas, vers la vérité tout entière » (Jean-Paul II). Jésus sait la nécessité d’un « cheminement pédagogique de croissance » de la conscience, car elle ne naît pas mature, mais a besoin d’être éduquée pour grandir. Le « respect dû au cheminement de la conscience » (Veritatis splendor 31) n’induit pas démagogie ou laxisme. Il faut plus d’amour pour dire un « non » qu’un « oui » à un enfant.
Jésus donne la liste des commandements nécessaires pour entrer dans la vie : Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d’adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage… Ils expriment le minimum pour que la dignité de la personne humaine soit respectée et la vie sociale possible. Les interdits font grandir et parler, alors que le mensonge détruit toute communication sociale. Ils sont donc la première étape nécessaire sur le chemin vers la liberté.
Mais Dieu a voulu que nous allions vers lui par tous nos actes libres : c’est « par ses actes que l’homme s’oriente vers la parfaite connaissance de Dieu ». Chacune de nos décisions est une liberté en œuvre et une action de la grâce, une « action de grâce ». D’où l’importance de chacune de nos décisions.
Se décider en conscience
Chaque décision naît de la conscience, « centre le plus secret de l’homme » (Gaudium et Spes 16). Mais celle-ci est toujours en situation. Chaque décision exige donc une analyse singulière car non seulement la situation est toujours unique et contingente, mais personne ne peut prendre la même décision à ma place : « Seule la personne peut connaître sa réponse à la voix de sa propre conscience » (Veritatis splendor 57).
Une décision qui tient compte des passions et des émotions est principalement l’œuvre de la raison droite. Il faut passer du réactif au réfléchi. Tout en gardant intacte notre capacité d’indignation face à une injustice, il faut réfléchir et cerner le problème réel. Ainsi, dans un couple en difficulté, il ne s’agit pas de décider de « faire un enfant » pour résoudre un problème de dialogue ! Ensuite doivent advenir les questions morales et pas seulement les problèmes techniques. Or, ce qui est techniquement possible n’est pas, du fait même, moralement bon. Il faut enfin prendre en compte la complexité du problème.
La décision morale dépend de l’histoire de chacun, de ses choix fondamentaux, de la culture ambiante, de l’éducation reçue, des milieux sociaux, mais cependant toute décision ne se laisse pas déterminer par ces conditionnements.
Dans une décision morale, la loi morale et la loi civile sont deux références différentes et complémentaires. La décision doit tenir compte des lois justes, mais la conscience doit aller contre les lois injustes quand ce qui est légal n’est pas moral. En effet, la loi civile ne peut se substituer à la conscience. De plus « la loi civile doit parfois tolérer ce qu’elle ne peut interdire sans qu’en découle un dommage plus grave. » (Donum Vitae). Quant aux normes morales, mémoire des générations passées, elles ont chacune pour but de sauvegarder une valeur morale essentielle en indiquant un comportement précis à interdire (tuer, avorter… ). Les lois rappellent que nos actes humains ont des retombées sociales. Elles indiquent des limites à ne pas franchir sous peine de ne plus garantir la vie ensemble. De plus, l’Église ose dire qu’il existe des normes objectives valables pour tous les hommes.
Dans la décision en conscience, il faut prévoir les conséquences de ses actes. Mais nos actes ont souvent des effets imprévisibles qu’on ne peut tous évaluer, au risque de l’indécision. Par ailleurs, une décision requiert souvent le conseil. Mais, comme on l’a indiqué, le conseilleur n’est pas le décideur et on ne peut pas non plus multiplier les conseils au risque de l’indécision. Que le conseil permette donc le dialogue et la prise de distance. En outre, on peut avoir du temps ou non pour décider. Le plus souvent, il vaut mieux prendre son temps, ne pas décider « sur le coup », mais prendre du recul ce n’est pas non plus tarder !
Pour décider, il faut surtout implorer l’Esprit Saint dont la grâce agit par des médiations diverses. Toutefois une heure d’adoration ne peut se substituer entièrement à mon intelligence de la situation ! Reste que la manière habituelle de prier forme peu à peu une manière de décider. La prière peut être un moyen de se décrisper, de se remettre face à la miséricorde de Dieu pour envisager déjà la question sous un nouveau jour. Quand la conscience débat et se débat, il faut tout d’abord reconnaître qu’il y a un vrai problème qui n’est pas uniquement moral mais aussi spirituel. Il faut renoncer à sa propre justification et lâcher prise.
Il y a donc un moment où il faut décider, se décider. La décision est un risque qui demande d’accepter la part d’obscurité pour s’engager. Chacun devant décider en son âme et conscience, la solitude est inévitable dans une décision. La décision m’engage donc totalement. Elle engage d’autres aussi. Elle me fait naître. Saint Grégoire de Nysse le résume ainsi : « cette naissance est le résultat d’un choix libre et nous sommes ainsi, en un sens, nos propres parents, nous créant nous-mêmes tels que nous voulons être, et, par notre volonté, nous façonnant selon le modèle que nous choisissons ». » (cité par Veritatis Splendor 71). Il nous reste à choisir le modèle… ou le Maître.