Une réflexion de Frère Marie-Laurent de la Résurrection, Revue Carmel n° 129, septembre 2008, pp. 68-75.
Une pratique est assez courante aujourd’hui, celle d’ouvrir au hasard l’Écriture (ou éventuellement un autre ouvrage de spiritualité 1), pour trouver la réponse appropriée à une question présente. Cette pratique n’est pas nouvelle : elle est courante par exemple chez Thérèse de Lisieux, qui l’héritait de son milieu 2. Si, nous le verrons, le Seigneur peut se manifester par ce biais, elle n’est cependant pas sans présenter un certain nombre de difficultés et de questions. Par exemple, est-ce que Dieu se manifeste systématiquement à chaque fois que je « tire une parole » ? Cette pratique me fait-elle avancer ? Est-elle respectueuse du mystère de la Parole de Dieu ? Beaucoup de ceux en qui cette pratique a produit des fruits expérimentent un temps où elle devient desséchante. Pourquoi ? Que faire ? En nous aidant de l’expérience de la petite Thérèse, nous allons tâcher d’éclairer quelque peu ces questions.
Le témoignage de Thérèse de Lisieux
Un des témoignages les plus explicites de notre pratique dans les œuvres de la sainte de Lisieux est celui de la Lettre 143, adressée à Céline le 18 juillet 1893 :
Après avoir lu ta lettre je suis allée à l’oraison, en prenant l’Évangile j’ai demandé à Jésus de trouver un passage pour toi et voici ce que j’ai tiré : « Considérez le figuier et les autres arbres, lorsqu’ils commencent à avoir des feuilles tendres vous jugez que l’été est proche, de même quand vous verrez arriver ces choses, sachez que le Royaume de Dieu est proche. » (Lc 21,29-31) J’ai fermé le livre, j’en avais assez lu, en effet « ces choses » qui se passent dans l’âme de ma Céline prouvent que le royaume de Jésus est établi dans son âme…
Après avoir prié, Thérèse ouvre l’Évangile au hasard, et son regard tombe sur ce verset. Elle comprend alors que les sécheresses intérieures de sa sœur Céline 3 ne sont pas le résultat d’une tiédeur mais plutôt la preuve que Jésus règne en son âme.
Faisons plusieurs remarques :
– Tout d’abord, la pratique a porté un fruit cette fois-là. Thérèse en a reçu une lumière qui lui a permis de réconforter sa sœur. Une grâce de Dieu a été donnée.
– D’autre part, il faut noter que le sens dans lequel Thérèse a compris ce verset de Luc n’est pas le sens littéral : dans son contexte, il se rapporte à la chute de Jérusalem et à la manifestation glorieuse du Christ à la fin des temps. Il est évident que l’auteur sacré n’avait pas en vue Céline Martin ! Cependant, le sens perçu par Thérèse et le sens littéral ne sont pas non plus totalement déconnectés : la manifestation glorieuse du Christ sera le parachèvement de la venue du Royaume de Dieu en chacun des hommes.
On peut aussi remarquer que ce verset aurait pu tout aussi bien être interprété dans le sens de la fin prochaine des sécheresses de Céline. Il a donc fallu qu’un aspect de la grâce soit d’éclairer Thérèse sur le sens convenable.
– Thérèse conclut : « j’ai fermé le livre, j’en avais assez lu ». Si elle n’avait pas trouvé ce qu’elle cherchait, elle aurait continué sa recherche. Le verset sur lequel son regard s’est posé aurait pu ne pas lui donner ce qu’elle recherchait, et elle aurait continué à lire. Thérèse n’a pas posé un acte magique qui marche à tous les coups ; Dieu aurait très bien pu ne pas lui parler par ce verset. La liberté de Dieu de donner ou de ne pas donner sa grâce par ce moyen est respectée.
Reprenons maintenant ces trois points.
Une expérience de l’actualité de la Parole de Dieu
En tirant cette parole pour sa sœur Céline, Thérèse expérimente la vitalité de la Parole de Dieu, parole qui lui est adressée de manière personnelle. Cette expérience de l’actualité de la Parole abonde dans toute sa vie. Elle parle ainsi du « vaste champ des Écritures qui tant de fois s’est ouvert devant [elle] pour répandre en [sa] faveur ses riches trésors » (Lettre 165).
Cette expérience peut prendre de nombreuses tonalités. Souvent elle l’éclaire 4. Parfois elle la console. Ainsi, un jour, après avoir manifesté de l’irritation face à une sœur qui insistait pour lui demander un travail de peinture, alors qu’elle était déjà épuisée par la maladie : (…) en rentrant dans notre cellule, aussitôt je me suis rappelé ces paroles que (Jésus) adressa un jour à la femme adultère : « Quelqu’un t’a-t-il condamnée ? » Et moi, les larmes aux yeux, je lui ai répondu : « Personne, Seigneur. » (Lettre 230)
Et la Parole efficace la transforme de l’intérieur, elle réalise ce qu’elle dit. C’est que l’Écriture s’actualise en elle, au point qu’elle peut dire : « Je vois qu’en moi se réalisent les paroles du Psaume 22 « Le Seigneur est mon Pasteur, je ne manquerai de rien » » (Ms A 3r°).
Cette expérience de la Parole de Dieu comme une réalité vivante prend toute sa vie, dépasse la simple pratique de « tirer une parole ». Souvent, comme dans l’exemple donné plus haut avec la parole adressée par Jésus à la femme adultère, la Parole dont elle est familière devient vivante – il y a une grâce qui est donnée – sans même qu’elle l’ait cherché. Spontanéité de Dieu qui fait verser des larmes à Thérèse.
Nous aussi, c’est cela que nous recherchons en tirant une parole : expérimenter ce que la Parole a de vivant. Prenons-en conscience.
Questions d’interprétation : une expérience marquée par la subjectivité
Nous avons vu d’une part comment le sens qu’elle saisit n’est pas le sens littéral, et d’autre part comment sans la lumière divine, le verset tiré par Thérèse aurait pu être interprété de manière différente. L’interprétation qu’elle en reçoit est une interprétation circonstancielle, qui est portée par la question qu’elle se pose.
Dans cette pratique, se pose donc une question de discernement : comment savoir si le sens que je saisis est le fruit de la grâce, et pas simplement le fait de mon imagination ? L’illusion est d’autant plus facile que l’interprétation que j’en fais est portée par ce que je vis actuellement. S’il est pour nous bien clair que cette pratique peut être le lieu de grâces authentiques, il est évident aussi que, même pratiquée avec les meilleures intentions du monde, elle peut nous amener aisément à être le jouet de notre imagination. Comme le dit bien la grande Thérèse, « il est des personnes, et je sais que c’est vrai car nombreuses sont celles qui m’en ont parlé, pas seulement trois ou quatre, dont l’imagination est si faible, l’entendement si efficace, ou je ne sais quoi, qu’elles s’abandonnent totalement à l’imagination, et croient voir clairement tout ce qu’elles pensent 5 ». L’avertissement est à prendre très au sérieux, avec une pointe d’humour sur nous-mêmes : la joie d’éprouver la Parole de Dieu est si grande que nous serions prêts à tout pour l’éprouver à nouveau.
Comment discerner ?
La Parole est efficace par elle-même. Si nous avons l’impression d’avoir « reçu » une parole, n’y attachons pas d’importance, n’y pensons pas. Si elle vient de Dieu, elle produira son effet par elle-même. Autre conseil qui peut nous aider : ne cherchons pas à savoir si elle est la parole qui nous est donnée pour maintenant : dans tous les cas, elle est la Parole de Dieu, trésor qui m’est donné pour toujours, et qu’il est bon de ruminer à temps et à contre temps 6.
Et en tout cas, ne faisons jamais, sans avoir attendu un temps convenable et en avoir référé à un tiers, quelque chose qui nous aurait semblé être demandé par une parole « tirée ».
Respecter la liberté de Dieu et le mystère de sa Parole
Dieu est libre. Ce n’est pas parce que je « tire » une parole qu’il doit forcément m’en donner une. La pratique de tirer une parole n’est pas une pratique magique. Cela ne marche pas à tous les coups, fût-on la petite Thérèse. Un jour, elle remarque avec son humour coutumier que lorsqu’elle ouvre l’évangile, elle tombe presque toujours sur « les petits enfants », à moins que ce soit sur « races de vipères » 7 ! Sur ce point, il y a beaucoup à dire.
La première chose est de rappeler le mystère de la Parole de Dieu. « Ce n’est pas une parole d’homme, c’est Dieu qui parle ». Et cela pour toute parole de l’Écriture, à tout instant, et pour tout homme. Ainsi, quand je tire une parole, Dieu me répond par sa Parole, qu’elle me rejoigne de manière sensible ou non. Je dois l’accueillir dans la foi, non qu’elle soit là pour faire ce que j’ai demandé, mais parce que c’est la Parole de Dieu, trésor incomparable que je dois accueillir avec respect et tendresse.
Il faut ici mettre en garde énergiquement contre un certain fidéisme, qui ne respecte pas la liberté de Dieu : selon certains, si je ne perçois pas que la parole tirée me rejoint, c’est que je n’ai pas assez de foi. Si j’avais « une foi à déplacer les montagnes », Dieu m’exaucerait toujours quand je tire une parole. Non ! (Et cela vaut pour tout.) La foi dont il s’agit est la foi théologale qui, toute portée par la grâce, ne saurait demander quelque chose que Dieu ne veut pas 8 ; cette foi est participation à la sagesse de Dieu. S’il ne convient pas que Dieu me donne sa grâce par le moyen d’une parole tirée, toute la foi que je pourrais y mettre n’y changera rien. Par contre, elle me fera pressentir que ce que je demande ne convient pas.
Car il est fort probable, pour ne pas dire certain, que la Sagesse de Dieu me plongera un jour dans la sécheresse sur ce point, pour me faire grandir. Et là, le chemin passera par un sevrage qui sera d’autant plus douloureux que cette pratique m’aura nourri pendant un temps. La petite Thérèse décrit bien cette situation : Voilà bien l’image de nos âmes ; souvent nous descendons dans les vallées fertiles où notre cœur aime à se nourrir, le vaste champ des écritures qui tant de fois s’est ouvert devant nous pour répandre en notre faveur ses riches trésors, ce vaste champ nous semble être un désert aride et sans eau… (Lettre 165)
Un chemin d’approfondissement
Comme saint Jean de la Croix décrivant les vices spirituels des commençants dans le premier livre de la Nuit obscure, nous pourrions énumérer tous les défauts qui peuvent s’exprimer quand nous tirons une parole. C’est entre autres une certaine gourmandise spirituelle, un certain égoïsme qui ne respecte pas la liberté de Dieu et le mystère de sa Parole, et une manière très imparfaite de considérer la Sagesse de Dieu. Tous ces défauts peuvent donner lieu – et donnent lieu – à bien des aberrations. Certains tirent une parole pour savoir ce qu’ils doivent faire ou ce qui va leur arriver dans la journée, comme d’autres consultent leur horoscope. Cela peut devenir une sorte d’addiction psychologique. Sans en arriver là, les paroles tirées nous encombrent parfois plus l’esprit qu’elles ne le nourrissent. « J’ai tiré cette parole que je ne comprends pas, que veut-elle dire ? » Alors que c’est une grande chose que de rester en nudité d’esprit. C’est là la source de la vraie paix.
Alors, pour nous délivrer de toutes ces infirmités, il est un moment où le Seigneur cesse de se communiquer à nous par ce biais. Et il nous faut l’accepter ; cette pratique était pour un temps, elle n’est plus pour aujourd’hui. Me rapprocher de lui, grandir, passe alors par un renoncement en général complet et décidé à « tirer des paroles », et peut-être (mais pas forcément) pour toujours ! Simultanément, nous pouvons expérimenter que les paroles que d’autres tirent pour nous (par exemple lors d’une prière d’intercession dans un groupe du Renouveau) ne nous apportent plus rien, alors qu’il fut un temps où elles nous apportaient paix et lumière. L’épreuve peut être rude, mais elle est féconde. Elle nous introduit dans une liberté intérieure vis-à-vis du don de Dieu. Nous laissons ainsi Dieu être Dieu en le laissant libre de nous communiquer sa grâce comme il l’entend.
C’est que, loin de vouloir nous priver d’une expérience vivante de la Parole, le Seigneur veut enrichir cette expérience. Il poursuit un objectif éminemment positif : nous transformer pour que progressivement la Parole sous-tende tout ce que nous sommes et tout ce que nous vivons, avec ou sans parole tirée. Alors, comme la petite Thérèse, nous expérimenterons chaque jour combien la Parole est une réalité vivante, et pourrons dire avec Isaïe : « chaque matin il éveille mon oreille pour que j’écoute comme un disciple. » (Is 50,4)
Travailler la Parole
Si, le moment venu 9, le Seigneur peut nous amener à renoncer à tirer des paroles, il nous faut par contre nous immerger profondément dans la Parole par une lecture suivie et systématique. C’est le moment de prendre des temps de lectio divina, de faire du grec et de l’hébreu, de faire des recherches sur tel ou tel thème qui nous intéresse, de travailler sérieusement. Cela à la mesure des possibilités de chacun bien sûr. Par tout cela, nous permettons à la Parole de descendre profondément dans notre cœur. Et nous ne faisons qu’imiter ainsi la petite Thérèse !
En effet, un des mots qui revient fréquemment quand elle parle de l’Écriture est « chercher ». Elle a une question, elle recherche ce que le Seigneur dit à ce sujet. Et tant qu’elle n’a pas trouvé, elle recherche 10. Céline a témoigné qu’elle « copiait des passages de l’Évangile pour coordonner et comprendre les faits d’après le récit de chaque évangéliste » 11. On a ainsi trouvé dans ses notes un essai de concordance des récits de la Résurrection 12. Et elle dit qu’elle aurait aimé faire du grec et de l’hébreu pour pouvoir lire le « vrai texte dicté par l’Esprit Saint. » (CJ 4.8.5).
Conclusion
Nous avons essayé de projeter un peu de lumière sur cette pratique de tirer une parole. Elle peut être le lieu d’une grâce, et pour beaucoup une occasion d’expérimenter la Parole de Dieu comme Parole vivante. Mais le Seigneur veut nous donner de vivre de la Parole à tout instant et de multiples manières. Pour cela, il veut « élargir l’espace de notre tente », en nous ouvrant à d’autres horizons. Cela peut passer par un sevrage, et requiert toujours une fréquentation assidue et un travail approfondi des Écritures. Cet effort peut nous être difficile ; demandons-en la grâce, nul doute que le Seigneur nous l’accordera en son temps.
Notes
1. Nous nous limiterons ici au cas où c’est une parole de l’Écriture qui est « tirée », cas le plus fréquent. et qui pose des problèmes supplémentaires. Le lecteur adaptera sans peine la réflexion au cas d’un simple livre de spiritualité.
2. Derniers Entretiens, p. 436. Entre autres passages des écrits de la Sainte, on peut mentionner LT 143, Ms B 1 r°, Ms B 3 r°/v°. Dans tout cet article, les références à Thérèse sont tirées de la nouvelle Édition du Centenaire en 8 vol., Paris. 1992. Nous utilisons les mêmes abréviations que cette édition.
3 Cf. LC 154 dans Correspondance Générale II, p. 704 sv.
4. Par exemple : « C’est un jour que je pensais à ce que je pouvais faire pour sauver les âmes, une parole de l’Écriture m’a montré une vive lumière… » (LT 135).
5. Sixièmes Demeures 9,9. Nous citons d’après Œuvres Complètes, trad. M Auclair, DDB, Paris, 1964.
6. Par exemple, pour l’oraison, on peut, à l’occasion, prendre un passage au hasard dans la Bible. Mais mon intention intérieure se portera non sur le fait que ce passage m’est donné de manière spéciale pour aujourd’hui, mais sur le fait que c’est la Parole de Dieu, qui est nourrissante par elle-même, quel que soit le passage que je lis.
7. Souvenirs de Mère Agnès de Jésus, cités par le P. PIAT, À la découverte de la voie d’enfance, Éditions franciscaines, 1964, p. 139.
8. L’exemple que donne Jésus est d’ailleurs significatif : il ne convient certainement pas que nous jetions les montagnes dans la mer, ou que nous plantions un arbre au milieu des flots, ce qui explique que jamais la foi n’ait produit de tels actes.
9. Quel moment ? Faisons un petit examen de conscience. Le Seigneur a un chemin pour chacun, qu’il s’agit de respecter. Si le fait de tirer des paroles nous nourrit et nous laisse libre intérieurement, il n’y pas de raison d’arrêter. Par contre, pensons que peut-être un jour, il en sera autrement. Et surtout, donnons la possibilité au Seigneur d’enrichir notre expérience, en travaillant et ruminant la Parole.
10. Cf. par exemple Ms C 3 r°.
11. NPPA/G, cité dans La Bible avec Thérèse de Lisieux, Cerf/DDB, Paris, 1995, p. 183.
12. Publié dans ibid., p. 183 sv.