La Croix, Par Jeanne Ferney, envoyée spéciale à Brienon-sur-Armançon (Yonne), le 24/1/2023
Une nouvelle édition du livre Les Fossoyeurs de Victor Castanet, qui révélait il y a un an des cas de maltraitances dans les Ehpad de Orpea, paraît mercredi 25 janvier. Dans l’Yonne, la résidence Saint-Loup, un établissement associatif détenant le label Humanitude, n’a pas attendu le scandale pour remettre en question ses pratiques. Un défi quotidien mais stimulant pour les équipes.
Il ne lui a fallu que quelques secondes pour reconnaître sa voix. « Dalida ! », lance fièrement Madame L., alors que résonnent les premières notes de Gigi l’Amoroso. Au quiz musical, Madame L. se défend. Il faut dire qu’elle a de l’entraînement : à 72 ans, cette retraitée de la Maison Billot, « spécialiste de l’escargot de Bourgogne depuis 1976 », ne manque aucune des activités organisées à l’Oasis. Un nom exotique pour désigner le pôle d’activités et de soins adaptés (Pasa) de la résidence Saint-Loup (Yonne), un espace aménagé pour les personnes atteintes de troubles cognitifs modérés. Ce matin-là, Madame L. rit, chante du Tino Rossi et du Line Renaud. Elle a l’air heureuse. « On est pas mal quand même, non ? Moi j’aime tout ici ! », s’exclame-t-elle.
Pourtant, à son arrivée en 2018, la septuagénaire ne voulait quasiment pas quitter sa chambre. « Pour nous, la voir comme ça est une grande fierté », glisse Hélène Berthelin, la psychologue de l’établissement. L’équipe a su lui redonner l’envie. Avec quelle baguette magique ? « On lui a d’abord dit de venir à une animation, juste pour voir, puis de rester un peu la fois suivante, et un peu plus encore la fois d’après. Et puis un jour, elle a fini par participer », résume la soignante
Un label exigeant
Pas à pas, pousser les résidents à s’ouvrir. Les inciter, sans les forcer. C’est la démarche de cet établissement, construit sur un terrain de 11 hectares appartenant au diocèse de Sens-Auxerre, à deux pas de la mairie de Brienon-sur-Armançon, d’une école et d’un centre de loisirs. Depuis 2019, cette structure associative détient le label Humanitude, gage de bientraitance. En France, seule une vingtaine d’Ehpad ont décroché ce sésame, décerné par l’association Asshumevie, qui rassemble des professionnels du secteur médico-social. Créé en 2012, le label est délivré pour cinq ans avec une évaluation à mi-parcours.
La longue liste des critères à respecter pour obtenir ce label en a découragé plus d’un : mettre en œuvre un projet d’accompagnement personnalisé pour chacun des résidents (ils sont 75, de 58 à 101 ans), respecter leur intimité, leur rythme, leur choix de repas ou d’activités, leur garantir des soins doux, limiter la médication, préserver le lien social, être ouvert sur le monde extérieur…
Ici, pas d’horaires de visite. Les familles vont et viennent comme elles le souhaitent. « Il y a un côté rassurant, confie le fils d’une résidente, qui passe trois fois par semaine. Quand on entend ce qui se passe dans certains Ehpad, on peut dire qu’on a de la chance. » La « bonne » retraite de sa maman couvre le coût de l’hébergement, élevé mais dans la médiane nationale : autour de 2 000 € par mois.
Un réfectoire ? Non, un restaurant
Midi approche. Au premier étage, une poignée de résidents, qui en déambulateur, qui en fauteuil roulant, rejoint le réfectoire. Ou plutôt, le restaurant. Ici, les tables sont recouvertes de nappes rouges, on boit du vin la semaine et un apéritif le dimanche. Le service, lui, se fait à l’assiette. « Les résidents peuvent consulter le menu la veille et choisir des alternatives si cela ne leur plaît pas », précise Angélique Rodon, la directrice adjointe.
Vaste sujet que celui de la nourriture en Ehpad. Mais la résidence de l’Yonne n’a pas attendu le « scandale Orpea » pour se remettre en question. Sa conviction : la lutte contre la dénutrition ne passe pas par la quantité, mais par le goût et l’apparence. « Aucun résident ne passe à des aliments mixés sans qu’on en ait évalué la nécessité », explique Angélique Rodon, qui en a même tiré un adage : « Mixé un jour, mixé toujours. » Une fois que le pli est pris, difficile de revenir en arrière. Il en va de même pour la dépendance. On privilégie la « verticalité », c’est-à-dire la position debout des résidents, pour préserver leur autonomie le plus longtemps possible. « C’est aussi moins lourd pour les aides-soignantes, en particulier lors des toilettes », ajoute la directrice adjointe.
L’importance des mots
L’« Humanitude » a ses propres codes, parfois un peu conceptuels. Le personnel ne porte pas de blouses blanches, mais des tuniques fleuries. Quand un résident est agité, on ne parle pas de comportement « agressif » mais « défensif ». Simple variation sémantique ? Pas aux yeux de la psychologue Hélène Berthelin. « Dire les choses autrement permet de les voir différemment. Il y a souvent une raison à ces comportements. Chercher à les comprendre permet de régler le problème autrement que par le recours systématique aux médicaments », développe celle qui est également chargée de l’aumônerie de l’établissement, dont la chapelle propose deux messes par semaine.
Scandale des Ehpad : et si on écoutait les vieux ?
Comme partout ailleurs, la pandémie a mis à mal la vie collective de la résidence. Une période difficile néanmoins traversée sans trop de dégâts. « Nous n’avons eu aucun mort du Covid, et zéro syndrome de glissement », se félicite le directeur, Pierre Kucharski. Les équipes se sont adaptées. Mélanie Chenal, la musicothérapeute, a fait monter son piano sur roulettes, pour jouer dans les couloirs. Puisque les résidents ne pouvaient plus aller aux animations, clé de voûte de la vie sociale, les animations sont venues à eux.
Cette recherche du sur-mesure, c’est ce qui a convaincu Anne Marin, infirmière et cadre de santé, de rester, après cinq ans d’intérim. En arrivant, la jeune femme s’est rendu compte qu’elle était très bien formée techniquement, moins humainement. « Dans la plupart des établissements, on entre dans les chambres des résidents comme si on était chez nous. Ici, c’est nous qui sommes chez eux », résume cette jeune maman.
Le piège des bonnes intentions
De fait, la maltraitance n’est pas toujours là où l’on croit, et elle se pare souvent des meilleures intentions. « En ce moment, l’équipe de nuit réveille un résident à 3 heures du matin pour le changer, raconte Angélique Rodon. C’est essentiel d’être au sec, mais interrompre une personne en plein sommeil, ce n’est pas acceptable. On n’a pas encore trouvé comment mieux faire, mais on cherche. Et on va trouver », garantit-elle.
Sans être épargnée par les difficultés de recrutement affectant le secteur, la résidence parvient à fidéliser ses équipes. Car les valeurs de « l’Humanitude » valent aussi pour les encadrants. « On ne peut pas être bienveillants avec les résidents si on ne l’est pas entre nous », insiste Angélique Rodon.
« Ce sont de nouveaux camarades » : des élèves de maternelle font leur rentrée à l’Ehpad
Un Ehpad modèle ? Pour Pierre Kucharski, cela n’existe pas. « On essaie de faire en sorte que les résidents passent un moment de vie qui a du sens, mais il faut rester réaliste. S’occuper de personnes âgées, ce n’est pas toujours facile, d’autant que certains résidents ont leur petit caractère, souligne-t-il. Humanitude ou autre chose, la bientraitance n’est jamais acquise, elle se travaille au quotidien. »
600 000 résidents en Ehpad
En 2019, la France comptait un peu plus de 7 500 Ehpad, hébergeant environ 600 000 résidents, selon des chiffres du ministère de la santé. La moitié des places en Ehpad étaient alors dans le secteur public, 28 % dans le privé non lucratif et 22 % dans le privé lucratif.
La moitié des résidents en Ehpad ont au moins 88 ans et 7 mois, et seuls 18 % ont moins de 80 ans, selon des chiffres de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) de 2019.
2,29 millions de Français sont âgés de 85 ans ou plus, selon le bilan démographique 2022 publié par l’Insee le 17 janvier. Ils pourraient être 4,8 millions en 2050, dont 30 % en situation de dépendance.