(Corps et sang du Christ B — Mc 14, 12-16.22-26) En observant les deux derniers chapitres de l’évangile de Marc, le récit de la Passion (14 et 15) dont est issu notre évangile, nous voyons que la première partie du chapitre 14 a pour centre de gravité le dernier repas de Jésus, précédé de sa préparation et suivi de la veillée de prière à Gethsémani. Mais cette première partie commence d’abord par l’onction de Béthanie, ce qui n’est pas sans importance.
Le parfum répandu
Il faudrait en effet reprendre l’ensemble du récit. Deux repas se succèdent. Le repas chez Simon tout d’abord, à Béthanie, avec le geste d’onction d’une femme à l’égard de Jésus : elle rompt (brise) un flacon d’albâtre, en verse le parfum très coûteux qui est ainsi perdu. Elle brise tout ce qu’elle a dans un geste sans mesure. Grâce à elle, Jésus prend conscience que le « temps » est venu. Cette femme lui signifie que s’approche l’heure de donner sa vie comme on répand un parfum. C’est ainsi que Jésus va interpréter son geste. Elle a versé le parfum sur sa tête ; il y reconnaît l’onction de tout son corps qui sera perdu dans la mort. Dans le fil du récit, ce dernier repas chez Simon prépare le dernier repas de Jésus avec les Douze. Dans le geste du partage du pain, le corps de Jésus sera au centre comme il l’est déjà ici.
Le pain rompu
« Ayant pris du pain et prononcé la bénédiction, il le rompit, le leur donna ». Le geste de Jésus reprend la coutume juive de tout père de famille au début d’un repas. Selon l’usage, celui-ci prenait du pain, prononçait la bénédiction à laquelle tous répondaient « Amen », puis il détachait un morceau pour chacun des convives et le leur donnait ou le faisait passer de main en main ; il en mangeait le premier et tous l’imitaient.
Ici, dans ce dernier repas, rompre le pain prend un sens très fort : Jésus annonce que son corps sera brisé sur la croix, aboutissement d’une violence injuste et aveugle à laquelle il décide de ne pas résister. En effet, il rompt lui-même le pain, signifiant qu’il accepte de donner librement sa vie ; en donnant ce pain, il se donne lui-même, nourriture pour tous, partagée entre tous, pour vivre l’amour de charité.
Le sang versé
Le sang hors du corps ne peut que se répandre, comme le parfum hors du flacon, comme le vin s’il n’est versé dans une coupe. La « coupe », potêrion, qui le contient ici, évoque par son nom même le fait de « boire ». Il est tout à fait frappant, dans la version marcienne du récit de la Cène, que Jésus n’évoque le « sang », son sang versé, qu’après avoir fait passer la coupe de vin à tous, comme coupe d’action de grâce,après qu’ils ont bu, et non pas avant.
Jésus renouvelle ainsi le rite de l’alliance jadis conclue entre Dieu et Moïse : son sang n’est pas répandu sur les disciples pour les purifier, il est consommé par eux, signe d’une « communion de vie » avec lui et entre eux. Quand ils boivent le vin en donnant eux aussi leur vie, ils sont la présence réelle du Christ au cœur même de la violence, qui défait l’histoire, ils prolongent l’alliance de génération en génération.
La coupe partagée : lier, allier, notre destinée à celle de Jésus
L’image de la « coupe » porte en elle-même un sens de destin, de sort à partager, éventuellement fatal (la mort). Il en a été question déjà : pouvez-vous « boire la coupe que moi, je vais boire » (Mc 10, 38-39), en analogie avec un baptême, une mort dans laquelle Jésus serait plongé. Il sera de nouveau question à Gethsémani de la coupe fatale, synonyme de souffrance (Mc 14, 36) : « coupe » et « sang versé » sont donc reliés à une destinée qui peut être tragique.
« Ceci est mon sang de l’Alliance, versé pour la multitude ». La parole sur la coupe est l’unique apparition de ce mot « alliance » dans la bouche de Jésus. Jésus inscrit dans ce repas son geste d’« alliance ». Au cours de ce dernier repas manger avec lui1, c’est faire alliance, renouveler l’alliance et recevoir la force pour vivre l’amour crucifié.
Je t’offrirai le sacrifice d’action de grâce, j’invoquerai le nom du Seigneur. Je tiendrai mes promesses au Seigneur, oui, devant tout son peuple. (Ps 115, 18)
1 On comprend mieux alors la façon dont Jésus parle de Judas : « L’un des Douze, celui qui est en train de se servir avec moi dans le plat » (14, 20), car le repas d’alliance était pour lui comme un sacrilège.